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Full text of "Scènes de la vie de théatre"

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SCENES 


VIE    DE    THÉÂTRE 


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PAUis.  —  iMi'nniKui/   KMii. i:   >rAHTixKT.  v,vk  mit. non.  i 


SCENES 


VIE  DE  THÉÂTRE 


ABRAHAM   DREYFUS 


=^^ 


PARIS 

CALMANN   LÉVY,  ÉDITEUR 
ANCIENNE   MAISON    MICHEL   LÉVY   FRÈRES 

UUE    AUBER,     3,     ET    BOULEVARD     DES    ITALIENS,     l5 

A    LA    LIBRAIRIE    NOUVELLE 

1880 

Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés. 


PQ 

■SSl. 


'SCÈNES 


VIE   DE  THÉÂTRE 


L'ENVERS  D'UNE  REVUE 


I.   —  PROLOGUE 


Le  cabinet  du  directeur.  —  Ameublement  sévère.  — 
Sur  la  pendule,  un  bronze  quelconque,  Homère  ou 
Sapho,  avec  cette  inscription  :  a  Offert  par  les  artistes 
du  théâtre  de  Château- Landon  à  leur  ancien  direc- 
teur et  ami  J.  Boulingrin.  »  —  Coffre-fort  imposant.  — 
Bureau  immense.  —  Le  fauteuil  du  directeur  est  placé 
dans  l'ombre,  celui  des  visiteurs  est  en  pleine  lu- 
mière. —  Sur  un  guéridon,  une  pile  de  journaux  avec 
leurs  bandes  non  décachetées,  pour  montrer  qu'on 
dédaigne  les  critiques.  —  Çà  et  là  quelques  manus- 
crits non  déroulés,  pour  éloigner  les  jeunes  auteurs. 

BOULINGRIN,     directeur    du    Théâtre  International, 

l 


2         SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

cinquante  ans,  l'air  d'un  homme  désabusé,  œil  morne  ; 
ÉVARISTE,  auteur  dramatique;  trente  ans;  a  renoncé 
au  grand  art  pour  embrasser  les  affaires. 

BOULINGRIN.  —  Alors,  Combien  serez- vous? 

ÉVARISTE.  —  Nous  scroDS  tfois  :  Séricourt, 
Valfleury  et  moi. 

BOULINGRIN.  —  EtTrézard? 

ÉVARISTE.  —  Trézard  n'en  est  pas. 

BOULINGRIN.  —  Ah!  pardou !  Il  faut  qu'il 
en  soit.  C'est  lui  qui  a  eu  l'idée. 

ÉVARISTE.  —  La  belle  affaire!...  Tout  le 
monde  l'a  eue,  l'idée!  On  sait  bien  qu'il  vous 
faut  une  revue. 

BOULINGRIN.  —  C'est  possible,  mais... 

ÉVARISTE.  —  Enfin,  soit...  Nous  n'avons 
pas  le  temps  de  discuter.  Je  prends  Trézard. 
Ce  n'est  pas  lui  qui  nous  gênera...  Pour  ce 
qu'il  fait!... 

BOULINGRIN.  —  A  propos,  VOUS  avez  un 
titre? 

ÉVARISTE.  —  Oui  et  non...  Que  diriez-vous 
de  :  Tout  le  monde  sur  le  pont  ? 

BOULINGRIN.  —  Peuh!... 

ÉVARISTE.  —  Et:  Onlrend  Vargent? 

BOULINGRIN.  —  C'cst  bien  vieux,  ça  ! 

ÉVARISTE.  —  Aimeriez-vous  mieux  :  Les 
Folies  de  Vannée  ? 


L   ENVERS      D    UNE      REVUE, 


BOULINGRIN.  —  Trop  simple. 

ÉvARisTE.  —  Ou  encore  :  Je  vas  Vdire  à  ton 
père  ? 

BOULINGRIN.  —  Vous  trouvcz  ça  drôle,  vous? 

ÉVARISTE,  froissé.  —  Drôle...  drôle...  Ça 
dépend  comme  on  le  dit...  Si  vous  le  dites 
mal.... 

BOULINGRIN.  —  Enfin,  nous  trouverons  le 
titre  plus  tard.  Combien  avez-vous  de  ta- 
bleaux ? 

ÉVARISTE.  —  Tant  qu'il  vous  en  faudra. 
Combien  avez-vous  de  femmes? 

BOULINGRIN.  —  Vingt  à  vingt-cinq. 

ÉVARISTE.  —  Une  goutte  d'eau...  Vous  ne 
pouvez  rien  faire  avec  ça.  Il  vous  en  faut  au 
moins  soixante. 

BOULINGRIN.  —  Peste  !  comme  vous  y  allez  !. .. 
Soixante  femmes!... 

ÉVARISTE,  riant.  —  Oh  !  pour  ce  qu'elles  vous 
coûtent!... 

BOULINGRIN.  —  Ce  Hc  sont  pas  les  appoin- 
tements, parbleu  !  ce  sont  les  costumes. 

ÉVARISTE.  —  Si  vous  avez  déjà  peur... 

BOULINGRIN.  —  Mais  uou !  Je  n'ai  pas  peur... 
je  calcule;  voilà  tout. 

ÉVARISTE.  —  Et  vous  engagez  Rosita?' 

BOULINGRIN.  —  Mais  Rosita  demande  trois 
cents  francs  par  représentation... 


4  SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

ÉvARisTE.  —  Eh  bien!  vous  les  lui  don- 
nerez. 

BOULINGRIN.  —  Jamais  de  la  vie! 

ÉVARISTE.  —  Voyons,  mon  cher,  ce  n'est 
pas  sérieux.  Nous  faisons  une  affaire  ou  nous 
ne  la  faisons  pas.  Si  vous  ne  voulez  rien  ris- 
quer pour  réussir... 

BOULINGRIN,  avec  amertume.  —  Hélas!  j'ai 
déjà  couru  tant  de  risques!  Quand  m'apporte- 
rez-vous  votre  manuscrit? 

ÉVARISTE.  —  C'est  aujourd'hui  le  dix...  A  la 
fin  du  mois. 

BOULINGRIN.  —  J'y  compte...  Mais  venez 
me  revoir.  Nous  causerons  de  tout  cela. 

ÉVARISTE.  —  C'est  convenu...  A  bientôt. 
(11  va  pour  sortir.)  Sérieusement,  vous  tenez  à 
Trézard? 

BOULINGRIN.  —  Je  VOUS  l'ai  dit  :  Je  suis  en- 
gagé. 

ÉVARISTE.  —  Pauvre  ami  !...  Heureuse- 
ment que  vous  allez  gagner  de  l'argent  avec 
nous. 

BOULINGRIN.  —  Je  l'espèrc  bien.  (Évariste  sort. 
—  On  frappe.)  Entrez  ! 

l'huissier.  —  Monsieur...  c'est  ce  mon- 
sieur qui  est  déjà  venu  trois  fois. 

BOULINGRIN.  —  Dites-lui  d'attendre. 


L    E  X  V  E  R  S    D    UNE    REVUE. 


II.   —  SUITE  DU  PRECEDENT 


Un  mois  plus  tard.  —  Même  décor.  —  Sur  la  chemi- 
née deux  ou  trois  feuilles  de  papier  timbré.  —  Quel- 
ques cheveux  blancs  déplus  sur  la  tète  du  directeur. 

BOULINGRIN,  déjà  présenté. 

ÉVARISTE,  déjà  présenté. 

SÉRICOURT  ,  auteur  dramatique,  soixante-treize  ans  ; 
a  débuté  en  1822;  membre  fondateur  de  la  Société 
chantante  des  Enfants  de  Moynus;  le  nombre  de  ses 
œuvres  a  servi  de  base  à  diverses  statistiques;  quel- 
ques savants  ont  calculé  que  les  lignes  qu'il  a  écrites, 
mises  bout  à  bout,  iraient  de  Paris  à  San-Francisco; 
d'autres,  que  le  poids  du  papier  qu'il  a  noirci  re- 
présente deux  fois  et  demi  ce  que  pèserait  l'obé- 
lisque s'il  était  en  plomb. 

VALFLEURY ,  auteur  dramatique,  quarante  ans,  ne 
cultive  l'art  que  pour  pouvoir  encourager  les  artistes. 

TRÉZARD,  associé  d'auteur  dramatique,  n'a  pas  d'âge, 
sait  lire,  écrire  et  signer. 

BOULINGRIN.  —  ...  Voyons,  récapitulons  les 
tableaux.  Vous  avez? 

ÉvARisTE.  —  Le  Laboratoire,  les  Entrailles 
de  la  terre,  l'Institut... 

BOULINGRIN.  —  L'Iustitut  VU  de  l'exté- 
rieur? 

ÉVARISTE.  —  Mais  non!  la  salle  des  séances... 


b         SCENES     DE     LA     VIE    DE     THEATRE. 

VOUS  savez  bien?  c'est  l'entrée  de  Galuchet  au 
milieu  de  cette  réception... 

BOULINGRIN.  —  Qu'il  entre  autrement!  Je  ne 
vais  pas  faire  un  décor  de  cinq  mille  francs 
pour  une  scène  qui  dure  trois  minutes. 

ÉVARiSTE.  —  Par  exemple  ! 

VALFLEURY.  — Dites  tout  de  suite  que  vous 
ne  voulez  pas  jouer  la  pièce. 

BOULINGRIN.  —  Comment!... 

sÉRicouRT.  —  Vous  coupez  le  tableau  prin- 
cipal ! 

TRÉZARD.  —  C'est  insensé!... 

BOULINGRIN.  —  Vojons,  messicurs... 

ÉVARISTE.  —  Vous  l'avicz  trouvé  charmant, 
ce  tableau-là  ! 

BOULINGRIN.  —   Permettez... 

ÉVARISTE.  —  Vous  avez  ri... 

BOULINGRIN.   —  C'cst  pOSSiblc.    * 

ÉVARISTE.  —  Il  ne  fallait  pas  rire,  alors! 

BOULINGRIN.  —  Écoutez-moi  donc,  sapristi! 
Je  ne  vous  demande  pas  de  couper  la  scène; 
je  vous  dis  qu'on  pourrait  l'arranger  autre- 
ment. Si  Galuchet  arrivait  devant  l'Insti- 
tut... 

TOUS,  ensemble.  —  Oh! 

BOULINGRIN.  —  Eh  bien,  quoi? 

ÉVARISTE.  —  Vous  n'y  peuscz  pas... 

SÉRICOURT.  —  Comment  voulez- vous... 


L   ENVERS     D    UNE      REVUE. 


TRÉzARD.  —  C'est  insensé!... 

BOULINGRIN.  —  BoH  !  bon!  ne  nous  man- 
geons pas  !  Vous  voulez  votre  intérieur  ?  Vous 
aurez  votre  intérieur.  N'en  parlons  plus.  Quels 
sont  les  autres  tableaux? 

ÉVARisTE.  —  Il  y  a  l'Exposition  maritime 
et  fluviale,  avec  les  inventions  de  l'année. 

BOULINGRIN.  —  Ahloui...  toutes  les  indus- 
tries représentées  par  des  femmes...  C'est  une 
bonne  idée. 

sÉRicouRT.  —  Excellente  !  J'en  ai  fait 
l'épreuve  pour  la  première  fois  lorsqu'on  a  in- 
venté le  moule  à  café...  (Se  tournant  vers  Évariste.) 
Vous  n'étiez  pas  encore  né,  vous. 

ÉVARISTE.  —  Heureusement  ! 

SÉRICOURT.  —  C'était  la  petite  Tkéodorine 
qui  jouait  ce  rôle-là...  Elle  chantait  : 

Je  suis  le  nouveau  moule, 
Accourez  tous  en  foule... 

Ça  faisait  un  efiet  extraordinaire. 

VALFLEURY.  —  Ça  en  ferait  encore. 

BOULINGRIN.  —  Et  qu'cst-ce  que  nous  avons 
après  l'Exposition  maritime? 

ÉVARISTE.  —  L'Exposition  de  géographie... 
Toutes  les  femmes  réunies  dans  un  congrès 
pacifique. 


»    SCENES  DE  LA  VIE  DE  THEATRE. 

BOULINGRIN.  —  Un  coiîgrès  ?  J'aimerais 
mieux  un  banquet. 

sÉRicouRT,  à  Évariste.  —  Il  a  raison.  Je  me 
souviens  qu'en  1848... 

BOULINGRIN.  —  On  pourrait  placer  un  peu 
de  danse  après  le  banquet  pour  finir  gaie- 
ment; nous  intitulerions  ça  le  quadrille  des 
Nations. 

VALFLEURY.  —  Oui...  ce  serait  assez  gai. 

BOULINGRIN.  —  Voilà  uu  tableau.  Qu'avez- 
vous  encore^ 

ÉVARISTE.  —  La  scène  du  verglas...  Toutes 
ces  dames  tomberont  par  terre.  C'est  un  effet 
sûr. 

BOULINGRIN.  —  Mais  vous  avez  déjà  cet  effet 
là  dans  le  tableau  du  Skating-Rink  ! 

ÉVARISTE.  —  Ça  ne  fait  rien...  Elles  tombe- 
ront d'une  autre  manière.  Pourvu  que  le  pu- 
blic s'amuse... 

SÉRICOURT.  —  On  verra  l'effet  à  la  lec- 
ture. 

VALFLEURY.  —  C'est  toujours  pour  lundi? 

BOULINGRIN. —  Oui...  Aiusi,  soyez  exacts, 
n'est-ce  pas? 

TRÉZARD,  gravement.  —  Sois  tranquille... 
Je  vais  les  faire  travailler. 


L  ENVERS  D  UNE  REVUE. 


III.  —  LECTURE  AU  FOYER 

Le  foyer  des  artistes.  —  Grand  divan.  —  Petite  table 
recouverte  d'un  tapis  vert  et  chargée  d'un  plateau, 
avec  carafe,  verre,  sucre  et  eau  de  fleur  d'oranger.  — 
Sur  la  glace  de  la  cheminée,  une  lettre  encadrée  de 
noir  :  «  Vous  êtes  prié  d'assister  aux  convoi,  service 
et  enterrement  de  M.  Jean-Marie-Etienne  Solagnol 
dit  Florestan,  artiste  dramatique,  décédé  dans  sa 
SS"»  année,  etc.  » 

SÉRICOURT  ,   assis  devant  la  petite  table,  lit  la  pièce 
Les  autres  auteurs  et  le  directeur  se  tiennent  derrière 
lui.  Les   artistes    forment  le  demi-cercle.    Poses  di- 
verses exprimant  la  lassitude. 
SÉRICOURT,  finissant  la  lecture  : 

...  Terminons  nons-nons 
Par  de  gais  flons-flons 
Cette  pièce  joyeuse, 
Et  chantons  tons-tons, 
Répétons  tons-tons. 
Vive  à  jamais  la  reine  des  chansons! 

SÉRICOURT  ferme  le  manuscrit.  —  Tout  le  monde 
se  lève.  —  Froid  prolongé.  —  Le  régisseur  distribue 
les  rôles  en  silence. 

ÉvARisTE  ,  bas,  à  Valfleury.  —  Quelle  glacière, 
hein! 


lO      SCENES    DE     LA     VIE     DE     THEATRE. 

VALFLEURY.  —  Oui...  ils  sont  tièdes. 

sÉRicouRT.  —  Et  puis,  j'ai  si  mal  lu! 

TRÉzARD,  gravemant.  —  Je  VOUS  l'avais  bien 
dit.  La  pièce  est  trop  littéraire. 

BOULINGRIN.  —  Attendez  !  Il  m'est  venu  une 
idée  :  si  au  lieu  d'un  banquet... 

Il  s'éloigne   avec  les  auteurs. 
LES   ARTISTES     ENTRE    EUX.    —     Est-CC  aSSeZ 

mauvais?  —  Ne  m'en  parle  pas!...  Si  tu 
voyais  mon  rôle  !  —  A  quelle  heure?  —  Onze 
heures  précises.  —  Mais  c'est  très  loin,  ce 
quartier-là  !  —  Douze  lignes...  Une  vraie 
panne  !  —  Quel  homme,  ce  Florestan  !  —  Je 
demeure  à  côté  de  l'église.  —  Et  on  me  donne 
un  travesti!  —  L'avez-vous  vu  dans  le  Neveu 
du  bourreau? —  Non!  Il  paraît  qu'il  y  était 
très  bien?  —  Oh!  superbe!  —  Et  hier  encore, 
Boulingrin  me  disait  :  C'est  vous  qui  jouez 
l'Octroi.  — Moi,  je  ne  pourrai  pas  y  aller...  Je 
répète  à  la  Porte-Saint-Martin. 

HERMANCE,  blonde  langoureuse,  s'approche  d'Éva- 
riste,  avec  un  air  navré.  —  Dites  donc  ! 

ÉVARISTE.  —  Quoi? 

HERMANCE,  montrant  son  rôle.  —  Voilà  ce 
que  vous  me  donnez  !  !  ! 

ÉVARISTE.  —  Mais,  ma  chère... 


L   ENVERS     D    UNE     REVUE. 


HERMANCE.  —  Ohîtenez...  vous  n'êtes  pas 
gentil...  (Elle  s'éloigne.) 

ÉvARiSTE. —  Voyons,  Hermance...  écoutez- 
moi... 

UNE     JEUNE     PERSONNE,     accostant  Trézard.  — 

Monsieur,  vous  êtes  l'auteur  de  la  pièce? 

TRÉZARD.  —  Oui,  mademoiselle,  un  des  au- 
teurs. 

LA  JEUNE  PERSONNE,  avec  des  larmes  dans  la  voiX. 
—  Eh  bien,  monsieur...  pourquoi  m'a-t-on 
retiré  mon  rôle? 

TRÉZARD.  —  Quel  rôle? 

LA  JEUNE  PERSONNE.  —  Je  faisais  l'Es- 
pagne. 

TRÉZARD.  —  Ah!  oui...  l'Espagne  à  l'Expo- 
sition de  géographie...  Mais  elle  y  est  toujours, 
l'Espagne!...  Personne  ne  vous  a  retiré  votre 
rôle. 

LA  JEUNE  PERSONNE.  — Alors,  pourquoi  le 
régisseur  ne  me  l'a-t-il  pas  donné? 

TRÉZARD.  —  Parce  qu'il  a  supposé  que  vous 
le  saviez  déjà.  Qu'est-ce  que  vous  avez  à 
faire  ? 

LA  JEUNE  PERSONNE.  —  Au  moment  où  la 
France  dit  :  «  Qui  vient  là,  maintenant?  »  je 
m'avance  et  je  dis  :  «  C'est  moi,  l'Espagne!  » 

TRÉZARD.  —  Voilà  tout?...  Eh  bien,  vous  le 
savez,  ce  rôle  ! 


SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


LA  JEUNE  PERSONNE,  suffoquant.  —  Ça  ne  fait 
rien,  monsieur....  Je  ne  vois  pas  pourquoi  on 
ne  me  donnerait  pas  mon  cahier  comme  à  tout 
le  monde.  ' 

TRÉzARD.  —  Votre  réclamation  est  parfaite- 
ment juste,  mademoiselle;  venez  avec  moi. 

Il  la  conduit  près  du  régisseur. 
Dans  un  coin,  Séricourt  est  aux  prises  avec  un  vieux 
comédien  de  ses  amis. 

—  Mais  tu  sais  bien  que  je  fais  toujours  ce 
que  je  peux  pour... 

—  Tu  appelles  ça  ce  que  tu  peux?...  Un  rôle 
de  vingt  lignes!...  c'est-à-dire  que  c'est  une 
honte:  m'offrircela,  à  moi  qui  ai ioxié Ruy  Blas! 

—  Aussi,  est-ce  à  titre  de  service... 

—  C'est  cela!  toujours  la  même  chose...  On 
ne  se  gêne  pas  avec  un  vieil  ami  de  cinquante 
ans!  c'est  à  lui  qu'on  demande  des  services, 
mais  c'est  aux  autres  qu'on  donne  les  rôles! 

—  Tu  sais  bien  que  dans  une  revue.... 

—  Si  encore  le  personnage  était  intéres- 
sant.... 

—  Ah!  pour  cela!... 

—  Tu  vas  peut-être  dire  que  c'est  un  per- 
sonnage intéressant?  Le  Dé^fcZ...  J'arrive  après 
la  scène  du  verglas  qui  est  une  scène  déli- 
cieuse... 


l'envers  d'une  revue.  i3 

—  Peuh! 

—  Oui!  délicieuse!... Etdès quej'arrive... pa- 
tatras !  toutes  les  patineuses  se  sauvent.  Voilà 
ce  que  tu  appelles  un  personnage  intéressant? 

—  Mais,  mon  vieux  Casimir... 

—  Non,  vois-tu,  laisse-moi  !  laisse-moi  !  !  !  Je 
suis  las  de  l'ingratitude  des  hommes  !  !  ! 

VALFLEURY ,  présentant  une  de  ses  protégées  au 
directeur.  — Voilà  la  petite  dont  je  vous  ai  parlé 
pour  la  scène  des  vélocipèdes.  Elle  se  tiendra 
très  bien.  N'est-ce  pas,  petite...  tu  n'auras  pas 
peur? 

LA  PETITE.  —  Oh!  non,  monsieur...  je  tra- 
vaille pour  entrer  au  Conservatoire... 


IV.   —  REPETITION  AU   THEATRE 


La  scène  est  éclairée  par  deux  quinquets.  —  Le  direc- 
teur-, les  auteurs  et  le  souffleur  sont  assis  devant  la 
rampe.  —  Les  artistes  se  tiennent  sur  les  côtés  et 
dans  le  fond. 

LE  RÉGISSEUR.  — Voyons,place  au théâtre!... 
Nous  allons  reprendre  la  scène  des  Agences 
de  courses....  A  toi,  Galachet! 

GALUCHET,     cinquante   ans,  joue    le    compère.   — 

«  Mais  quelle  est  cette  femme  ?  » 


I4      SCÈNES     DE     LA     VIE  DE    THEATRE, 


LE  RÉGISSEUR.  —  A  VOUS,  Clara  ! 

CLARA,  vingt-cinq  ans,  petite  brune  piquante.  — 
a  h' Agence  de  courses!  on  me  traque  de  tou- 
tes parts,..  y> 

GALUCHET.  —  «.  Vous  voulez  dire  qu'on  vous 
détraque...  » 

sÉRicouRT,  se  levant.  —  Pardon,  mon  ami..., 
c'est  un  mot,  cela...  Faites-le  valoir! 

GALUCHET.  —  Oh!  je  veux  bien,  moi!  (Repre- 
nant.) oc  Vous  voulez  dire  qu'on  vous  détraque.^ 

CLARA.  —  «  Oui,  monsieur;  après  m'avoir 
renvoyée  du  champ  de  courses,  on  me  chasse 
de  chez  moi,  on  saisit  mon  mobilier,  on  con- 
fisque mes  enjeux,  on  s'empare  de  ma  per- 
sonne, on  me  traîne  devant  les  tribunaux  et 
on  me  condamne  à  retourner  en  Angleterre  I  » 

GALUCHET.  —  oc  Ah  !  c'cst  affreux  !  » 

CLARA.  —  «c  C'est  révoltant  !  » 

LE  RÉGISSEUR.  —  A  toi,  Fanuy!...  (Personne 
ne  répond.)  Eh  bien  1  où  est-elle  donc  ? 

UN  GARÇON  DE  THÉÂTRE.  —  Mam'zcUe  Fannj'? 
Elle  n'est  pas  arrivée. 

LE  RÉGISSEUR.  —  Comment!  à  deux  heures! 

BOULINGRIN,  doucement.  —  Elle  est  sans  doute 
malade. 

CLARA,  avec  aigreur.  —  Je  ne  crois  pas... 
Comme  je  l'ai  vue  passer  tout  à  l'heure...  dans 
sa  voiture... 


l'envers    d'une    revue.  i5 

BOULINGRIN.  —  VoyoRs...  continuoiis... 
CLARA.  —  Oui...  oui...  fais  semblant  de  ne 
pas  entendre,  va!... 
GALUCHET,  fredonnant  : 


Jardins  de  l'Alcazar, 
Délices  des  rois  maures... 


BOULINGRIN,  à  Galuchet.  —  Qu'est-ce  qui  vous 
prend,  à  vous? 

GALUCHET. —  Rien,  monsieur.  (Avec intention.) 
Je  chante  la  Favorite. 

LE  GARÇON  DE    THEATRE.  —   La  Voiciî... 
Tout  le  monde  rit. 

FANNY,  entrant.  —  Eh  bien,  quoi?...  Qu'est- 
ce  qu'ils  ont  donc  tous  à  rire?...  Sont-ils  bêtes  ! 

BOULINGRIN,  sévèrement.  —  Vous  êtes  en  re- 
tard, mademoiselle. 

FANNY.  —  En  retard?...  moi?... 

BOULINGRIN.  —  Vojons...  placez-vous...  A 
votre  réplique,  mademoiselle  Clara  ! 

CLARA.  —  a  C'est  révoltant.  » 

FANNY,  continuant.  —  «  Révoltant!  Mais  ce 
qui  m'arrive  l'est  encore  plus!...  » 

GALUCHET.  —  a  Que  VOUS  arrive-t-il  donc?  » 

Valfleury  entre  à  ce  moment. 


k 


l6        SCÈNES    DE    LA   VIE    DE    THEATRE. 


FANNY.  —  Tiens,  voilà  Valfleury...  (Elle  va 
à  lui.)  Bonjour,  Valfleury. 

LE  RÉGISSEUR.  —  Mademoiselle...  je  vous  en 
prie,  restez  en  scène. 

FANNY.  —  On  n'a  donc  plus  le  droit  de  dire 
bonjour  à  ses  auteurs?... 

ÉvARisTE.  —  Sacré  Edouard,  va  !...  Il  ne 
vient  jamais  que  pour  nous  déranger. 

VALFLEURY.  ■ —  Ne  faites  pas  attention  à 
moi...  Qu'est-ce  qu'on  répète? 

FANNY.  —  La  scène  du  boulevard. 

VALFLEURY.  —  Mais  elle  est  coupée  ! 

TOUS,  ensemble.  —  Allons  donc  ! 

VALFLEURY.  —  La  ccnsurc  n'en  veut  pas. 

ÉVARISTE.  — Et  tu  ne  nous  l'as  pas  dit?... 

VALFLEURY.  —  J'ai  cru  que  vous  le  saviez. 

FANNY.  —  Alors,  je  n'ai  plus  de  rôle,  moi  ? 

VALFLEURY.  —  Dame  ! 

FANNY.  —  Et  vous  crojez  que  j'accepterai 
cela? 

BOULINGRIN.  —  Il  le  faut  bien!... 

FANNY.  —  Mais  c'est  une  infamie!  on  n'a  pas 
idée  d'une  horreur  pareille  ! 

ÉVARISTE.  —  Voyons,  ma  chère ,  ne  vous 
échauffez  pas;  je  vous  ferai  un  autre  rôle. 

FANNY.  —  Un  autre  rôle  !...  un  autre  rôle  !... 
Est-ce  que  vous  me  remplacerez  ma  toilette  ?... 
Faites  donc  des  frais... 


L   ENVERS    D    UNE    REVUE.  I7 

BOULINGRIN.  —  Vouspourrcz  l'utiliser,  votre 
toilette. 

FANNY.  —  Ah!  elleest  forte,  celle-là!...  Est- 
ce  que  vous  vous  figurez  que  j'use  mes  vieilles 
robes? 

BOULINGRIN.  —  Si  c'est  une  vieille  robe... 

FANNY,  furieuse.  —  Non  !  monsieur,  c'est  une 
robe  neuve,  toute  neuve,  que  j'ai  fait  faire 
exprès  pour  jouer  dans  votre  sale  revue  î 

EXCLAMATIONS  DIVERSES.  —  Oh  !  —  Sale 
revue!  —  Attrape!  —  C'est  indigne!  —  Cette 
femme  ose  tout!  —  Qu'est-ce  qu'elle  a  dit?... 

BOULINGRIN,  sévèrement.  —  Mademoiselle, 
ceci  passe  les  bornes...  et  je  vous  déclare... 

FANNY,  changeant  de  ton.  —  Ah!  puis...  tu 
sais?  si  tu  n'es  pas  content... 

Nouvelles  rumeurs.  —  Rires.  —  Tapage.  —  Désordre 
général. 

ÉVARiSTE.  —  Et  dire  que  c'est  tous  les  jours 
comme  cela! 

sÉRicouRT.  —  Mais  autrefois  on  n'aurait  pas 
tolère  un  pareil  scandale.  Tenez,  quand  j'ai 
fait  jouer  Tout  Paris  en  omnibus,  il  y  avait 
au  théâtre  Montansier  une  nommée  Rosa- 
Jinde... 

BOULINGRIN,  aux  auteurs.  —  Mes  chers  amis, 


1»      SCENES    DE     LA   VIE     DE    THEATRE. 

je  VOUS  en  prie,  continuez  sans  moi...  Je  vais 
essayer  de  la  calmer...  (Il  emmène  Fann3\) 

sÉRicouRT.  —  Continuez...  continuez...  Ça 
lui  est  facile  à  dire,  maintenant  que  notre 
scène  est  coupée  par  la  censure. 

TRÉzARD,  gravement.  —  Il  faut  la  remplacer... 

SÉRICOURT.  —  Certainement....  Mais  par 
quoi? 

ÉvARisTE.  —  Si  nous  faisions  une  scène  sur 
la  femme-médecin? 

SÉRICOURT.  —  C'est  cela!  avec  un  couplet 
sur  l'air  de  l'Apothicaire... 

VALFLEURY.  — Moi,  je  préférerais  une  scène 
sur  le  phylloxéra. 

ÉVARISTE,  criant.  —  Mais  c'est  de  l'année 
dernière,  le  phylloxéra...  Entends-tu?...  C'est 
de  l'année  dernière  ! 

VALFLEURY.  —  Puisqu'il  a  reparu  cette 
année... 

SÉRICOURT.  —  Enfin...  nous  chercherons 
autre  chose...  Passons  au  quatrième  tableau. 
Quelle  est  la  réplique? 

LE  SOUFFLEUR,  lisant  sur  le  manuscrit.  — 
«  Toutes  les  nouveautés  littéraires...  » 

LE  RÉGISSEUR.  —  AUoRs!  sileuce! 

GALUCHET.  —  J'entre  par  la  droite,  n'est-ce 
pas? 

LE  RÉGISSEUR.  —  Oui..,  avcc  VActuaUté. 


l'envers    d'une    revue.  19 

sÉRicouRT.  —  Où  est-elle  V Actualité'^ 

LE  RÉGISSEUR.  —  Ne  m'en  parlez  pas  !... 
C'est  comme  un  fait  exprès...  Ordonnance  du 
médecin. 

VALFLEURY.  —  Ah  bah  ! . . .  Est-cc  que?... 

LE  RÉGISSEUR.  —  Tout  justc!  La  voilà  obli- 
gée de  rendre  son  rôle...  C'est  bien  sa  faute, 
par  exemple!...  Je  lui  avais  prédit  ce  qui  ar- 
riverait. 

SÉRICOURT.  —  Comment  pouviez-vous  sa- 
voir?... 

LE  RÉGISSEUR.  —  Avec  Cela  que  nous  ne 
connaissons  pas  le  coupable...  Il  n'en  fait  ja- 
mais d'autres!... 

CLARA,  soupirant.  —  Oh!  Oui... 

LE  RÉGISSEUR.  —  Clara  peut  vous  le  dire... 
c'est  la  perte  du  théâtre,  cet  homme-là... 

SÉRICOURT.  —  Bien!  Bien!...  Continuons,  s'il 
vous  plaît  ! 

Entrée  de  plusieurs  jeunes  actrices. 

BOULINGRIN,  revenant  à  sa  place.  —  Allez,  Ga- 
luchet  ! 

LE  COMPÈRE.  — œ  Ohîles  jolies  personnes! 
;a  l'une  d'elles.)  Qui  étes-vous,  ma  belle  enfant? 

LA  BELLE  ENFANT.  —  «  Je  suis  la  Femme 
gènantede  Gustave  Droz,  l'enfant  chéri  de  la 
Vie  parisienne.  » 


20        SCÈNES    DE    LA    VIE   DE    THEATRE. 

sÉRicouRT,  à  Évariste.  —  Dites  donc  !  si  au 
lieu  de  la  Vie  parisienne  nous  mettions  le 
Figaro?... 

ÉVARISTE.  —  Mais  ça  n'aurait  plus  de  sens! 

SÉRICOURT.  —  Qu'est-ce  que  ça  fait?  un 
journal  ou  l'autre...  (Au  souffleur.)  Mettez  le 
Figaro. 

LE  COMPÈRE,  reprenant.  —  «  Et  ces  deux 
jeunes  filles?  » 

LE  SOUFFLEUR,  lisant  le  rôle  de  V Actualité.  — 
«.  Elles  représentent  l'héroïne  d'un  roman  à 
sensation  :  Chaste  et  infâme.  » 

PREMIÈRE  JEUNE  FILLE,  s'avançant  en  roulantdes 
yeux  furibonds.  —  a  Infâme  !  » 

BOULINGRIN.  —  Bravo  ! 

DEUXIÈME   JEUNE    FILLE,   sur  le  même  ton.    — 

«  Chaste  !  » 

BOULINGRIN.  —  Mais  uou,  mon  enfant,  il  ne 
faut  pas  dire  œ  Chaste  »  comme  votre  cama- 
rade dit  a  Infâme.  »  Baissez  les  yeux  et  prenez 
un  air  innocent  comme  ceci  :  «  Chaste  !  » 
LA  JEUNE  FILLE,  d'un  air  dégagé.  —  a  Chaste  !  » 
BOULINGRIN.  —  Ce  n'cst  pascela...  Vous  jetez 
le  mot,  comme  s'il  vous  brûlait...  Il  faut  pro- 
noncer lentement,  en  douceur...  «  Chaaasste!  » 

LA    JEUNE  FILLE.  —  «  Chast  !    » 

BOULINGRIN.  —  Très  mauvais!...  Vous  n'a- 


L   ENVERS    D    UNE    REVUE. 


vez  pas  compris.  Et  elle  n'a  qu'un  mot  à  dire  ! 

ÉVARisTE.  —  C'est  peut-être  justement  cela 
qui  la  gêne...  Elle  dirait  mieux  une  phrase... 
(A  la  jeune  fille.)  Voyons...  dites  :  œ  Je  suis 
chaste.  » 

LA  JEUNE  FILLE,  imitant  madame  Judic.  —  a  Je 
suis  chaste!  » 

BOULINGRIN,  sautant  sur  sa  chaise.  —  Horrible  ! . . . 
Elle  ne  le  dira  jamais.  (Prenant  la  jeune  fille  par 
le  bras.)  Sapristi  !...  Ce  n'est  pourtant  pas  diffi- 
cile. (Criant.)  œ  Je  suis  chaste  !  « 

LA  JEUNE  FILLE,  pleurant.  —  Mais,  mon- 
sieur... je...  je...  je  le  dis  comme  je  le  sens  ! 

VALFLEURY.  —  Elle  a  raison...  Laissez-la 
donc  tranquille,  cette  enfant!  Ne  pleure  pas, 
va,  ma  fille...  C'est  moi  qui  t'apprendrai  à  dire 
oc  Je  suis  chaste.  » 

BOULINGRIN,  au  régisseur.  —  Qu'est-Ce  qui 
vient  après  Chaste  et  infàine  ? 

LE  RÉGISSEUR.  —  Un  changement  à  vue  pour 
le  ballet  suisse. 

sÉRicouRT.  —  Mais  il  y  a  le  Chalet  pour  la 
réplique  du  changement  ! 

BOULINGRIN.  —  C'est  juste...  Le  Chalet  des 
Sapins...  (Au  régisseur.)  C'est  la  petite  des  Va- 
riétés, n'est-ce  pas? 

LE  RÉGISSEUR.  —  Oui. 

BOULINGRIN.  —  Eh  bien,  appelez-la  ! 


22      SCENES     DE     LA     VIE    DE     THEATRE. 

LE  RÉGISSEUR,  criant.  —  Le  Chalet  des  Sa- 
pins!...  où  êtes-VOUS  donc?...  (A  Boulingrin.)  Elle 
doit  être  cachée  dans  quelque  loge...  (On  en- 
tend le  bruit  d'une  porte  qui  se  ferme.)  Tenez,  je  pa- 
rie que  c'est  elle.;.  (Cherchant  à  percer  l'obscurité 
de  la   salle.)  Voulez -VOUS  répondre? 

LE    CHALET    DES    SAPINS,   accourant.—  Voilà! 

voilà!... 

LE  RÉGISSEUR.  — Ah!  enfin! 

BOULINGRIN.  —  Pourquoi  ne  restez-vous  pas 
en  scène,  mademoiselle?...  Qu'est-ce  que  vous 
avez  à  faire  dans  la  salle?... 

LE  CHALET  DES  SAPINS.  —  C'est  ma  bottiue 
qui  était  délacée... 

BOULINGRIN.  —  Elle  sc  délace  bien  souvent, 
votre  bottine.  (On  rit.)  Faites-y  attention!... 
Allons,  suivons  ! 

LE  COMPÈRE.  —  oc  Oh!  le  joli  montagnard! 
Qui  es-tu?  » 

LE  CHALET  DES  SAPINS.  —  «  Le  Chalet  des 
Sapins,un  nouveau  livre  destiné  à  la  j  eunesse.  » 

LE  COMPÈRE.  —  a  Et  que  nous  montres-tu?  » 

LE  CHALET  DES  SAPINS.  —  <t  Ce  quc  je  mon- 
tre?... Regarde!...  » 

BOULINGRIN.  —  C'cst  ici  que  vient  le  chan- 
gement à  vue  ? 

sÉRicouRT.  —  Oui...  Le  trouvez-vous  bien 
amené  ? 


l'envebs    d'une    revue.  23 

BOULINGRIN.  —  Très  bien. 

ÉVARISTE. —  Mais  vous  oubliez  que  le  Chalet 
des  Sapins  se  passe  dans  les  Vosges?... 

sÉRicouRT.  —  Qu'est-ce  que  ça  fait?  La 
Suisse  ou  les  Vosges...  c'est  la  même  chose. 
Allons,  place  au  théâtre  pour  la  répétition  du 
ballet. 

Entrée  des  danseuses  en  costume  de  classe  :  jupe  de 
tarlatane  blanche,  corsage  de  fantaisie.  —  Deux  vio- 
lons répétiteurs  viennent  se  placer  dans  le  coin  du 
théâtre  et  commencent  à  jouer. 

t.E    MAITRE  DE    BALLET,   pendant  la  ritournelle. 

—  Attention,  mesdames,  vous  descendez  en 
courant,  vous  vous  placez  en  cercle,  et  vous 
formez  le  groupe  que-je  vous  ai  indiqué  hier. 
Une,  deux...  une...  Allez!...  Pas  mal,  le 
groupe...  Vous,  là-bas,  levez  la  jambe  en  at- 
titude... Je  vous  ai  dit  de  ne  pas  terminer  le 
groupe  avant  le  dernier  entrechat-six  des  su- 
jets... Attention,  maintenant,  à  la  ligne  en 
biais...  Allongez  la  jarnbe  en  quatrième  de- 
vant... levez  les  bras  et  courbez  le  corps... 
Bon...  Pas  d'exagération!  de  la  souplesse...  de 
la  souplesse!... 

VALFLEURY,  à  Boulingrin.  —Elles  ne  vont  pas 
mal,  ces  petites. 

BOULINGRIN.  —  Mais  non! 


24  SCENES    DE    LA   VIE   DE    THEATRE. 

VALFLEURY.  —  Comment  s'appelle  donc  la 
troisième  à  gauche? 

BOULINGRIN.  —  Ah  !  VOUS  VOUS  3''  inté- 
ressez? 

VALFLEURY.  —  Oul...  j'adore  la  danse. 

LE    MAITRE  DE  BALLET,  à  une  jeune  danseuse.  — 

Tiens,  mon  petit  chat,  ce  n'est  pas  difficile. 
Tu  arrives  avec  ta  corbeille...  Bien...  Tiens 
ton  genou  demi-plié  en  terre...  C'est  cela... 
Tu  avances  ta  corbeille  hardiment...  —  ne  la 
garde  pas  sous  ton  nez...  —  et  tu  souris  au  sei- 
gneur... sans  perdre  le  public  du  regard... 
Allons,  allons!  plus  franc,  ce  sourire...  Boif... 
A  vos  places!  (Au  directeur.)  Ça  ira,  n'est-ce 
pas? 

BOULINGRIN.  —  Oui,  c'est  tout  cc  qu'il  faut 
pour  un  ballet  suisse. 

Le  maître  de  ballet  fait  un  signe;  toutes  les  danseuses 
s'envolent. 

BOULINGRIN.  —  Continuons!...  (Appelant.) 
Galuchet! 

GALUCHET.  —  Présent  ! 

BOULINGRIN.  —  Suivcz,  moii  petit...  C'est 
l'acte  des  théâtres. 

GALUCHET.  —  Nous  reprenous  l'acte  des 
théâtres?...  Eh  bien,  merci!...  Qu'on  nous 
donne  des  matelas,  alors! 


l'envers  d'une  revue.  25 

BOULINGRIN.  —  Quelle  heure  est-il  donc? 
LE  régisseur.  —  Cinq  heures. 

BOULINGRIN.  —  Déjà  ! 

GALUCHET.  —  Comment!  déjà?...  vous  n'en 
avez  pas  assez? 

UN  ACTEUR.  —  Je  commence  le  spectacle, 
moi. 

BOULINGRIN.  —  Eh  bien,  allez-vous-en... 
Nous  répéterons  demain  à  une  heure.  Vous 
entendez,  Crochard? 

LE  RÉGISSEUR.  -^  Oui,  mousieur. 

BOULINGRIN,  aux  auteurs.  —  Maintenant,  vous 
me  referez  une  scène  pour  Fanny?  (Mouvement 
des  auteurs.)  Ah  !  voyons,  VOUS  ne  pouvez  pas 
lui  refuser  cela!  C'est  une  femme  qui  a  beau- 
coup d'action  sur  le  public...  Demandez  plutôt 
à  Valfleury. ..  Tiens,  où  est-il  donc? 

sÉRicouRT.  —  Je  ne  sais  pas...  Il  a  disparu 
pendant  que  vous  parliez  au  régisseur. 

BOULINGRIN.  —  Il  doit  être  au  foyer...  Al- 
lons-y. 

Ils  sortent.  —  La  scène  reste  vide.  —  Moment  de 
silence. 

LA  VOIX  DE  VALFLEURY,   derrière  un  portant.  — 

Allons,    dis-le    encore   :    a    Chaste...  je  suis 
chaste.  » 


1i6      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


V.   —  REPETITION  GENERALE 


Sur  le  théâtre  avant  la  répétition.  —  Les  machinistes 
posent  le  décor.  —  L'allumeur  essaie  le  gaz.  —  Le 
menuisier  répare  une  trappe. 

VALFLEURY,  entrant.  —  Eh  bien!...  on  ne  dira 
pas  que  je  suis  en  retard  aujourd'hui!...  A 
quelle  heure,  la  répétition? 

UNE  VOIX  ENROUÉE,  dans  l'ombre.  —  Au  quart. 

VALFLEURY.  —  Ah  !  c'cst  VOUS,  Jules...  Vous 
n'avez  pas  vu  mademoiselle  Octavie? 

LA  VOIX  ENROUÉE.  —  Mam'zcUe  Octavie?... 
Connais  pas!... 

VALFLEURY.  — Mais  si!...Vous  savez  bien?... 
une  grande  blonde...  C'est  moi  qui  l'ai 
amenée... 

LA  VOIX  ENROUÉE.  — Ah!  bon!...  je  vois  qui 
vous  voulez  dire...  Mais  c'est  plus  Octavie 
qu'elle  s'appelle...  Elle  a  changé  de  nom. 

VALFLEURY.  —  Tiens  ! 

LA  VOIX  ENROUÉE.  —  C'est  rapport  à  l'af- 
fiche. M.  Boulingrin  lui  a  observé  qu'Octavie 
ne  ronflait  pas  assez...  Alors  elle  a  pris  le  nom 
de  mademoiselle  d'Argenville. 

VALFLEURY.  —  Peste  ! 


t/envers   d  une    revue.  27 

LA  VOIX  ENROUÉE.  —  Elle  a  dit  comme  ça 
que  c'était  le  nom  de  sa  mère,  qui  est  noble. 

VALFLEURY,  riant.  —  Elle est  bien  bonne! 

LA  VOIX  ENROUÉE.  —  Tenez  !  la  v'ià  qui 
vient  ! 

VALFLEURY.     —    La  pHucesse  ?  (Allant  à  elle.) 

Bonjour,  mon  trésor. 

ocTAviE.  —  Bonjour,  mon  chéri...  (On  s'em- 
brasse.) Je  te  cherchais. 

VALFLEURY.  —  Comme  cela  setrouve!...  Moi 
aussi  ! 

ocTAViE.  —  Dis  donc,  j'ai  un  service  à  te 
demander. 

VALFLEURY,  déclamant.  —  Oh!  que  je  suis 
heureux! 

Que  béni  soit  le  ciel  qui  te  rend  à  mes  vœux  ! 

ocTAviE.  —  Voici  la  chose...  J'ai  un  de  mes 
amis  qui  voudrait  assister  à  la  répétition  gé- 
nérale... J'ai  essayé  de  le  faire  passer,  mais  il 
paraît  que  la  consigne  est  sérieuse...  Il  faut  un 
papier  signé  des  auteurs  et  du  directeur... 
Alors... 

VALFLEURY,  jouanf  le  drame.  —  Alors,  VOUS 
ne  craignez  pas  de  me  le  demander  à  moi,  ce 
papier  terrible,  et  quand  vous  me  l'aurez  arra- 
ché à  force  de  caresses  et  de  séductions,  froide 


a8        SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

sirène,  vous  le  remettrez  à  ce  monsieur  de  vos 
amis,  à  cet  homme  que  je  hais,  car  je  le 
hais...  Oh!  oui...  je  le  hais! 

ocTAviE,  riant.  —  Grand  f OU,  va!...  Allons! 
donne-moi  vite  ce  papier...  On  l'attend  dans 
la  voiture. 

VALFLEURY,  avec  éclat.  —  Dans  la  voiture!.,. 
Cet  homme  a  osé  vous  offrir  une  voiture!... 
Oh!  c'est  trop!...  c'est  trop! 

Il  s'éloigne  à  la  façon  des  acteurs  de  mélodrame. 
V5CTAVIE.  —  Voyons...  Valfleury... 

Elle  court  après  lui  .  —  La  scène  se  poursuit  dans  la 
coulisse.  —  Rires  étouffés  et  propos  interrompus. 

—  Un  baiser...  ou  je  dis  tout! 

—  Non!  voyons...  pas  de  farces  ! 

—  Dis-moi  que  tu  m'aimes. 

—  Est-il  agaçant  ! 

—  ...  gage  de  mon  amour. 

—  Oh  !  que  c'est  bête  ! 

On  sonne  pour  la  répétition.  —  La  scène  et  les  coulisses 
sont  pleines  de  monde.  —  Il  y  a  trois  cents  per- 
sonnes dans  la  salle. 

BOULINGRIN,  venant  se  placer  à  l'orchestre  avec 
les  auteurs,  —  Eh  bien,  tenez!...  Qu'est-ce  que 
je  vous  disais?...  Nous  avons  laissé  entrer 
vingt  personnes...  la  salle  est  comble! 


L   ENVERS    D    UNE    REVUE.  29 

sÉRicouRT.  —  Qu'est  -  ce  que  ça  fait  ?... 
Pourvu  qu'il  n'y  ait  pas  de  journalistes... 

BOULINGRIN.  —  Oh!  pour  cela,  je  n'ai  pas 
cédé. 

ÉvARisTE.  —  Vous  avez  eu  raison...  Les 
indiscrétions  de  la  presse  nous  nuiraient  beau- 
coup. 

BOULINGRIN.  —  Je  n'ai  fait  d'exception  que 
pour  le  Figaro. 

VALFLEURY.  —  Et  pour  le  Gaulois  aussi, 
j'espère? 

BOULINGRIN.  —  Oui...  et  pour  quelques 
autres  à  qui  je  n'ai  pas  pu  refuser  la  même 
faveur...  mais  ce  sont  les  seuls! 

Entrée  des  inspecteurs.  —  Le  directeur  et  les  auteurs 
se  lèvent.  —  On  échange  des  poignées  de  main. 

LES  AUTEURS.  —  Ah  !  bonjour  !  comment 
allez-vous?  —  Et  madame?  —  Tenez,  placez- 
vous  ici,  vous  serez  beaucoup  mieux. 

PREMIER  INSPECTEUR.  —   ToUS  VOS  COStumeS 

sont  prêts,  j'espère? 

BOULINGRIN.  —  Oui,  oui;  il  y  en  a  encore 
deux  ou  trois  à  livrer,  mais  c'est  si  peu  de 
chose... 

ÉVARISTE,  riant.  —  Comme  vous  nous  avez 
maltraités! 

a. 


3o       SCÈNES    DE     LA     VIE     DE     THEATRE. 

l'inspecteur.  —  Au  contraire  !  Nous  avons 
été  d'une  bienveillance... 

ÉVARISTE.  —  Toute  une  scène  coupée... 

l'inspecteur.  — Pourquoi, aussi, recherchez- 
vous  les  sujets  scabreux? 

ÉVARISTE.  —  Parce  que  je  parlais  du  Ca- 
pital ? 

l'inspecteur.  —  Certainement. 

sÉRicouRT.  —  Mais  oui,  mon  cher...  c'est  à 
cause  de  vos  tirades...  Si  vous  aviez  pris  mon 
rondeau  sur  l'air  de  Rose  et  Marguerite,  ces 
messieurs  n'auraient  rien  dit...  N'est-ce  pas,, 
messieurs? 

(Chantant.) 

Le  capital,  enfants,  c'est  la  sagesse. 

C'est  le  bonheur,  la  force  et  la  santé. 

Ah!  conservez  toujours  cette  richesse 

Qui  vous  assure  la  tranquillité! 

Quant  aux  dangers  auxquels  il  vous  expose. 

Évitez-les,  mais  ne  les  craignez  pas  ; 

Car  il  faut  bien... 

Je  ne  me  rappelle  pas  la  suite. 

LES  INSPECTEURS,  riant.  —  Tant  pis  !  —  C'est 
charmant.  —  Bravo  ! 

SÉRICOURT.  —  Maintenant,  vous  pouvez  le 
chanter  aussi  sur  l'air  de  «  C'est  en  vain 
qu'Agcnor  s'obstine.  » 


l'envers    d'une    revue.  3i 

ÉvARisTE.  —  Comment  dites-vous? 

sÉRicouRT.  —  a  C'cst  cu  vain  qu'Agénor 
s'ohstine...  »  Vous  devez  connaître  cela!  c'est 
tiré  des  Trois  Margots... 

ÉVARISTE.  —  Non  ! 

SÉRICOURT,  renversé.  —  Vous  ne  connaissez 
pas  les  Trois  Margots?.. 

On  frappe. 

Ah!    on  commence...  Je  vous    les    chanterai 
tout  à  l'heure. 

Musique.  —  La  toile  se  lève.  On  joue  le  premier  acte. 


A  Paris! 
A  Paris! 
Courons  à  Paris! 
C'est  un  vrai  paradis 
Oui,  partons  pour  Paris! 

La  toile  tombe. 


CONVERSATIONS    DANS   LA    SALLE. 

UN    SPECTATEUR.   —   Eh  bien!    il  est    très 
gentil,  ce  premier  acte. 

DEUXIÈME  SPECTATEUR.  —  La  petite  qui  fait 
le  tramway  à  vapeur  chante  très  bien... 


32        SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

PREMIER  SPECTATEUR.  —  Alors,  pourquoi 
a-t-on  sifflé? 

DEUXIÈME  SPECTATEUR.  —  MaisnoD,  voyons  ! 
c'était  le  sifflet  de  la  machine. 

UN    HABITUÉ     DES  PREMIÈRES.  —  Ah  !  VOilà  Ic 

a  Monsieur  de  l'orchestre.  » 

SON  VOISIN,  vivement.  —  Où  donc? 

l'habitué.  -  Là...  c'est  ce  monsieur  blond 
qui  écrit  sur  un  calepin, 

une  dame.  —  Cette  Clara!  Est-elle  assez 
afl"reuse  ! 

AUTRE  dame.  —  Et  le  costume  d'Olympe? 

première  dame.  —  Oh!  ne  m'en  parle  pas... 
C'est  d'une  indécence!  Voilà  comment  ces 
femmes-là  arrivent  à  se  faire  une  position... 

DANS  LES  COULISSES. 


octavie,  à  Valfleury.  —  Mon  cher  auteur, 
je  vous  présente  M.  le  marquis  de  Vieilles- 
tampe. 

valfleury,  saluant.  —  Monsieur  le  mar- 
quis... 

le  marquis.  —  C'est  à  vous,  monsieur,  que 
je  dois  d'avoir  pu  pénétrer  dans  ce  lieu  inter- 
dit aux  profanes... 

valfleury.  —  Du  tout,  monsieur...  N'en 


l'envers  d'une  revue.  33 

rendez  grâce  qu'au  talent   de   mademoiselle, 
dont  le  nom  seul... 

le  marquis.  —  Oh!  Monsieur...  Vrai- 
ment... 

La  conversation  est  interrompue  par  les  machinistes 
qui  placent  le  décor. 

—  Attention...  là... 

—  Chargez! 

—  Gare  les  mains  ! 

—  Baissez  la  herse  ! 

—  Vous  ne  pouvez  pas  regarder  devant  vous, 
imbécile!... 

—  A  toi,  Jumeau  ! 

■ — Allez-y...  doucement!...  Doucement,  vous 
dis-je!... 

—  Allons,  place  au  théâtre!... 

—  Sonnez,  Lucien!... 

—  En  scène  pour  le  deuxième  acte!... 

le  garçon  de  théâtre  à  Octavie.  —  Made- 
moiselle... Ce  monsieur  vous  appelle. 

OCTAVIE.  —  Eh  bien!   qu'est-ce  qu'il  veut? 

le  garçon.  —  Il  demande  à  passer  dans  la 
salle. 

OCTAVIE.  — C'est  bon. ..je  vais  le  conduire... 
En  voilà  une  scie! 

On  commence     le    deuxième  acte.  —    Succession    de 
scènes  sur  les  inventions  de  l'année  jusqu'au  tableau 


3/i      SCÈNES     DE    LA    VIE     DE    THÉÂTRE, 


de  l'Exposition  de  géographie.  —  Les  Nations  défi- 
lent devant  la  France.   . 

LA  FRANCE. —  Qui  viciit  là, maintenant? 

l'espagne,  fièrement.  —  C'est  moi...  le  Cham- 
pagne! (Se  reprenant  vivement.)  —  Non!  non! 
l'Espagne...  C'est  moi,  l'Espagne  ! 

Rires  dans  la  salle  et  sur  la  scène.  —  Les  Nations  se 
tordent.- 

boulingrin,   furieux.  — Petite  CFuche,  vai... 

LA    PETITE    CRUCHE,  fondant  en  larmes.  —  Hi  ! 

Hi!Hi! 

boulingrin.  —  Allons!  emmenez-la! 

sÉRicouRT.  —  Voyez-vous  cet  elïet,  le  jour 
de  la  première! 

TRÉzARD.  —  Et  figurez-vous  qu'hier  elle  le 
disait  très  bien...  mais  là...  très  bien! 

boulingrin.  —  Allons,  un  peu  de  silence  t 
(Au  chef  d'orchestre.)  Reprenez,  monsieur  Ger- 
vois. 

La  répétition  continue  jusqu'à  la  scène    des  tableaux 
vivants. 

boulingrin,  aux  inspecteurs.  —  Ah!  Voici 
les  tableaux  du  dernierSalon.  Vous  allez  voir, 
c'est  très  joh...  ei  il  n'y  arien  àdire...  c'est  d'un 
gazé!... 

Exhibition  de  plusieurs  tableaux. 


l'envers    d'une    revue.  35 


l'actrice  chargée  du  rôle  du  Génie  des  Arts. 
a  Voici  maintenant  le  tableau  de  Paris  hési- 
tant entre  les  trois  déesses...  » 

Le  Génie  des  Arts  lève  sa  baguette.  On  aperçoit  le  ta- 
bleau en  question.  Junon  et  Minerve  ont  le  costume 
mythologique.  Seule,  Vénus  est  en  toilette  de  ville. 

LES  INSPECTEURS,  à  Boulingrin.  —    Est-Ce  que 

Vénus  va  rester  ainsi? 

BOULINGRIN.  —  Mais  non!...  je  n'y  com- 
prends rien.  (A  haute  voix.)  Arrêtez!...  (Silence 
général.)  Comment  se  fait-il  que  vous  ne  soyez 
pas  habillée,  vous,  là-bas?  (Vénus  ne  répond  pas.) 
Voyons,  Crochard,  c'est  votre  affaire...  Ré- 
pondez pour  elle. 

LE  RÉGISSEUR.  —  Mais  je  ne  savais  pas, 
monsieur...  Je  croyais  qu'elle  avait  son  cos- 
tume. (A  Vénus,  en  lui  lançant  un  regard  furieux.) 
Est-ce  que  vous  ne  l'avez  pas  reçu  hier? 

VÉNUS,   à  voix  basse.  —  Oui. 

LE  RÉGISSEUR.  —  Elle  dit  :  oui. 

BOULINGRIN.  —  Eh  bien,  alors,  pourquoi  ne 
l'avez-vous  pas  mis?  Voyons,  répondez... 
Messieurs  les  inspecteurs  l'exigent...  N'est-ce 
pas,  messieurs? 

LES  INSPECTEURS.  —  Certainement. 

VÉNUS.  —  Parce  que  je  n'ai  pas  besoin  de  le 
mettre  avant  la  première  représentation. 


36         SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

BOULINGRIN.  — Est-elle  bête! 

VÉNUS.  —  Monsieur,  vous  n'avez  pas  le 
droit  de  m'insulter.  Je  ne  m'habillerai  pas  en 
Vénus  pour  une  simple  répétition. 

BOULINGRIN.  —  Mais  pourquoi  ?  Voyons  ! 
pourquoi?... 

I  VÉNUS,  avec  l'accent  de  la  dignité  blessée.  —  Parce 
que  mon  amant  me  l'a  défenflu...  (Cette  déclara- 
tion produit  un  effet  indescriptible;  ce  que  voyant, 
Vénus  continue  avec  force.)  Oui,  monsieur!...  Il 
veut  bien  que  je  paraisse  en  Vénus  devant  le 
public  —  parce  que  c'est  mon  devoir  d'artiste... 
—  mais  jamais  devant  mes  camarades!  !  ! 

Explosion  de  bravos.  —  Vénus  descend  de  son  pié- 
destal et  reçoit  les  félicitations  des  autres  déesses.  — 
La  répétition  est  suspendue. 

DANS  LES  COULISSES. 

LE  GARÇON  DE  THÉÂTRE,  à  Octavie  qui  cause 
avec  un  journaliste.  —  Mademoiselle!... 

OCTAVIE ,  impatientée.  —  Eh  bien  !...  quoi?... 

LE  GARÇON.  —  C'cst  ce  monsicur  de  tout  à 
l'heure  qui  vous  demande... 

OCTAVIE  au  journaliste.  —  Hein!  Cfoyez-vous? 
Quel  crampon  !... 

LE  GARÇON.  —  Il  s'cst  trompé  de  chemin... 
Alors,  il  attend  dans  le  couloir. 


l'envers  d'une  revue.  37 

ocTAViE.  —  Eh  bien!  qu'il  y  reste!... 

le  garçon.  —  Qu'est-ce  qu'il  faut  que  je  lui 
dise?  (Octavie  ne  répond  pas.  Il  la  tire  par  sa  robe.) 
Qu'est-ce  qu'il  faut  que  je  lui  dise? 

OCTAVIE,  se  retournant  brusquement.  —  Zut! 


VI.   —  LE   JOUR  DE  LA  PREMIÈRE. 

DANS   LA   LOGE   DU   CONCIERGE,   DE   MIDI    A   HUIT    HEURES. 

Choix  de  réponses. 

—  Il  n'y  est  pas. 

—  Au  quatrième,  au  fond  du  couloir,  n°  40. 

—  Je  n'ai  rien  pour  vous. 

—  On  a  envoyé  le  service. 

—  La  réponse  à  cinq  heures. 

—  Non,  monsieur...  vous  ne  pouvez  pas  le 
voir. 

—  Je  vous  dis  que  vous  ne  pouvez  pas  le 
voir  ! 

—  Elle  vient  de  sortir. 

—  Pas  avant  cinq  heures. 

—  Tout  est  loué. 

—  11  n'est  pas  venu  aujourd'hui. 

—  C'est  ma  consigne... 

—  Je  suis  plus  polie  que  vous  ! 

—  Insolent  vous  même  ! 

3 


38        SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


CHEZ  LE  DIRECTEUR. 

Autres  réponses. 

—  Mais,  madame...  ce  n'est  pas  dans  un 
pareil  moment... 

—  Tout  de  suite  !  Conduisez  monsieur  au 
secrétariat. 

—  ...  Mal  à  la  gorge?  Allons  donc!  Je  les 
connais  ses  maux  de  gorge  ! 

—  Il  faut  qu'elle  chante!  On  fera   une  an- 
nonce... 

—  Courez  chez  mademoiselle  Paula;  dites- 
lui  de  venir  immédiatement.. . 

—  Bonjour,  Valfleury...  Vous  savez  ce  qui 
nous  arrive  ! 

—  Tu  m'ennuies,  toi,  avec  ta  robe  ! 

—  ...  Six  mille  francs  de  perdus  ! 

—  Ah!...  enfin!...  vous  voilà!  Vous  savez  le 
rôle  d'Octavie? 

—  C'est  l'affaire   de  deux  heures...  Entrez 
dans  mon  cabinet. 

—  Non'  non!   personne...  je  ne  reçois  per- 
sonne. 

—  Elle  te  va  très  bien,  cette  robe  !  Tu  seras 
superbe...  Oh!  quelle  femme!  quelle  femme! 

—  Je  n'y  suis  pas  ! 


l'envers  d'une  revue.  39 

—  Faites  entrer  ! 

—  Ah!  cher  monsieur,  asseyez-vous  donc... 
J'ai  de  bonnes  nouvelles  à  vous  donner.  La 
salle  est  déjà  louée  pour  quinze  jours;  ainsi, 
vous  voyez... 

—  C'est  entendu...  Je  payerai  les  frais.  Je  ne 
vous  demande  que  jusqu'au  quinze... 

—  ...  Très  reconnaissant.  Au  revoir,  cher 
monsieur... 

—  Fichez-moi  la  paix  ! 

—  Envoyez-lui  une  loge. 

—  Il  ne  me  reste  pas  un  strapontin  ! 

—  Mais  puisque  je  te  dis  que  tu  seras  su- 
perbe ! 

SUR  LA  SCÈNE,  AVANT  LE  LEVER  DU  RIDEAU. 

Fragments  de  dialogues. 

—  Vous  avez  sonné,  Lucien? 

—  Allons!  les  chœurs...  placez-vous  ! 

—  ...  Oui,  la  salle  se  garnit. 

—  Je  ne  vois  pas  Sarcey. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  le  voir...  il  lit  un 
journal. 

—  Le  Phylloxéra!...  approchez! 

—  Faites  donc  attention  !  vous  marchez  sur 
ma  robe  ! 

—  ...  La  pièce  eut  un  succès  énorme,et  comme 

y. 


/|0         SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


j'avais  dîné  la  veille  chez  un  de  mes  amis  avec 
le  célèbre  critique  Duvicquet... 

-rr  Où  donc  ? 

^  Dans  l'a vant-scène...  des  diamants  gros 
comme  des  noisettes  ! 

—  Voyons,  toi  !...  veux-tu  ramasser  ta  cor- 
beille? 

—  Silence,  les  insectes  ! 

—  Quatre  mille  cinq  cents  au  bureau... 

—  Ah!  ma  chère.,  tu  ne  te  figures  pas 
comme  il  est  jaloux  ! 

—  ...Au  premier  rang,  Entre  Fournier  et 
Vitu. 

—  Répondez  que  je  suis  avec  le  Prince. 

—  Suis-je  belle,  hein? 

—  ,,,  Non!  vois-tu..,  c'est  indigne!  Je  le 
jouerai  ton  Dégel,  mais  c'est  indigne!  indigne I 

—  Eh  bien,  monsieur  Trézard...  vous  êtes 
ému? 

—  Moi,  sa  maîtresse!  !  !  Il  en  a  menti! 

—  Mademoiselle   Gilberte  I  cinq  francs  d'a- 
mende ! 

—  Flûte  I 

—  ...Et  on  finissait  sur  l'air  de  :  Oui,  je  l'ai 
vue... 

Oui,  je  l'ai  vue, 
Cette  revue... 

—  Le  diras-tu  bien,  cette  fois  ? 


l'envers  d'une  revue.  4i 

—  Oh!  oui,  va!  «  Chaste  !...  je  suis  chaste... » 

—  Allons!  place  au  théâtre  !...  Vous  êtes  là, 
Crochard  ? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Frappez  ! 

On  frappe  les  trois  coups.  L'orchestre  joue  l'ouverture. 
Tout  le  monde  se  range  sur  la  scène  et  l'on  n'entend 
plus  que  de  faibles  chuchotements  entremêlés  de 
soupirs. 

—  Au  rideau  ! 

La  toile  se  lève. 


ROMULUS 


A  MONSIEUR  ALFRED  LAMBERTIN, 
conseiller  de  préfecture 

à  Montbrison. 

Mon  cher  ami, 

Tu  me  grondes  de  ne  pas  avoir  répondu  à 
tes  dernières  lettres  et  tu  me  traites  de  pares- 
seux... Paresseux!  Le  reproche, venant  d'un 
ancien  Parisien  comme  toi,  est  bien  fait  pour 
m'étonner;  tes  deux  ans  de  province  n'ont  pas 
pu  te  changer  au  point  de  te  laisser  croire  sé- 
rieusement qu'un  homme  vivant  à  Paris  res- 
semble à  un  oisif  de  Montbrison,  et  je  ne 
devrais  pas  avoir  besoin  d'énumérer  les  di- 
verses occupations  que  me  crée  mon  existence 
a  d'homme  inoccupé  ».  Mais  j'ai  une  autre, 
excuse  à  te  donner,  une  excuse  à  laquelle  tu 


44  SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

ne  t'attends  pas  du  tout  et  qui  va  te  stupéfier 
en  te  désarmant. 

Je  suis  en  train  de  faire  une  tragédie... 

Le  coup  est  rude,  n'est-ce  pas?  et  tu  te  de- 
mandes si  tu  dois  rire  ou  pleurer?  Tu  peux 
rire  :  c'est  ce  que  beaucoup  de  nos  amis  ont 
fait,  et  il  s'est  trouvé  nombre  de  gens  pour  me 
démontrer  que  mon  entreprise  était  absurde. 
Mais  que  veux- tu?  Je  suis  l'homme  de  toutes 
les  audaces,  et  celle-ci  m'a  particulièrement 
tenté.  Je  crois  sincèrement  que  la  poésie  n'est 
pas  morte  et  que  nous  traversons  une  crise 
littéraire  au  bout  de  laquelle  j'entrevois  un 
nouveau  i83o.  Il  ne  me  déplairait  pas  d'être 
l'Alfred  de  Vigny  de  cette  renaissance  clas- 
sique. 

Tu  as  vu  que,  grâce  aux  mardis  du  Théâtre- 
Français,  Corneille  et  Racine  sont  devenus  à 
la  mode  ;  le  Misanthrope  fait  sept  mille  francs 
de  recette,  et  le  succès  de  la  Fille  de  Roland 
prouve  surabondamment  que  l'alexandrin  n'est 
pas  mort  avec  Casimir  Delavigne.  Pourquoi 
ne  profiterais-je  pas,  à  mon  tour,  des  bonnes 
dispositions  du  public?  Il  me  semble  que 
M.  Perrin  serait  enchanté  d'être  agréable  â  un 
homme  du  monde  qui  ne  demande  qu'à  faire 
oeuvre  d'écrivain. 

Mais  je  t'ai  assez  expliqué  mon  projet;  un 


ROMULUS. 


A5 


autre  jour,  j'espère  l'apprendre  qu'il  a  réussi, 
en  te  conviant  à  une  première  qui  fera  du  bruit, 
je  te  jure.  Ah!  si  je  pouvais  déjà  en  être  là! 

En  attendant,  je  me  dis  toujours  et  de  tout 
cœur 

Ton  vieil  ami, 

GASTON    DE   RIVESALTES. 


II 

LIBRAIRIE    NOUVELLE 

i5,  boul.  des  Italiens 

Doit  Monsieur  de  Rivesaltes.  . 


Histoire  romaine  de  Duruy 


III.   —  CHEZ  GASTON. 

Gaston  est  assis  devant  une  table  chargée  de  papiers. 
Une  jeune  femme,  ornée  d'une  chevelure  rutilante, 
s'appuie  familièrement  sur  son  dos. 

GASTON.  —  Mais  laisse-moi  donc  travailler, 
Antonia  ! 

3.. 


f\6         SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

ANTONiA.  —  Des  bêtises...  Qu'est-ce  qui  te 
prend  encore? 

GASTON,  sévèrement.  —  Je  t'ai  dit  que  je  fai- 
sais un  travail  sérieux. 

ANTONIA.  —  Quel  travail? 

GASTON.  —  Un  drame  en  vers. 

ANTONIA,  riant.  —  Un  drame  en  vers  !  Tu  fais 
des  pièces,  à  présent?  Te  voilà  auteur!...  Ah 
bien  !  elle  est  bonne,  celle-là  ! 

GASTON,  très  froid.  —  Quand  tu  auras  fini  de 
rire  !... 

ANTONIA,  doucement.  —  Ça  te  fâche?  Ah  bien  ! 
écoute,  tu  as  tort.  Je  n'ai  pas  voulu  te  vexer, 
moi.  Je  sais  bien  qu'au  fond  tu  es  capable  de 
aire  des  pièces  aussi  bien  que  n'importe  qui. 

GASTON,  —  Je  ne  dis  pas  cela,  mais... 

ANTONIA.  —  Tupeuxledire,  va!  J'en  connais, 
des  auteurs  —  et  joliment!  —  qui  sont  encore 
moins  forts  que  toi.  Tous  des  pannes.  !  ' 

GASTON.  —  Il  ne  s'agit  pas... 

ANTONIA.  —  Si!  si!  va  donc!  Ça  les  em- 
bêtera que  tu  écrives  des  pièces  comme  eux. 
Comment  est-elle  intitulée,  la  tienne? 

GASTON.  —  Romulus. 

ANTONIA.    —    Romulus...    c'cst   un  cheval, 


ça 


GASTON.  —  Non  !  c'est  le  fondateur  de  Rome. 
ANTONIA.  —  Tiens!   quelle    drôle  d'idée!... 


ROMULUS.  47 

Enfin,  c'est  peut-être  joli  tout  de  même....  Lis- 
moi  ça. 

GASTON.  —  C'est  trop  long. 

ANTONiA.  —  Rien  qu'une  scène... 

GASTON.  —  Veux-tu  que  je  te  lise  la  scène 
où  Romulus  reçoit  la  vestale  Marcia? 

ANTONIA.  —  Ça  m'est  égal. 

GASTON,  lisant: 

Prêtresse  de  Vesta,  que  viens-tu  faire  ici? 
Ta  présence  me  trouble  et  j'en  suis  tout  saisi. 
A  ta  vue  un  grand  feu  sacrilège  m'agite. 
O  vestale,  va-t'en,  de  grâce,  va-t'en  vite  !... 

ANTONIA,  transportée.  —  Oh!  c'est  très  bien, 
ça!  Cette  femme  qui  vient  et  l'autre  qui  la  ren- 
voie... Mais,  dis-moi  donc,  qu'est-ce  que  tu 
appelles  une  vestale  ? 

GASTON.  —  Les  vestales  étaient  de  jeunes 
vierges  qui  entretenaient  un  feu  perpétuel  sur 
l'autel  de  la  chasteté. 

ANTONIA.  —  Est-ce  qu'elles  avaient  un  joli 
costume  ? 

GASTON.  —  Une  tunique  blanche  avec  des 
fleurs  dans  les  cheveux. 

ANTONIA.  —  C'est  ça  qui  m'irait  !  moi  qui  ai 
toujours  rêvé  un  rôle  en  blanc...  Est-ce  que  je 
ne  pourrais  pas  la  jouer,  ta  pièce? 


A8         SCÈNES     DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

GASTON.  —  Tu  es  folle  !  c'est  une  pièce  pour 
la  Comédie  française. 
ANTONiA.  —  Ah  !  ouiche  !  compte  là-dessus. 
GASTON.  —  Mais... 

ANTONIA.  —  Tu  sais  bien  comme  on  vous  fait 
traîner  dans  ces  théâtres-là...  Ils  n'en  finissent 
pas...  Oh!  non,  vois- tu,  à  ta  place,  je  ne  ferais 
ni  une,  ni  deux;  je  donnerais  ma  pièce  au  direc- 
teur qui  pourrait  me  la  jouer  tout  de  suite. 

GASTON.  —  C'est  que  je  ne  vois  pas... 

ANTONIA.  —  Avec  ça  que  les  directeurs  sont 
si  riches  en  ce  moment!  Ils  ne  savent  que 
monter...  Si  tu  voyais  ce  qu'on  nous  a  lu  hier! 

GASTON.  —  Aux  Folies  -  Plastiques!...  Tu 
crois  que  je  vais  faire  jouer  mon  drame  dans 
un  théâtre  à  femmes? 

ANTONIA.  —  Mais  non!  Es-tu  bête!  Je  dis 
cela  pour  te  montrer  oii  en  sont  les  directeurs... 
Tu  en  trouveras  dix  pour  un.  Veux-tu  que  je 
t'envoie  Trubert? 

GASTON.  —  Qui  est-ce,  Trubert  ? 

ANTONIA.  —  C'est  le  directeur  du  Prytanée- 
Dramatique  ;  il  sera  enchanté  de  prendre  ta 
pièce. 

GASTON.  —  Si  tu  crois  .  qu'elle  puisse  lui 
convenir... 

ANTONIA.  —  Parbleu!  quand  il  saura  que  je 
dois  créer  le  principal  rôle... 


ROMULUS.  /|9 


GASTON.  —  Tu  es  très  bien  dans  les  Prin- 
cesses du  Macadam,  mais  pour  jouer  la  tra- 
gédie... 

ANTONiA.  — Justement!  Ça  me  va  comme  un 
gant,  la  tragédie!  Demande  plutôt  à  M.  Tal- 
bot...  Il  m'a  donné  des  leçons  pendant  deux 
ans...  J'ai  été  sur  le  point  d'entrer  à  l'Odéon. 

GASTON.  —  Oui,  mais  en  attendant  tu  es 
engagée  aux  Folies-Plastiques... 

ANTONIA.  —  Alors,  je  ne  jouerais  pas  dans 
ta  pièce?  Ce  serait  fort! 

GASTON.  —  Tu  ne  peux  pas  rompre  ton  en- 
gagement... 

ANTONIA.  —  Je  vous  demande  bien  pardon  ! 
Je  peux  le  rompre  quand  je  le  voudrai,  mon 
engagement;  c'est  une  affaire  à  arranger  avec 
mon  directeur...  (Mouvement  de  Gaston.)  Tu  n'as 
même  pas  à  t'en  occuper;  ça  regarde  Trubert. 

GASTON.  —  Tantmieux,parceques'ilfallait... 

ANTONIA.  —  Grosse  bête,  va!  comme  si  j'étais 
capable  de  te  faire  dépenser  de  l'argent...  Est-ce 
que  je  t'ai  jamais  demandé  un  sou,  dis  ? 

GASTON.  —  Il  ne  s'agit  pas... 

ANTONIA.  —  Si!  si  !  Je  vois  bien  où  tu  veux 
en  venir...  Tu  as  peur  que  cette  affaire-là  ne 
te  coûte  quelque  chose... 

GASTON.  —  Non  !  seulement... 

ANTONIA.  —  Eh  bien,  tu  as  tort  ;  si  tu  donnes 


pnppupwpMV 


5o         SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

mille  francs  pour  l'arrangement  de  ma  loge, 
ce  sera  tout  le  bout  du  monde... 

GASTON.  —  C'est  toujours  mille  francs... 

ANTONiA.  — Allons,  allons,  embrassons  notre 
petite  femme...  et  plus  vite  que  cela!  (Elle  s'assied 
sur  les  genoux  de  Gaston.)  Pense  donc,  mon  chien, 
comme  ce  serait  gentil  d'avoir  une  pièce  jouée 
sur  un  grand  théâtre  !  c'est  ça  qui  ferait  rager 
tes  amis!... 

GASTON,  souriant.  —  Le  fait  est  qu'ils  ne  s'at- 
tendent guère... 

ANTONIA.  —  Achille,  surtout!  Tu  sais?  ce 
grand  qui  me  fait  la  cour  ?... 

GASTON.  —  Comment!  Achille... 

ANTONIA.  —  Il  veut  toujours  m'embrasser. 
En  voilà  un  qui  est  jaloux  de  toi  ! 

GASTON.  —  Vraiment!  Tu  crois  que... 

ANTONIA  ,  se  levant.  —  Ne  perdons  pas  de 
temps!  Je  t'envoie  Trubert  et  je  passe  aux 
Folies  pour  leur  dire  de  ne  plus  compter  sur 
moi. 

GASTON.  — Alors,  tu  es  bien  sûre... 

ANTONIA.  —  Mais  oui  !  mais  oui  !  Tu  n'as  à 
t'occuper  de  ri  en;  ça  regarde  Trubert.  Au  revoir  ! 
Ne  te  dérange  pas. 

Elle  sort  vivement.  —  Gaston  se  remet  au  travail. 


ROMULUS. 


IV.  —  LE  LENDEMAIN.  —  MÊME  DÉCOR, 

GASTON.  — Alors,  mon  drame  vous  plaît? 

TRUBERT.  —  Oui.  Cc  ii'est  pas  la  pièce  qui 
conviendrait  tout  à  fait  à  mon  théâtre;  elle  est 
un  peu  trop  littéraire... 

GASTON.  —  Vous  trouvez? 

TRUBERT.  —  Mais  c'est  peut-être  une  chance 
de  succès.  Sait-on  jamais  ce  que  veut  le  public? 
Et  puis,  il  y  a  de  grandes  qualités  dans  votre 
pièce  ;  l'action  est  assez  intéressante,  les  carac- 
tères sont  bien  tracés...  Par  exemple,  est-ce 
que  vous  tenez  beaucoup  au  décor  du  temple 
de  Mars?  Il  vous  coûtera  très  cher,  ce  décor-là... 

GASTON.  —  C'est  moi  qui  dois  le  payer? 

TRUBERT.  —  Certainement  !  vous  payez  tout, 
puisque  vous  faites  les  frais...  Mlle  Antonia  ne 
vous  a  donc  pas  dit?... 

GASTON.  —  Elle  ne  m'a  rien  dit  du  tout. 

TRUBERT.  —  La  combinaison  est  pourtant 
bien  simple  :  vous  louez  mon  théâtre,  c'est- 
à-dire  que  vous  devenez  votre  propre  entre- 
preneur... 

GASTON.  —  Ah!  je  deviens... 

TRUBERT.  --  Votre  propre  entrepreneur,  et 


52         SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

VOUS  n'avez  à  m'abandonner  qu'une  très  faible 
part  sur  les  bénéfices  que  vous  percevez  inté- 
gralement.,  Vous  comprenez? 

GASTON.  —  A  peu  près...  mais  si  les  frais  dé- 
passent les  bénéfices? 

TRUBERT.  —  Ce  n'est  pas  possible.  Je  vais 
vous  faire  votre  compte.  Vous  avez  : 

Location  de  la  salle 3oo  fr. 

Gaz 112 

Machinistes Go 

Garçons  de  théâtre 24" 

Lampistes : 24 

Contrôle  et  buraliste 40 

Location  du  matériel  et  des  décors 100 

Location  des  costumes 80 

Gardes  et  pompiers 34  20 

Affiches 57 

Part  proportionnelle  sur  les'impôts  et  assu- 
rances   5o 

Total 88120 

'    GASTON  —  Pour  un  mois? 

TRUBERT,  riant.  —  Mais  non!  par  soirée... 
Pour  un  mois,  ça  vous  fait  (Comptant.)  881  fr. 
20  centimes  multipliés  par  30=126  486  francs. 
Voilà  pour  les  frais  généraux.  Maintenant  nous 
avons  les  appointements  des  artistes;  mettons 
40  000  francs...  GG  /,3G...  Avec  mon  indemnité 
et  les  frais  accessoires,  vous  pouvez  compter 
de  70  à  80  000  francs  par  mois. 


ROMULUS.  53 


GASTON.  —  C'est  une  grosse  somme  ! 

TRUBERT.  —  Eh  bien,  et  les  recettes?  Vous 
ne  comptez  pas  les  recettes...  La  recette  maxi- 
mum est  de  6  ooo  francs...  Prenons  la  moitié 
comme  moyenne...  Vous  ferez  bien  3  ooo  francs 
en  moyenne? 

GASTON,  doucement.  — Je  ne  sais  pas. 

TRUBERT.  —  Mettons  2  5oo.. .  c'est  le  moins 
que  vous  puissiez  faire...  (Comptant).  %  5oo  par 
3o...  73  ooo...  Vous  voyez  bien  que  vous  ne 
risquez  pas  grand'chose. 

GASTON.  —  Tant  mieux!  Et  comment  réglons- 
nous  la  distribution  des  rôles  i*... 

TRUBERT.  —  C'est  facile.  D'abord,  pour  le 
rôle  de  Marcia,  nous  avons  mademoiselle  An- 
tonia...  Elle  y  sera  parfaite... 

GASTON,  flatté.  —  Vous  croyez? 

TRUBERT.  —  J'en  réponds  ;  c'est  une  nature 
si  artistique  !  Maintenant,  pour  le  rôle  de  Ro- 
mulus,  je  vous  donnerai  Gaudru. 

GASTON.  —  Est-ce  que  je  le  connais,  ce  Gau- 
dru? 

TRUBERT.  —  Vous  ne  devez  pas  le  connaître. 
C'est  un  garçon  qui  arrive  de  province;  il  a 
beaucoup  de  talent. 

GASTON.  —  Et  pour  Faustulus? 

TRUBERT.  —  Pour  Faustulus,  vous  aurez 
Alexis. 


5/,    SCÈNES  DE  LA  VIE  DE  THEATRE. 

GASTON,  —  Je  ne  le  connais  pas  non  plus, 
celui-là  ? 

TRUBERT.  —  Comment!  vous  ne  connaissez 
pas  Alexis,  du  concert  Popincourt?  Alexis, 
qui  a  créé  le  Monsieur  de  Madame,  la  chan- 
son à  la  mode? 

GASTON.  —  Ah!  bon...  Mais  c'est  un  co- 
mique ! 

TRUBERT.  —  Justement.  Faustulus  est  un 
rôle  comique. 

GASTON ,  suffoqué.  —  Faustulus  ?  Le  vieux 
berger  qui  revient  aveugle  au  quatrième  acte  ? 

TRUBERT.  —  On  peut  le  jouer  sérieusement 
si  l'on-  veut,  mais  au  fond  il  est  comique. 

GASTON.  —  Oh! 

TRUBERT.  —  Du  reste,  la  question  n'est  pas 
là. ..Alexis  est  un  garçon  très  souple.  Il  jouera 
le  rôle  comme  vous  l'entendrez. 

GASTON.  —  Pourtant... 

TRUBERT.  —  Ne  vous  luquiétez  donc  pas  de 
ces  détails...  Laissez-moi  faire!  Je  suis  inté- 
ressé autant  que  vous  au  succès  de  la  pièce, 
n'est-ce  pas?  Par  conséquent,  rapportez-vous- 
en  à  moi;  vous  serez  bien  joué. 

GASTON.  —  Alors ,  vous  vous  chargez  dé 
distribuer  les  autres  rôles  ? 

TRUBERT.  —  Je  me  charge  de  tout...  Là, 
êtes-vous  content? 


ROMULUS.  55 


GASTON.  —  Je  le  serai,  si  nous  réussissons. 

TRUBERT.  —  "Vous  en  doutez?...  Ah!  jeune 
homme!  jeune  homme!  Est-ce  à  votre  âge 
qu'on  doit  se  laisser  aller  à  ces  idées  de  dé- 
couragement?... 

GASTON.  —  Je  ne  me  décourage  pas,  mais... 

TRUBERT.  —  A  la  bonne  heure!...  Il  faut 
avoir  foi  dans  son  étoile.  Il  faut  enlever  le  suc- 
cès, morbleu!  Et  nous  l'enlèverons!  C'est  moi 
qui  vous  le  dis. 

GASTON.  —  Dieu  vous  entende  ! 

TRUBERT.  —  A  propos,  pouvez-vous  me  don- 
ner un  acompte  sur  les  premiers  frais? 

GASTON.  —  Ah  !  il  y  a  des  frais?... 

TRUBERT.  —  Pour  Commencer,  naturelle- 
ment. Vous  comprenez  que  je  ne  peux  pas 
faire  l'avance... 

GASTON.  —  Bien,  bien!  Combien  vous  faut-il? 

TRUBERT.  —  Trois  ou  quatre  mille  francs... 
(Mouvement  de  Gaston.)  Mais  deux  mille  me  suf- 
firont pour  aujourd'hui. 

GASTON.  — Les  voici.  Vous  n'avez  pas  autre 
chose  à  me  demander? 

TRUBERT.  —  Non!  je  vous  écrirai  pour  vous 
fixer  le  jour  de  la  lecture  (Lui serrant  la  main.)  A 
bientôt!  Et  bon  courage! 

Il  sort.  —  Gaston,  resté  seul,  réfléchit  un  instant,  puis 
se  met  à  son  bureau. 


56  SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

GASTON,  écrivant.  —  a  Ma  chère  mère,  je  te 
remercie  de  ta  bonne  et  tendre  lettre.  Tout  ce 
que  tu  me  dis  au  sujet  de  la  nécessité  d'une 
carrière  m'avait  frappé  depuis  longtemps. 
Aussi,  pour  ne  pas  rester  inactif,  et  au  risque 
de  t'imposer  quelques  sacrifices  dont  tu  t'ap- 
plaudiras plus  tard,  j'en  ai  la  ferme  conviction, 
je  me  suis  engagé  dans  une  affaire...  » 

Gaston  continue  à  écrire. 


V.   —  ON   LIT   DANS  LE  STRAPONTIN 

a  La  corporation  des  auteurs  dramatiques 
va  s'enrichir  d'un  nouveau  membre. 

3)  M.  Gaston  de  Rivesaltes,  le  jeune  et  bril- 
lant sportsman  dont  le  nom  a  été  imprimé  si 
souvent  dans  nos  chroniques  mondaines,  vient 
de  faire  recevoir  au  Prjtanée- Dramatique  un 
drame  en  cinq  actes  intitulé  Romulus. 

»  Cette  pièce  va  être  mise  immédiatement 
en  répétition,  » 


ROMULUS.  5? 


VI.    —  COURRIER   DU   MATIN. 

«  A  MONSIEUR  LE  VICOMTE  G.  DE  RIVESALTES, 
aijteur  dramatique, 

En  viiiç. 

•a  Monsieur  le  Vicomte, 

s  Au  moment  où  vous  allez  conquérir  sur 
une  de  nos  scènes  parisiennes  la  couronne  lit- 
téraire que  tant  de  poètes  envient  sans  pouvoir 
la  saisir,  vous  ne  refuserez  pas  de  jeter  un  re- 
gard de  pitié  sur  un  ancien  auteur  dramatique 
qui,  après  des  succès  irréfutables,  s'est  vu 
condamner  à  la  misère  au  milieu  de  quatre 
enfants  ! 

»  La  pièce  de  vers  ci-incluse  vous  dira  qui  je 
suis  en  vous  montrant  les  vicissitudes  aux- 
quelles vous  pouvez  porter  remède. 

»  Ce  n'est  pas  à  l'écrivain  célèbre  que  je  m'a- 
dresse, c'est  au  philanthrope  dont  les  senti- 
ments humanitaires  sont  connus  de  tous  et 
qui  joint  à  l'apanage  du  talent  celui  de  la 
justice  et  de  la  bienveillance. 


58         SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

5)  Dans  l'espoir  d'une  réponse  favorable, 
agréez,  Monsieur  le  Vicomte,  l'hommage  res- 
pectueux de 

»  Votre  confrère  infortuné, 

»  J.-L.  BEAUPÉRARD, 

»  auteur  du  Caprice  de  Junon. 
»  187  bis,  rue  de  Vaugirard  prolongée.  » 


VU.    —  COURRIER  DU  SOIR. 

a  L'an  mil  huit  cent  soixante-dix-huit,  ce 
cinq  janvier; 

»  A  la  requête  de  M.  Montléry,  directeur 
du  théâtre  des  Folies-Plastiques,  élisant  do- 
micile en  mon  étude, 

»  J'ai,  Louis-Robert  Tabourel,  huissier  près 
le' tribunal  civil  de  la  Seine,  séant  à  Paris, 
y  demeurant  boulevard  Sébastopol,  9.a<),  sous- 
signé, 

■  Donné  assignation  : 

»  A  M.  Gaston  de  Rivesaltes,  demeurant  à 
Paris,  avenue  Murillo,  n"  27,  en  son  domicile, 
parlant  à  une  femme  à  son  service  ainsi  dé- 
signée, 

»  A  comparaître  mardi  prochain,  à  dix  heures 


ROMULUS.  59 


du  matin,  à  l'audience  et  par-devant  le'tribunal 
de  commerce  de  la  Seine,  séant  à  Paris,  en  la 
Cité,  pour  : 

»  Attendu  que,  par  conventions  verbales  in- 
tervenues entre  les  parties  à  la  date  du  vingt- 
neuf  octobre  mil  huit  cent  soixante- seize, 
M.  Montléry  a  engagé  mademoiselle  Sophie- 
Anna  Cruchot,  dite  Antonia,  comme  artiste  du 
théâtre  des  Folies-Plastiques,  à  charge  par 
M.  Gaston  de  Rivesaltes  de  garantir  l'exécu- 
tion de  rengagement  signé  par  mademoiselle 
Cruchot  ; 

»  Attendu  que  ladite  demoiselle,  au  mépris 
de  ses  engagements,  a  quitté  brusquement  le 
théâtre  des  Folies-Plastiques,  sans  payer  le 
dédit  de  dix  mille  francs  dont  elle  était  con- 
venue ; 

»  Que  M.  Gaston  de  Rivesaltes  a  répondu 
pour  elle; 

3)  Par  ces  motifs  et  autres  à  suppléer; 

»  S'entendre,  ce  dernier,  condamner  par  les 
voies  de  droit  â  payer  â  M.  Montléry  la 
somme  de  dix  mille  francs,  sans  préjudice  des 
autres  sommes  pouvant  êtres  dues  par  made- 
moiselle Cruchot; 

s  S'entendre  en  outre  condamner  aux  dé- 
pens, sous  toutes  réserves. 

»  Et  j'ai  audit  sieur  Gaston  de  Rivesaltes, 


''vt'>,ji>»w"'  Rupiii.  m^.iijjpiJiifiippip^ipvpnippiPiPiipi^^ 


60         SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

domicilié  et  parlant  comme  ci-dessus,  laissé 
copie  du  présent. 

y>  Coût  :  Septfrancscinquante-septcentimes. 
Signé  :  a  Tabourel.  » 


VIII.    —  AU  THEATRE. 

Le  théâtre  est  dans  une  obscurité  presque  complète. 
On  entend  un  grand  bruit  dans  la  coulisse;  c'est 
l'auteur  qui  a  dégringolé  dix  marches  et  est  venu 
tomber  dans  un  décor.  Il  entre  en  boitant. 

TRUBERT.  —  Ah!  mon  cher...  arrivez  donc! 
Je  vous  attendais  avec  une  impatience... 

GASTON,  se  frottant  le  genou.  —  Je  suis  en  re- 
tard'^ 

TRUBERT.  —  Non  !  mais  nous  voilà  bien 
plantés  ! 

GASTON.  —  Que  se  passe-t-il  donc? 

TRUBERT.  —  Il  se  passe  d'abord  que  la  cen- 
sure a  vu  des  allusions  politiques  dans  votre 
troisième  acte...  Vous  savez?  la  scène  entre 
Romulus  et  Flavius  : 

Quand  un  gouvernement  veut  être  respecté, 
Il  faut  qu'il  sache  user  de  son  autorité... 

GASTON,  désolé.  —  On  vcut  que  je  change  cela? 


ROMULUS.  Gl 


TRUBERT.  — Probablement...  Allez  voir  ces 
messieurs,  vous  vous  entendrez  avec  eux.  — 
Maintenant,  autre  chose  :  Gaudru  m'a  renvoyé 
son  rôle. 

GASTON.  —  Allons  donc  ! 

TRUBERT.  —  Il  a  été  froissé  de  votre  attitude 
à  son  égard. 

GASTON.  —  Moi!...  Je  l'ai  froissé? 

TRUBERT. —  Il  le  dit.  Il  prétend  qu'hier,  à  la 
répétition,  vous  avez  affecté  de  ne  pas  l'écouter 
pendant  qu'il  récitait  sa  tirade. 

GASTON.  —  Mais  je  faisais  une  correction 
avec  le  souffleur  ! 

TRUBERT.  —  Justement.  C'est  ce  qui  a  blessé 
Gaudru.  Vous  savez  comme  il  est  susceptible. 
Il  faut  que  vous  alliez  le  voir. 

GASTON.  —  Pour  quoi  faire  ? 

TRUBERT.  —  Pour  qu'il  reprenne  son  rôle, 
parbleu  !  Aimez-vous  mieux  que  votre  pièce 
ne  soit  pas  jouée?  A  votre  aise! 

GASTON.  —  Ah  !  si  je  n'avais  pas  déjà  annoncé 
à  tout  le  monde...  (Brusquement.)  Où  demeure- 
t-il,  ce  Gaudru? 

TRUBERT.  —  Route  de  la  Révolte,  n°  i43... 
.  C'est  du  côté  de  Neuilly  ou  de  Levallois-Per- 
ret,  je  ne  sais  pas  au  juste. 

GASTON.  —  C'est  bon!  j'y  vais! 

4 


62         SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


TRUBERT.  —  Et  puis,  n'oiiblicz  pas  la  cen- 
sure ! 
GASTON.  —  Non  ! 

Il  sort. 

TRUBERT,  criant.  — Ni  le  copiste!  Déporte, 
37,  rue  Saint-Marc,  au  quatrième,  la  porte  à 
gauche... 

IX.  —  DEVANT  LE  THÉÂTRE. 

Gaston  de  Rivesaltes  sort  du  théâtre.  —Un  monsieur 
s'approche  de  lui  et  le  salue  très  poliment. 

LE  MONSIEUR.  —  Pardon,  monsieur...  c'est  à 
M.  Gaston  de  Rivesaltes,  l'auteur  de  Romulus, 
que  j'ai  l'honneur  de  parler? 

GASTON.  —  Oui,  monsieur... 

LE  MONSIEUR.  —  J'ai  appris,  monsieur,  que 
le  rôle  le  plus  important  de  votre  pièce,  —  un 
rôle  de  vestale,  je  crois,  —  avait  été  confié  à 
mademoiselle  Antonia,  du  théâtre  des  l"'olies- 
Plastiques... 

GASTON.  —  En  effet. 

LE  MONSIEUR.  —  Vous  iguorez  peut-être, 
monsieur,  que  ce  rôle  revenait  de  droit  à  une 
artiste  attachée  depuis  longtemps  auPrjtanée, 
mademoiselle  Olympe... 

GASTON.  —  Je  ne  savais  pas... 


ROMULUS.  63 


LE    MONSIEUR,    sèchement.    —    Vous  devriez 


savoir 


GASTON.  —  Ah!  permettez... 

LE  MONSIEUR.  —  Quand  on  se  mêle  de  faire 
jouer  des  pièces  de  théâtre,  il  faut  être  au  cou- 
rant des.usages  dramatiques... 

GASTON. —  Pardon  !  mais... 

LE    MONSIEUR,    s'animant.   —    Si   VOUS   ne   les 

connaissez  pas,  apprenez-les  ! 
GASTON.  —  Monsieur...  cette  façon  de  parler... 

LE    MONSIEUR  ,      élevant   la    voix.   —    C'est    la 

mienne!  Si  elle  vous  déplaît... 

GASTON.  —  Plus  bas!...  Je  vous  en  prie... 
On  nous  regarde. 

LE  MONSIEUR.  —  Ça  m'est  égal  !  je  n'ai  peur 
de  personne,  moi  ! 

GASTON.  —  Moi  non  plus!...  et  je  n'entends 
pas... 

LE  MONSIEUR.  —  Très bien.  Je  vous  ai  com- 
pris... Voici  ma  carte. 

GASTON.  —  Voici  la  mienne;  seulement... 

LE  MONSIEUR.  —  J'ai  bien  l'honneur  de  vous 
saluer. 

11  disparaît. 

GASTON,  seul,  lisant  la  carte.  —  «  Achille  Bu- 
chard,  officier  au  173^  de  ligne.  »  Eh  bien ,  voilà 
unejolie  affaire!...  Allons  chercher  des  témoins! 


64         SCÈNES    DE    LA   VIE    DE    THEATRE. 


X.  —UNE  PAGE  DU  CARNET  DE  L'AUTEUR. 

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ROMULUS.  65 


XI.  —  APRÈS  LA  BATAILLE. 

Montbrison  de  Paris  489  —   O4  —   12.  35. 

Alfred  Lambertin,  conseiller  préfecture, 
Montbrison. 

Succès  assez  vif —  coup  de  sifflet  pour  allu- 
sion politique  couvert  d'applaudissements  — 
Trubert  enchanté. 

GASTON, 


A  MONSIEUR  ALFRED  LAMBERTIN, 

Montbrison. 

Ah!  mon  vieux  camarade,  tu  as  manqué  une 
jolie  occasion  de  t'amuser  hier  au  soir!  C'était 
la  première  de  Romulus,  mon  cher!  La  pre- 
mière de  Romulus!  Tu  penses  si  Gaston 
exultait!...  Non!  vrai!...  tu  as  perdu  de  ne  pas 
voir  cela...  Romulus  a  eu  un  succès  de  fou 
rire!...  Tu  ne  te  figures  pas  comme  cette  tra- 
gédie est  amusante  ;  vraiment,  quand  ce  pauvre 
Gaston  veut  être  drôle,  il  ne  réussit  pas  à 
moitié!  Les  artistes  étaient  à  la  hauteur  de  la 
pièce,  c'est  tout  dire;  quant  à  la  belle  An- 

4- 


()G         SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

tonia,  la  nouvelle  Rachel,  lorsqu'elle  a  reparu 
au  troisième  acte  en  costume  de  vestale  sa- 
crifiée, on  lui  a  demandé  son  rondeau  des 
Princesses  du  Macadam.  Ah. \  quel  succès!  11  y 
a  eu  pourtant  un  brave  spectateur  que  tout  cela 
n'amusait  pas  et  qui  a  lancé  un  coup  de  sifflet 
au  moment  où  Romulus  prédisait  la  gloire  de 
Rome  ;  la  claque  a  répondu  par  une  bordée 
d'applaudissements. 

Tu  dois  me  trouver  un  peu  dur?  c'est  la 
faute  de  notre  auteur,  qui  n'est  pas  un  mauvais 
garçon,  mais  qui  m'agace  avec  ses  manières 
prétentieuses.  Figure-toi  qu'il  est  venu  lui- 
môme  m'apporter  mon  fauteuil  au  ministère, 
pour  se  faire  admirer  dans  son  nouveau  per- 
sonnage. Quel  poseur  ! 
Je  te  serre  la  main, 

RAYMOND. 


Reçu  de  MM.  Schmidt,  Wilson  et  compagnie, 
pour  le  compte  de  M.  Gaston  de  Rivesaltes, 
la  somme  de  quarante  mille  francs,  valeur  en 
compte. 

Paris,  le  25  janvier  1878. 

TRUBERT. 


ROMULUS.  67 


D.  P.  F.  22  375  ". 

Le  '^5  aviil  prochain,  je  payerai  à  madame 
Robert,  couturière,  ou  à  son  ordre,  la  somme 
de  vingt-deux  mille  trois  cent  soixante-quinze 
francs,  valeur  en  marchandises. 

Paris,  le  25  janvier  1878. 

GASTON  DE  RlVESALTES. 

27,  avenue  Murillo. 

XII.   —  FRAGMENT  DE  LETTRE. 

...  C'est  vrai,  mon  cher  père,  j'avoue  que 
j'ai  agi  avec  imprudence,  mais  tu  reconnaîtras 
aussi  que  ma  situation  était  réellement  em- 
barrassante et  que  je  n'avais  pas  d'autre 
moyen  de  m'en  tirer.  Cette  «  escapade  »  te 
coûte  cent  mille  francs,  dis-tu?  Soit!  Mais  il 
me  semble  que  mon  honneur  vaut  bien  cette 
somme,  et  tu  ne  voudras  pas  me  pousser  au 
désespoir,  à  ce  conseiller  fatal  qui,  hélas!,.. 

XIII.  —  ÉPILOGUE. 
(Extrait  du  Moniteur  des  Coulisses.) 

«■  M.  Gaston  de  Rivesaltes,  le  sympathique 


68 


SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


auteur  de  Romulus,  a  quitté  Paris  ce  matin 
pour  se  rendre  au  Havre,  où  il  s'embarquera 
pour  New^-York.  II  doit  faire  partie,  dit-on, 
de  l'expédition  formée  par  M.  James  Gordon 
Bennett  pour  explorer  les  glaces  du  pôle  nord. 
»  Bonne  chance  à  notre  jeune  compatriote, 
et  puisse  cette  campagne  lui  être  plus  favorable 
que  son  dernier  voyage  sur  l'océan  drama- 
tique! » 


^ 


LA    REPRISE 

DES  FORÇATS  DE  L'HONNEUR 


C'était  à  une  répétition  de  la  pièce  nouvelle 
qui  devait  passer  œ  incessamment  »  au 
Théâtre-Populaire.  Les  auteurs,  Robinet  et 
Cerneuil,  étaient  à  l'avant-scène,  et  Stéphane 
venait  de  dire  pour  la  cinquième  fois  :  «  Ah! 
madame...  fasse  le  ciel  que  je  n'arrive  pas  trop 
tard  !  »  lorsque  Robinet  le  pria  de  recommencer 
cette  phrase. 

C'est  à  ce  moment  que  Saint-Phar  haussa 
les  épaules... 

Il  faut  vous  dire  qu'il  y  avait  un  froid  entre 
Saint-Phar,  l'inteHigent  directeur  du  Théâtre- 
Populaire,  et  ceux  qu'on  appelait  «  les  heureux 


70         SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

auteurs  du  Comte  Edouard  ».  Après  le  vif 
succès  de  ce  drame  à  la  Renaissance- Histori- 
que, Saint-Phar  avait  demandé  une  pièce  aux 
heureux  auteurs.  Ceux-ci  la  lui  avaient  pro- 
mise; ils  avaient  justement  une  idée  admira- 
ble... et  quel  titre  !  La  Ceinture  de  fer, cinq  actes 
et  huit  tableaux,  avec  un  rôle  magnifique  pour 
Stéphane;  c'était  deux  cents  représentations 
assurées;  avant  quinze  jours  ils  auraient  livré 
le  manuscrit,  etc..  Et,  six  mois  après  cette 
promesse,  on  n'avait  pas  encore  lu  les  deux 
derniers  actes  de  la  Ceinture  de  fer,  tandis  que 
les  trois  premiers,  sans  cesse  remportés  et 
rapportés  pour  les  changements  faits  en  scène, 
surexcitaient  depuis  plusieurs  semaines  les 
nerfs  des  auteurs,  des  acteurs  et  du  directeur. 
Le  directeur  avait  pris  le  parti  k  de  ne  plus 
rien  dire  ».  Il  restait  à  sa  place,  immobile  et 
muet,  se  contentant  de  mordiller  le  bout  de 
ses  doigts  et  de  tenir  ses  yeux  fixés  sur  les 
toiles  du  haut,  lorsque  Robinet  se  levait  pour 
faire  une  nouvelle  observation. 

Voilà  où  en  étaient  les  choses,  lorsque  le 
directeur  du  Théâtre-Populaire  se  laissa  aller 
au  susdit  mouvement  d'épaules. 

Robinet  l'avait  vu.  11  se  tourna  vivement 
vers  lui: 

-  Vous  dites,  monsieur? 


LA   REPRISE   DES   FORÇ A  TS  D E  L'HOS' \E  UR..    71 

Il  y  eut  un  silence.  Saint-Phar,  impassible, 
regardait  le  plafond.  Robinet  reprit  d'une  voix 
étranglée  par  l'émotion  : 

—  Vous  m'avez  parlé,  je  crois? 
Saint-Phar,  au  temps  où  il  était  acteur,  avait 

joué  les  rôles  de  dignité.  Il  excellait  dans  l'art 
de  se  contenir;  et  c'est  avec  le  plus  grand  calme, 
d'un  air  souverainement  poli  et  froid,  qu'il  ré- 
pondit : 

—  Nullement,  monsieur...  nullement. 
Robinet,  lui,  n'était  pas  calme.  Il  répliqua  : 

—  C'est  qu'il  m'avait  semblé... 
■ —  Quoi,  monsieur? 

—  Que  vous  haussiez  les  épaules. 

Un  imperceptible  sourire  éclaira  les  lèvres 
de  Saint-Phar. 

Robinet  n'y  tint  plus  : 

—  Et  je  n'aime  pas  cela,  entendez-vous! 
Cerneuil  s'était  levé.  Il  avait  compris  que  le 

moment  était  venu  de  soutenir  son  collabora- 
teur. 

—  Nous  n'aimons  pas  cela,  ajouta-t-il...  et 
nous  ne  le  souffrirons  pas  ! 

Saint-Phar  se  leva  à  son  tour  : 

—  Pardon,  messieurs,  fit-il  sans  se  départir 
de  sa  dignité,  je  vous  ferai  observer  que  vous 
êtes  ici  sur  mon  théâtre  et  que,  sauf  moi, 
personne  n'a  le  droit  d'y  élever  ia  voix. 


72    SCENES  DE  LA  VIE  DE  THEATRE. 

—  Allons  doncl 

—  Je  dis  :  personne! 

Et  sur  ce  mot  :  personne,  accentué  nette- 
ment, Saint-Phar  regarda  les  auteurs  de  la 
Ceinture  de  fer  avec  un  air  de  suprême  auto- 
rité. 

Robinet  éclata  le  premier  : 

—  Ah!  c'est  ainsi  que  vous  le  prenez?  Eh 
bien,  restez-y  sur  votre  théâtre  !  nous  n'y 
mettrons  plus  les  pieds. 

—  Ah  !  mais  non,  par  exemple  ! 

—  Dirigez-le  comme  vous  pourrez... 

—  Ce  n'est  pas  nous  qui  vous  y  aiderons  ! 
Saint-Phar  sourit  de  nouveau  et  murmura  : 

—  Je  l'espère  bien  ! 
Robinet  bondit  : 

—  Qu'est-ce  que  vous  espérez? 

—  Que  vous  ne  m'aiderez  pas  à  me  rui- 
ner. 

—  Nous? 

—  Oui...  vous! 

—  Et  comment  cela,  s'il  vous  plaît? 

—  En  m'apportant  des  pièces  comme  celles 
que  vous  faites. 

Saint-Phar,  si  calme  d'abord,  commençait  à 
s'échauffer.  11  continua  : 

—  Des  pièces  qu'on  répète  pendant  un  an 
sans  pouvoir  en  sortir. 


LA  REPRISE  DES    FORÇ  ATS  DE  L'H  0\X  E  UR.    73 

—  C'est  trop  fort  ! 

—  Oui...  c'est  trop  fort!  Dire  que  tren.te  per- 
sonnes s'échinent  depuis  trois  mois  sur  trois 
malheureux  actes  auxquels  on  ne  comprend 
rien... 

—  Oh! 

—  Vous  n'y  comprenez  rien  vous-mêmes... 
Savez- vous  seulement  ce  que  vous  voulez? 
Non,  vous  ne  le  savez'pas! 

Robinet  blêmissait  ;  Saint  -  Phar  ,  rouge 
comme  un  coq,  allait  toujours  : 

—  Où  sont  vos  deux  derniers  actes?  Vous 
deviez  les  apporter  hier...  Mais  ils  ne  sont  pas 
faits,  vous  ne  les  ferez  jamais...  et  il  faut  que 
nous  soyons  là,  acteurs,  régisseuretdirecteur, 
prêts  à  subir  tous  vos  caprices  et  obligés  de  sup- 
porter vos  ridicules  observations?...  Eh  bien 
non  !  non  !  !  non  !  !  !  J  ai  trente  ans  de  théâtre, 
et  ce  n'est  pas  après  trente  ans  de  théâtre 
qu'on  se  laisse  conduire  par  des  auteurs  tels 
que  vous! 

Ces  derniers  mots,  lancés  d'une  voix  écla- 
tante, avec  un  geste  hautement  dédaigneux, 
allaient  produire  un  effet  énorme.  Cerneuil  vit 
le  coup  et  se  précipita  devant  son  ami  : 

—  Tais-toi,  dit-il,  ne  nous  commettons  pas 
avec  ce  monsieur  ! 

Et    se  tournant   vers  Saint-Phar,     qui   se 

5 


•'» 


SCÈNES  DE  LA  VIE  DE  THEATRE. 


tenait  campé,  les  bras  croisés,  les  yeux  fixes, 
les  narines  frémissantes... 

—  La  Société  des  auteurs  dramatiques  ap- 
préciera l'injure  faite  à  deux  de  ses  membres. 

Saint-Phar  n'avait  pas  bougé. 

Cerneuil  échangea  un  regard  avec  Robinet. 

—  En  attendant,  ajouta-t-il,  nous  retirons 
notre  pièce. 

Sur  ce  mot,  Saint-Ph'ar  passa  de  l'indigna- 
tion au  ricanement. 

—  Ah!  ah!  fit-il,  c'est  donc  cela!  Voilà  où 
vous  vouliez  en  venir?  au  retrait  de  la  pièce... 
Il  fallait  le  dire  tout  de  suite.  Vous  nous 
auriez  épargné  une  rude  peine  ! 

—  Nous  faisons  toutes  nos  réser\'^es  au  sujet 
de  l'indemnité... 

—  Oui...  oui...  reprenez  votre  pièce,  allez! 
C'est  ce  que  vous  avez  de  mieux  à  faire. 

—  Et  nous  déférerons  à  la  Société  des  au- 
teurs dramatiques... 

—  Tout  ce  que  vous  voudrez.  Allez,  mes- 
sieurs, allez!...  je  ne  vous  retiens  pas. 

Les  auteurs  ainsi  congédiés  étant  partis,  les 
acteurs  assemblés  pour  la  répétition  ayant 
disparu  à  leur  tour,  il  ne  restait  plus  que  trois 
personnes  en  présence  :  le  vieux  souffleur 
Ulric,  immobile  sur  sa  chaise;  le  régisseur 
Roseval,   debout,    tremblant,  attendant  des 


LA   REPRISE   DES   FORÇ  A  TS  DE  L'HOSXE  UR.  75 

ordres;  et  M.  Saint-Phar,  arpentant  la  scène, 
sombre,  agité,  silencieux... 

Tout  à  coup,  le  directeur  s'arrêta  et  dit  à 
haute  voix  : 

—  Qu'allons-nous  faire,  maintenant? 

Saint-Phar  n'avait  pas  l'habitude  de  consul- 
ter ses  inférieurs.  Cette  interrogation  ne 
s'adressait  qu'à  lui-même,  c'était  un  lam- 
beau de  monologue. 

Pourtant,  Roseval  pensa  qu'il  pouvait  y  ré- 
pondre. Il  glissa  timidement  ces  deux  mots  ; 

—  Une  reprise... 

—  Une  reprise!  rugit  Saint-Phar  en  se 
tournant  brusquement  vers  le  pauvre  régis- 
seur, mais  laquelle?  Je  vous  le  demande!  la- 
quelle ? 

Et  il  se  remit  à  marcher,  comme  Napoléon 
dans  les  pièces  de  l'ancien  Cirque-Olympique. 

Ce  fut  le  vieux  souffleur  qui  rompit  le  si- 
lence. 

—  Dites  donc,  Roseval  !  fit-il  en  interpel- 
lant son  camarade,  d'un  air  dégagé,  vous  rap- 
pelez-vous les  Forçats  de  l'honneur? 

Cette  simple  phrase  produisit  l'effet  attendu. 
Le  directeur  s'arrêta  de  nouveau. 

—  Les  Forçats  de  l'Honneur,  murmura-t-il, 
c'est  une  pièce  qui  a  eu  un  grand  succès  au- 
trefois... 


76        SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Et  qui  n'a  pas  été  reprise,  ajouta  le  souf- 
fleur. 

—  Vous  croyez  ? 

—  J'en  suis  sûr...  On  n'a  jamais  pu  trouver 
un  acteur  pour  le  rôle  de  Fontenoy... 

—  Ah  !  c'était  Fontenoy? 

—  Et  madame  Paul.  Ils  avaient  une  scène 
au  troisième  acte!...  Ah!  quelle  scène!  Je  n'ai 
rien  vu  de  plus  beau  au  théâtre...  Et  le  cin- 
quième acte,  donc  !  Q  uand  M.  de  Solange  ar- 
rivait et  disait  au  banquier  qui  croyait  l'avoir 
assassiné  : 

a  Excusez-moi,  monsieur,  de  vous  avoir  fait 
un  peu  attendre...  »  Je  vois  encore  Montléry 
dans  ce  rôle-là  ! 

—  Montléry  jouait  ? 

—  Je  crois  bien!  c'était  son  plus  beau  rôle... 
c'est  là-dedans  qu'il  a  débuté.  Et  le  père  Si- 
monnet,  qui  figure  aujourd'hui  aux  Délasse- 
ments-Lyriques, c'était  lui  qui  jouait  le  ban- 
quier. Moi,  j'ai  créé  le  rôle  de  l'officier  de 
marine,  M.  de  Versac...  Ah!  c'était  le  bon 
temps  ! 

—  Quand  a-t-on  joué  cela? 

—  En  ;i8. 

—  Quarante  et  un  ans  !  La  pièce  a  dû  vieillir. 

—  Mais  non  !  pas  trop...  vous  verrez.  Il  y  a 
quelques  mots  à  éplucher  par-ci  par-là...  des 


LA   REPRISE  DES  FORÇ ATS  DE  L'HONNEUR.   77 

cheveux  blancs;  mais  le  fond -est  très  empoi- 
gnant... 

—  Qui  est-ce  qui  pourrait  jouer  cela?  Croyez- 
vous  que  Stéphane... 

—  Parfaitement.  Stéphane  sera  bon.  Il  n'a 
pas  la  chaleur  de  Fontenoy,  il  manque  de 
souffle,  il  sera  gêné  dans  les  passages  de 
force...  mais  il  a  du  sentiment,  de  la  tenue,  et 
il  est  surtout  très  aimé  du  public.  Pour  moi, 
il  peut  jouer  le  rôle...  Dame,  ce  ne  sera  pas 
Fontenoy  ! 

Saint-Phar  avait  laissé  parler  le  vieux  souf- 
fleur sans  l'interrompre.  Il  en  savait  assez 
maintenant;  le  moment  était  venu  de  repren- 
dre son  rang. 

—  C'est  bien,  mon  ami,  dit-il  à  Ulric...  j'avi- 
serai. 

Et  il  se  retira,  laissant  ses  deux  employés 
saisis  de  crainte  et  de  respect. 

Deux  jours  après,  les  journaux  de  théâtre 
publiaient  la  note  suivante  : 

«t  Par  suite  d'arrangements  intervenus  entre 
la  direction  du  Théâtre-Populaire  et  les  au- 
teurs de  la  pièce  qui  était  en  cours  de  répéti- 
tions, la  première  représentation  de  la  Cein- 
ture de  fer  se  trouve  indéfiniment  ajournée. 

■D  En  attendant  la  pièce  qui  devait  passer 
après  celle-ci  et  qui  sera  signée  d'un  nom  cher 


SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


au  public,  M.  Saint-Phar  va  reprendre  un 
drame  de  feu  Palagniez  et  Destourville,  deux 
auteurs  qui  ont  eu  leur  heure  de  célébrité  et 
qui  ont  fait  pleurer  bien  souvent  les  hommes 
de  la  génération  précédente. 

»  Les  Forçats  de  l'Honneur  furent  joués  pour 
la  première  fois  le  12  avril  i838,  au  théâtre  des 
Jeux-Dramatiques  et  littéraires,  une  ancienne 
salle  bâtie  sur  l'emplacement  qu'occupent  au- 
jourd'hui les  grands  magasins  à\î  Progrès  uni- 
versel. La  pièce  eut  cent  cinquante  représen- 
tations, ce  qui  était  énorme  pour  l'époque; 
depuis  elle  n'a  jamais  été  reprise. 

»  Le  rôle  de  Gercourt,  une  des  belles  créa- 
tions de  Fontenoy,  sera  joué  par  Stéphane, 
qui  s'y  montrera,  dit-on,  sous  un  jour  absolu- 
ment nouveau;  le  principal  rôle  de  femme, 
celui  d'Emmeline,  créé  par  madame  Paul, 
servira  aux  débuts  de  mademoiselle  Cordelia 
Ruber,  la  jeune  première  qui  a  obtenu  der- 
nièrement tant  de  succès  au  théâtre  de 
Bruxelles. 

»  On  voit  que  la  première  représentation 
des  Forçats  de  l'Honneur  joindra  au  vif  attrait 
d'une  résurrection  littéraire  tous  les  éléments 
de  curiosité  qu'on  est  habitué  à  rencontrer 
dans  le  théâtre  si  intelligemment  dirigé  par 
M.  Saint-Phar.  » 


LA   REPRISE   DES  FORÇATS  DE  L'HOXXEUR.  'jg 

Cette  note  tomba  sous  les  yeux  de  feu  Des- 
tourville...  qui  n'était  pas  mort.  Palagniez  était 
seul  entré  dans  l'immortalité;  Destourville 
vivait  encore  et  portait  très  allègrement  ses 
soixante-dix-neuf  ans. 

Il  demeurait  au  cinquième  étage  d'une 
maison  située  rue  des  Moines,  aux  BatignoUes, 
et  les  habitués  du  square  connaissaient  par- 
faitement ce  petit  vieillard  propret,  qui  venait 
s'asseoir  tous  les  jours  à  la  même  place  et  qui 
décrivait  des  cercles  sur  le  sable  avec  un  ma- 
gnifique jonc  à  pomme  d'or. 

Mais  ils  ignoraient,  par  exemple,  que  ce 
brave  homme  était  l'auteur  d'environ  soixante 
drames  ou  vaudevilles,  joués  jadis  au  boule- 
vard du  Temple,  et  qu'il  avait  eu,  comme  di- 
saient les  journaux,  son  heure  de  célébrité. 
Tout  le  monde  l'ignorait  d'ailleurs,  sauf  trois 
ou  quatre  vieux  amis  de  Destourville,  anciens 
auteurs  ou  acteurs,  aussi  inconnus  que  lui. 
Depuis  plus  de  vingt  ans,  son  répertoire  avait 
été  complètement  abandonné  ;  les  quelques 
théâtres  de  banlieue  qui  pendant  longtemps 
lui  avaient  été  fidèles  ne  jouaient  plus  que  les 
-drames  du  jour,  et  la  province  elle-même,  con- 
vertie à  l'opérette,  avait  oublié  les  noms  de 
ses  plus  fameux  succès:  Paquot  et  Pâquerette, 
Pierre  le  voleur,  le  Marquis  de  Saint-Ebne, 


8o        SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

les  Nuits  du  Belvédère,  Léontine  Bernard, 
l'Usurier  gentilhomme ,  et  son  plus  grand 
titre  de  gloire  :  les  Forçats  de  VHonneur,  une 
pièce  que  l'Académie  française  avait  failli  cou- 
ronner comme  ouvrage  utile  aux  mœurs. 

Vous  pensez  si  Destourville  fut  surpris  en 
lisant  la  note  du  Courrier  des  Spectacles!  Sur- 
pris et  froissé.  Certes  il  avait  renoncé  à  toute 
prétention,  ce  pauvre  Destourville;  il  savait 
fort  bien  que  son  temps  était  passé  et  que 
d'autres  régnaient  à  leur  tour  dans  les  théâ- 
tres où  il  avait  trôné  jadis.  Mais  qu'on  allât 
jusqu'à  le  croire  mort,  comme  son  collabora- 
teur, non  !  c'était  trop  fort.  Passe  encore  pour 
feu  Palagniez;  il  n'avait  plus  le  droit  de  récla- 
mer, celui-là,  et  puis,  il  avait  si  peu  travaillé 
à  la  pièce...  mais  feu  Destourville! 

L'auteur  des  Forçats  de  l'Honneur  résolut 
d'adresser  une  lettre  au  directeur  du  journal^ 
une  lettre  spirituelle;  c'était  la  meilleure  ma- 
nière de  prouver  qu'il  était  bien  vivant. 

Il  prit  sa  bonne  plume  et  écrivit  : 

«  Monsieur  le  rédacteur, 

j)  La  nouvelle  que  vous  publiez  dans  votre 
journal,  toujours  si  bien  informé,  au  sujet  de 
la  prochaine  reprise  des  Forçats  de  l'Honneur^ 


LA   REPRISE    DES  FORÇATS  DE  L'HONNEUR.  Si 

est  exacte  de  tous  points...  sauf  en  ce  qui  me 
concerne. 

T>  Dussé-je  contrarier  vivement  ceux  de  mes 
confrères  qui  se  réjouissaient  déjà  de  ma  dis- 
parition, je  suis  forcé  de  leur  avouer  que  la 
Camarde  n'est  pas  encore  venue  frapper  à  ma 
porte. 

y>  Mon  a  heure  de  célébrité  »  a  sonné  depuis 
longtemps,  il  est  vrai;  et  je  ne  vais  plus  au 
spectacle;  mais  j'assiste  de  loin  à  celui  que 
nous  donnent  nos  novateurs  littéraires,  et  je 
m'y  amuse  trop  pour  avoir  envie  de  le  quitter. 

»  Sur  ce,  monsieur  le  rédacteur,  je  retourne 
dans  la  tombe  que  vous  aviez  si  vite  refermée 
sur  moi,  et  je  vous  prie  d'agréer  l'hommage  de 
ma  parfaite  considération.  » 

Le  Courrier  des  Spectacles  inséra  la  lettre 
en  la  faisant  précéder  de  ces  réflexions  : 

tt  II  paraît  que  nous  avons  contristé,  sans  le 
vouloir,  l'un  des  auteurs  de  la  pièce  qu'on  va 
reprendre  au  Théâtre-Populaire.  Les  Forçats 
de  V Honneur  ont  deux  pères  que  nous  avions 
crus  morts  tous  deux.  Nous  nous  trompions 
de  moitié.  Celui  qui  a  survécu,  M.  Destour- 
ville,  nous  fait  l'honneur  de  nous  écrire  pour 
réclamer  contre  cette  fâcheuse  supposition. 

5. 


82        SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

y>  Aucune  rectification  ne  pouvait  nous  être 
plus  agréable,  et  nous  insérons  la  lettre  de 
l'honorable  M.  Destourville  avec  un  plaisir 
que  ne  gâte  même  pas  la  petite  pointe  d'amer- 
tume dont  notre  correspondant  n'a  pu  s'af- 
franchir. L'auteur  des  Forçats  de  l'Honneur  a 
bien  tort  de  croire  qu'on  se  réjouissait  de  sa 
disparition  ;  pour  notre  part,  nous  ne  nous  en 
étions  même  pas  aperçus...  Mais  nous  sommes 
heureux  d'apprendre  que  M.  Destourville  est 
encore  de  ce  monde,  et  nous  applaudissons  de 
grand  cœur  à  la  résurrection  du  drame  que  les 
a  novateurs  littéraires  »  avaient  si  mécham- 
ment enterré.  y> 

Cette  réplique  fit  un  certain  bruit.  On  ^ 
parla  le  soir  au  café  des  Variétés. 

—  Avez-vous  vu,  dit  Robinet,  comme  le 
Courrier  des  Spectacles  a  mouché  ce  pauvre 
Destourville  ? 

Ce  qui  valut  à  Robinet  cette  réponse  : 

—  Le  plus  ridicule  des  deux  n'est  pas  celui 
qu'on  pense.  Destourville  est  un  brave  homme 
qui  n'a  pas  l'habitude  d'écrire  aux  journaux 
et  qui  s'en  tire  à  sa  façon  ;  et  Trie-Trac  fait 
son  métier  de  journaliste  en  s'escrimant  en 
vingt  lignes  sur  une  lettre  qui  n'en  valait  pas 
deux. 

—  Eh  bien,  alors,  le  plus  ridicule?... 


LA   REPRISE   T>ES  FORÇATS  DE  LHONNEUR.  S^ 

—  Le  plus  l^iSicule,  c'est  vous,  qui  vous 
mêlez  de  ce  qui  ne  vous  regarde  pas. 

Là-dessus,  Robinet  s'était  fâché,  on  en  était 
venu  aux  mots,  les  amis  avaient  dû  intervenir, 
et,  en  fin  de  compte,  on  avait  éreinté  l'auteur 
des  Forçats  de  VHonneur,  cause  involontaire 
du  débat. 

Pendant  ce  temps,  les  répétitions  de  la  pièce 
se  poursuivaient  activement. 

Destourville,  après  avoir  attendu  vainement 
durant  plusieurs  jours  un  bulletin  de  con- 
vocation, se  présenta  enfin  au  Théâtre-Popu- 
laire. 

La  concierge  ne  voulut  pas  le  laisser  passer. 

—  Où  allez- vous?  lui  cria-t-elle  de  cette  voix 
particulière  aux  concierges  de  théâtre, 

Destourville  aurait  pu  répondre  :  Je  suis 
l'auteur  de  la  pièce  qu'on  répète  en  ce  moment. 
Mais  il  se  complaisait  dans  son  incognito, 
comme  le  petit  caporal  devant  le  fameux 
factionnaire,  et  il  voulait  jouir  de  la  confusion 
de  la  concierge,  lorsqu'elle  apprendrait  le  nom 
de  l'homme  à  qui  elle  avait  interdit  l'entrée 
des  coulisses. 

Il  ne  répondit  donc  pas,  et  monta  vivement 
l'escalier  qui  se  trouvait  devant  lui. 

La  concierge,  furieuse,  s'était  élancée  sur 
ses  pas,  et  criait  : 


84        SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Eh!   monsieur!  monsieur!  oui!...   vous, 
là-bas  !... 

Ce  tumulte  interrompit  la  répétition.  Saint- 
Phar  se  leva. 

—  Qu'est-ce  donc?  fit-il. 

La  concierge,  tout  essoufflée,  montra  Des- 
tourville  : 

—  C'est  ce  monsieur  qui  veut  forcer  la  con- 
signe. 

Tout  le  monde  regardait  l'auteur  des  For- 
çats de  l'Honneur.  C'était  le  moment  de  pro- 
duire son  effet. 

—  Je  suis  M.  Destourville,  dit-il  en  souriant. 

—  Ah!  fitSaint-Phar. 

Et  ce  fut  tout.  A  peine  un  léger  salut  pour 
marquer  que  ce  nom  était  connu  du  directeur. 
Quant  à  la  concierge,  elle  n'avait  exprimé  au- 
cune confusion,  et  s'était  contentée  de  redes- 
cendre à  sa  loge  en  grommelant  :  «  Trouville  !... 
Trouville!...  Ce  n'est  pas  une  raison  pour 
passer  impoliment  devant  le  monde  !  » 

Il  y  eut  un  moment  de  silence. 

Saint-Phar  regarda  Destourville  : 

—  Vous  veniez  me  demander  quelque  chose? 

—  Moi?...  non,  fit  le  bonhomme  tout  trou- 
blé. C'est-à-dire...  si...  Est-ce  que...  est-ce 
qu'il  n'y  a  pas  de  répétition? 

Saint-Phar  le  regarda  de  nouveau. 


LA    REPRISE   DES  FORÇATSDEL'HONXEUR.   85 

—  C'est  pour  cela  que  vous  venez?... 
Il  appela  le  régisseur. 

—  Roseval,  donnez  une  chaise  à  monsieur! 
Et  se  tournant  vers  Destourville  : 

—  Excusez-moi,  ajouta-t-il,  mais  nous  som- 
mes horriblement  pressés. 

Les  acteurs  avaient  repris  leurs  places.  La 
répétition  continua.  Destourville,  assis  près 
du  directeur,  écoutait  depuis  quelques  mi- 
nutes, lorsqu'il  ht  un  soubresaut. 

—  Mais  c'est  le  troisième  acte  que  vous 
Jouez  là  ! 

—  Certainement,  répondit  Saint-Phar.  Vous 
voulez  qu'on  recommence  le  prologue?  Nous 
n'avons  pas  le  temps. 

—  Quand  jouez-vous  donc? 

—  Dans  huit  jours. 

Dans  huit  jours!  une  pièce  de  cette  impor- 
tance !  qui  était  si  difficile  à  apprendre,  dont  la 
mise  en  scène  était  si  compliquée  !  On  la  ré- 
pétait comme  un  acte  de  revue! 

Le  pauvre  auteur  n'en  revenait  pas. 

Et  la  répétition  continuait  toujours.  Sté- 
phane, debout  derrière  Cordelia  Ruber,  lui 
adressait  à  voix  basse  des  propos  rapides  et 
entrecoupés.  C'était  la  fameuse  scène  d'amour 
entre  Gercourt  et  Emmeline,  celle  que  Fonte- 
noy  et  madame  Paul  jouaient  avec  tant  de 


86       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

passion,  et  dont  un  critique  avait  dit  qu'elle 
était  écrite  avec  une  plume  trempée  dans  l'en- 
crier de  Shakespeare  ! 

—  Ce  n'est  pas  possible,  pensa  Destourville, 
ils  ne  jouent  pas,  ils  répètent  pour  la  mémoire. 

Et  prenant  la  parole  : 

—  Pardon,  monsieur...  pardon,  mademoi- 
selle... Vous  allez  peut-être  me  trouver  bien 
indiscret...  mais  cette  scène  est  la  scène  capi- 
tale... je  serais  très  curieux  de  l'entendre,  et 
vous  m'obligeriez  infiniment  en  la  jouant 
comme  vous  la  joueriez  le  soir. 

Un  lapin  se  présentant  seul  au  milieu  d'une 
assemblée  de  chasseurs  n'aurait  pas  produit 
plus  d'étonnement. 

—  Je  ne  comprends  pas,  dit  Stéphane. 

—  Moi  non  plus,  ajouta  Saint-Phar. 
Destourville  se  troublait,  rougissait,  perdait 

pied... 

—  Enfin...  je  veux  dire...  si  vous  pouviez 
donner  un  peu  plus  de  voix...  Certainement, 
c'est  très  bien  comme  cela,  mais  j'aimerais 
mieux... 

—  Ah!  fit  Stéphane  en  souriant,  je  vois  ce 
que  veut  monsieur.  Monsieur  voudrait  m'en- 
tendre  vibrer? 

—  Non!  pas  précisément...  mais  c'est  une 
scène  de  passion;  et  alors... 


LA   REPRISE   DES  FO  RÇ  ATS  DE  L'HONNE  UR.  87 

—  Alors  il  faudrait  agiter  les  bras  en  l'air, 
rouler  des  yeux  furibonds  et  pousser  des  sou- 
pirs comme  un  soufflet  de  forge?  C'est  comme 
cela,  n'est-ce  pas,  que  vous  comprenez  la  pas- 
sion? 

—  Pardon...  je... 

—  Ce  n'est  pas  mon  genre,  malheureuse- 
ment ;  mon  genre,  à  moi,  c'est  l'émotion  con- 
tenue, l'émotion  naturelle,  et,  permettez-moi 
de  vous  le  dire,  le  public  aime  assez  ce  genre-là. 

—  Je  ne  conteste  pas... 

—  Pourtant,  si  vous  pensez  que  je  ne  suis 
pas  l'homme  du  rôle,  je  suis  prêt  à  renoncer... 

Saint-Phar  s'était  levé.  11  intervint. 

—  Mais  pas  du  tout!  Qu'est-ce  que  vous  me 
chantez  avec  votre  rôle!  Il  vous  va  parfaite- 
ment. Est-ce  que  vous  vous  figurez  que  je  vais 
le  donner  à  un  autre?... 

—  Si  monsieur  estime... 

—  Monsieur  n'a  rien  à  estimer  du  tout.  Il 
vous  fait  les  observations  qui  lui  plaisent,  vous 
jouez  le  rôle  comme  vous  l'entendez,  et  tout  le 
monde  est  d'accord. 

Et  se  tournant  vers  Destourville  : 

—  Je  vous  demande  pardon,  cher  mon- 
sieur... mais  vous  comprenez?  si  nous  nous 
arrêtons  à  chaque  instant,  il  n'y  a  plus  de  ré- 
pétition possible. 


88        SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

L'auteur  ne  pouvait  pas  se  tenir  pour  battu. 
Il  répliqua  d'un  air  piqué  : 

—  Je  croyais  rendre  service  aux  artistes  en 
leur  indiquant  la  tradition... 

—  Oui...  oui...  c'est  convenu,  fit  Saint-Phar. 
Je  la  connais  aussi,  la  tradition.  Je  l'ai  jouée 
dans  le  temps.  Mais  elle  n'est  plus  de  mode 
aujourd'hui,  et  il  faut  suivre  la  mode...  Allez, 
Stéphane  ! 

Destourville  se  rassit  sans  répondre  et 
écouta,  d'un  air  navré,  la  fin  de  sa  scène 
d'amour.  Tous  les  effets  sur  lesquels  il  avait 
compté,  tous  ces  mots  à  panache  que  Fontenoy 
lançait  jadis  de  sa  voix  puissante,  se  noyaient 
dans  la  diction  sourde  et  monotone  qui  caracté- 
risait ce  que  Stéphane  appelait  son  a  émotion 
contenue  ». 

Il  y  avait  une  phrase,  pourtant,  dont  l'éclat 
ne  pouvait  être  amorti,  une  phrase  que  tous 
les  jeunes  gens  de  i838  avaient  apprise  par 
cœur  et  qui  faisait  courir  des  frissons  dans 
la  salle,  lorsque  Fontenoy  la  disait  à  l'oreille 
de  madame  Paul.  C'était  celle-ci  : 

a  Je  suis  de  ces  hommes  qui  portent  un 
monde  dans  leur  poitrine  et  qui  étreignent 
leur  amante  avec  des  bras  dont  la  morsure  ne 
s'efface  pas!...  » 

Destourville  attendit  cette  phrase... 


LA  REPRISE  DES  FO  RÇ  A  TS  DE  L'H  OXXE  UR.   89 

Elle  ne  vint  pas. 
On  passa  à  la  scène  suivante. 
Pour  le   coup ,  le  pauvre    auteur  n'y  tint 
plus.  Il  se  leva,  tremblant. 

—  Mais  la  phrase?  dit-il...  Vous  passez  la 
phrase  ! 

—  Quelle  phrase?  fit  Saint-Phar. 

—  a  Je  suis  de  ces  hommes  qui...  » 

—  Ah!  oui...  les  cheveux  blancs?  Nous  les 
avons  coupés. 

Destourville  pâlit;  puis,  d'une  voix  qu'il 
s'efforçait  de  rendre  calme  : 

—  C'est  bien...  dit-il.  Je  vois  que  ma  pré- 
sence ici  est  inutile...  je  m'en  vais. 

Et  il  partit,  sans  que  personne  fît  un  pas 
pour  le  retenir.  On  était  blasé,  au  Théâtre-Po- 
pulaire, sur  l'amour-propre  des  auteurs  qui  ne 
pouvaient  pas  supporter  une  observation. 

Destourville,  rentré  chez  lui,  se  demanda 
s'il  ne  devait  pas  protester  publiquement  par 
une  lettre  adressée  à  tous  les  journaux...  Mais 
non  !  on  ne  le  comprendrait  pas,  on  se  moque- 
rait encore  de  lui.  Il  valait  mieux  ne  rien  dire 
et  protester  par  son  absence,  en  n'assistant 
pas  à  la  représentation. 

C'est  pourquoi,  le  soir  de  la  première  étant 
arrivé,  Destourville  se  dirigea  vers  le  Théâtre- 
Populaire. 


90    SCENES  DE  LA  VIE  DE  THEATRE. 

Il  avait  réfléchi...  Ne  pas  aller  aux  répéti- 
tions, c'était  bien;  sa  dignité  lui  en  faisait  un 
devoir;  mais  ne  pas  assister  à  la  première  re- 
présentation, c'eût  été  trop.  En  somme,  il  ne 
risquait  rien;  personne  ne  le  verrait;  il  se  tien-, 
drait  caché  dans  la  salle,  et  il  n'irait  sur  le 
théâtre  que  si  la  pièce  avait  un  grand  succès, 
—  ce  qui,  après  tout,  était  possible. 

Ce  qui  était  même  probable  :  il  n'osait  pas 
se  l'avouer  à  lui-même,  mais  la  confiance  lui 
était  revenue  et  il  commençait  à  croire  que  les 
changements  faits  à  sa  pièce  ne  lui  nuiraient 
pas  autant  qu'il  l'avait  craint.  Les  journaux 
annonçaient  que  la  répétition  générale  avait 
marché  admirablement;  on  parlait  d'une  mise 
en  scène  magnifique  :  Saint-Phar  s'était  sur- 
passé et  il  y  avait  au  quatrième  acte  un  clou 
qui  ferait  courir  tout  Paris... 

Ce  clou  avait  intrigué  Destourville. 

-—  Qu'est-ce  que  ça  peut  être?  pensait-il.  Le 
quatrième  acte,  c'est  l'acte  de  la  diligence...  Il 
n'y  avait  pas  de  clou...  Enfin,  nous  verrons 
bien;  puisque  la  répétition  générale  a  eu  du 
succès,  la  représentation  peut  réussir  égale- 
ment. 

C'est  dans  ces  dispositions  qu'il  arriva  au 
théâtre,  où  ces  mots,  Les  Forçats  de  VHon- 
yieur,  resplendissaient  en  lettres  de  feu.  Des- 


LA    REPRISE    DES  FORÇATS  DE  L'HOWEUR.  gt 

tourville  prit  une  stalle  de  parterre  et  alla  se 
placer  au  dernier  rang,  devant  une  baignoire 
inoccupée. 

On  commença  à  huit  heures,  —  l'affiche 
disait  :  7  heures  1/4  très  précises,  —  devant 
une  salle  à  moitié  vide.  Elle  se  garnit  pendant 
le  premier  acte,  au  bruit  des  petits  bancs,  des 
portes  s'ouvrant  et  se  fermant  avec  fracas,  des 
«  chut!  »  et  des  <c  taisez-vous  donc!  » 

Ce  premier  acte  s'acheva  sans  encombre. 
L'exposition  parut  un  peu  traînante;  on  ne 
voyait  pas  encore  où  l'auteur  voulait  aller, 
mais  comme  le  disait  un  grand  critique  à  son 
voisin  de  l'orchestre,  ces  prologues  laborieux 
étaient  du  goût  de  nos  pères,  qui  avaient  be- 
soin de  bien  connaître  le  sujet  avant  de  se  dé- 
cider à  le  suivre. 

Ce  sujet  se  dégagea  clairement  au  second 
acte.  Les  Forçats  de  l'Honneur  étaient  les  fils 
d'un  banquier  qui  avait  détourné  la  fortune 
d'un  de  ses  clients;  pour  réparer  le  crime  de 
leur  père,  sans  être  obligés  de  le  dénoncer,  ils 
s'étaient  expatriés,  avaient  endossé  la  blouse 
de  œ  l'artisan  »  et  entrepris  une  vie  de  luttes  et 
de  travail. 

On  applaudit  plusieurs  fois  et  assez  vive- 
ment. C'est  à  peine  si  quelques  sourires  se 
dessinèrent  sur    les  lèvres   des   spectateurs. 


ga   SCENES  DE  LA  VIE  DE  THEATRE. 

exhortés  par  Stéphane  à  marcher,  comme  lui, 
c^  à  la  conquête  de  l'honneur  !  »  La  salle  était 
visiblement  sympathique.  On  éprouvait  le 
besoin  de  réparer  l'injuste  oubli  dans  lequel 
le  répertoire  de  Destourville  avait  été  laissé  si 
longtemps,  et  l'on  ne  demandait  «  qu'à  faire  un 
succès  y  aux  Forçats  de  l'Honneur. 

L'occasion,  d'ailleurs,  était  excellente  pour 
réagir  contre  les  tendances  dites  naturalistes 
qui  se  manifestaient  dans  les  pièces  du  jour,  et 
le  public,  agacé  du  tapage  que  faisaient  les 
coryphées  de  la  nouvelle  école,  se  prom.ettait 
d'accueillir  chaleureusement  tout  ce  qui  ap- 
partiendrait, suivant  l'expression  de  ces 
messieurs  ,  au  a  tralala  de  la  friperie  roman- 
tique ». 

Le  second  acte  finit  donc  sur  une  salve 
d'applaudissements,  et  le  courant  de  sympa- 
thie qui  avait  gagné  presque  tous  les  specta- 
teurs se  répandit  dans  les  couloirs  pendant 
l'entr'acte. 

Debout  contre  la  porte  d'une  loge,  entouré 
d'un  petit  cercle  de  journalistes,  le  grand  cri- 
tique qui  avait  excusé  tout  à  l'heure  les  len- 
teurs de  l'exposition,  constatait  maintenant 
l'effet  de  cette  action  si  péniblement  engagée. 

—  Eh  bien,  voilà!  disait-il,  c'est  du  théâtre, 
ça!  C'est  le  vieux  jeu,  c'est  poncif,  c'est  tout 


LA    REPRISE    DES    FORÇ  A  TS  DE  L'HOWE  UR.  g'i 

ce  que  vous  voudrez;  il  y  a  des  phrases  à  cou- 
per au  couteau...  mais  ça  empoigne,  enfin  c'est 
du  théâtre  ! 
Et  tout  le  monde,  de  répéter  autour  de  lui  : 

—  Évidemment...  c'est  du  théâtre! 
Destourville,  en  passant  devant  les  groupes, 

recueillait  directement  ces  témoignages  d'ad- 
miration dont  il  avait  perdu  l'habitude,  et  s'en 
nourrissait  comme  d'une  manne  réconfor- 
tante. 

—  A  la  bonne  heure!  pensait-il.  Le  public 
me  comprend  encore,  lui!  Il  est  plus  intelli- 
gent que  MM.  Saint-Phar  et  Stéphane.  Et  l'on 
dit  que  le  goût  a  changé  !...  Ce  n'est  pas  vrai! 
Le  goût  du  public  est  toujours  le  même...  Ce 
sont  les  acteurs  qui  changent. 

Le  vieil  auteur  se  réjouissait  aussi  de  pou- 
voir garder  l'incognito.  Si  sa  figure  avait  été 
connue,  il  n'aurait  pas  pu  circuler  dans  les 
couloirs  comme  il  le  faisait,  et  il  ne  se  serait 
pas  rendu  compte  par  lui-même  de  la  bonne 
impression  que  sa  pièce  avait  produite. 

Il  se  complaisait  dans  ces  réflexions,  lors- 
qu'un jeune  homme  s'approcha  de  lui  et,  sou- 
riant d'un  air  moitié  aimable,  moitié  gogue- 
nard : 

—  Eh  bien,  monsieur  Destourville...  vous 
êtes  content? 


î;4 


SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


Deslourville  voulut  saluer. 

—  Non!  non!  fit  le  jeune  homme,  restez 
couvert.  Je  n'ai  que  quelques  petits  rensei- 
gnements à  vous  demander.  D'abord,  quel  âge 
avez- vous? 

Destourville  crut  avoir  mal  entendu.  Il  mit 
la  main  à  son  oreille. 

—  Je  vous  demande,  dit  le  jeune  homme  sur 
un  ton  plus  haut,  si  vous  avez  quatre-vingt- 
deux  ou  quatre-vingt-trois  ans.  On  pariait 
devant  moi  pour  quatre-vingt-trois. 

—  J'en  ai  soixante- dix-huit,  murmura  Des- 
tourville en  rougissant,  mais  je  ne  vois  pas 
l'intérêt... 

—  C'est  juste.  Vous  ne  me  connaissez  pas. 
Voici  ma  carte. 

Et  le  jeune  homme  tendit  au  vieillard  une 
carte  ainsi  disposée  : 


OCTAVE  FLECHINOT 

(ariel) 
Rédacteur  au  PARIS-CASCADE 


Destourville  jeta  les  yeux  sur  la  carte. 


LA   REPRISE  DES    FORÇATS  DE  L'HONNEUR.  qS 

—  Ah!  très  bien,  fit-il,  vous  êtes  journa- 
liste?... Je  comprends. 

Mais,  à  la  vérité,  il  ne  comprenait  pas  du 
tout.  Pourquoi  ce  jeune  homme  tenait-il  à- 
savoir  son  âge? 

—  J'ai  l'intention  de  vous  consacrer  ma 
a  soirée  »,  dit  Fléchinot. 

Destourville  le  regarda  avec  stupeur. 

—  Votre  soirée? 

—  Oui,  reprit  le  journaliste,  je  parlerai  de 
vous.  Il  faut  donc  que  vous  me  donniez  des 
détails...  des  anecdotes,  surtout.  Vous  devez 
en  avoir  de  drôles  ! 

—  Sur  quoi? 

—  Sur  n'importe  quoi.  Parlez-moi  de  votre 
jeune  temps...  Vous  avez  été  très  lié  avec 
mademoiselle  Mars,  me  dit-on? 

Le  vieillard  balbutia  : 

—  Mais,  monsieur... 

—  Oh!  fit  le  jeune  homme  en  riant,  il  n'y 
a  plus  d'indiscrétion  maintenant!  Je  ne  vous 
demande,  bien  entendu,  que  ce  que  le  public 
peut  savoir... 

Puis,  prenant  son  carnet  : 

--  Voyons,  nous  disons  :  soixante-dix-huit 
ans;  a  connu  mademoiselle  Mars...  Vous  avez 
été  aussi  garde  du  corps,  je  crois?.  ..Ah!  tiens  1 
a  garde  du  corps  !  »  C'est  un  mot.  Je  le  met- 


pb        SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

trai.wEt  où  demeurez-vous?  Comment  vivez- 
vous  ?... 

L'auteur  des  Forçats  de  l'Honneur  comprit 
alors  ce  que  M.  Fléchinot  entendait  par  cette 
a  soirée  »  qu'il  voulait  lui  consacrer.  C'était 
un  de  ces  articles  qu'un  chroniqueur  parisien 
avait  mis  à  la  mode  et  qui  étaient  devenus 
l'accompagnement  obligé  de  tous  les  comptes 
rendus  de  théâtre.  On  demandait  aux  journa- 
listes qui  s'en  chargeaient  beaucoup  d'esprit  ou 
beaucoup  de  détails...  Et  Octave  Fléchinot 
y  mettait  ce  qu'il  pouvait  se  procurer  le  plus 
facilement. 

Destourville,  ayant  répondu  de  son  mieux 
aux  questions  du  jeune  œ  indiscrétionniste  », 
rentra  dans  la  salle  pour  écouter  son  troi- 
sième acte,  le  plus  beau,  suivant  lui,  l'acte  de 
la  scène  d'amour.  Si  le  public  était  toujours 
aussi  bien  disposé,  l'effet  allait    être  énorme. 

Dans  cet  acte,  Gercourt,  le  fils  aîné  du  ban- 
quier infidèle,  venait  travailler  comme  maçon 
chez  le  frère  de  l'homme  que  son  père  avait 
dépouillé,  et  s'y  rencontrait  avec  la  fille  de 
celui-ci,  Emmeline,  qui  avait  été  son  amie 
d'enfance,  et  qui,  en  le  retrouvant  sous  ce  nou- 
veau costume,  s'éloignait  avec  dédain,  Ger- 
court la  retenait  par  un  mot  suppliant,  et  c'est 
alors  que  commençait  la  grande  scène  d'amour. 


LA  REPRISE    DES  FORÇATS  DE  L'HONNEUR.  97 

Il  sembla  à  Destourville  que  le  public  se 
montrait  plus  froid.  La  toile  était  levée  depuis, 
un  quart  d'heure  et  on  n'avait  pas  encore  ap- 
plaudi. Quand  Gercourt  s'était  jeté  aux  pieds 
d'Emmeline  en  criant  :  «  Ah  !  ne  craignez  pas 
de  frôler  cette  blouse  ;  elle  est  le  symbole  du 
travail  !  »  l'auteur  avait  cru  percevoir  quelques 
rires  étouffés,  mais  il  n'en  était  pas  sûr;  la 
baignoire  placée  derrière  lui  venait  de  s'ouvrir, 
et  les  deux  dames  qui  l'occupaient,  avec  deux 
messieurs  cravatés  de  blanc,  riaient,  chucho- 
taient, parlaient  haut;  il  n'y  avait  plus  moyen 
d'entendre  la  pièce. 

La  scène  d'amour  passa  inaperçue.  Sté- 
phane, fidèle  à  sa  théorie  de  «  l'émotion  con- 
tenue »,  la  murmura  plutôt  qu'il  ne  la  joua.  Les 
propos  brûlants  qu'il  devait  adresser  à  Cor- 
delia  Ruber  restèrent  connus  d'elle  seule;  et 
lorsque  la  claque  lui  répondit  par  une  bordée 
d'applaudissements,  le  public  témoigna,  par 
son  abstention,  qu'il  entendait  rester  étranger 
aux  confidences  du  Forçat  de  l'Honneur. 

—  C'est  bien  ce  que  je  craignais,  pensa  Des- 
tourville. La  scène  n'a  pas  porté...  Comment 
porterait-elle,  jouée  de  cette  façon?...  Si  en- 
core ils  avaient  dit  la  phrase  !...  c'était  un  effet 
considérable... 
Le  troisième  acte  s'acheva  tant  bien  que  mal 

() 


98   SCÈNES  DE  LA  VIE  DE  THEATRE. 

au  milieu  de  l'indifférence  générale,  et  le  rideau 
s'étant  levé  à  la  demande  de  la  claque,  Sté- 
phane et  Cordelia  mirent  un  certain  temps  à 
saluer  le  public.  Cordelia,  restée  au  fond  du 
théâtre,  faisait  des  signes  désespérés  à  Sté- 
phane qui  se  refusait  à  venir  en  scène...  Enfin, 
il  se  présenta  et  salua  le  public  avec  un  de  ces 
gestes  d'abattement  qui  veulent  dire  :  «  Vous 
savez,  j'ai  soutenu  l'auteur  tant  que  j'ai  pu..., 
mais  vraiment,  avec  cette  pièce-là,  il  n'y  a  pas 
moyen  de  faire  mieux  !  » 

Dans  les  couloirs,  les  spectateurs  se  com- 
muniquaient des  impressions  fâcheuses. 

—  Ce  n'est  pas  bien  gai,  disait  l'un. 

—  Un  peu  long,  répondait  un  autre. 

—  Trop  de  maçonnerie  !  ajoutait  un  troi- 
sième. 

Et  l'opinion  générale  se  résuma  dans  ce  mot 
du  jeune  Contran  Souchard,  membre  du  cer- 
cle des  Balanceurs  : 
. —  C'est  crevant  ! 

Quelques  âmes  compatissantes  essayèrent 
de  combattre  cette  impression. 

Le  grand  critique  s'évertuait  à  défendre  Des- 
tourville  : 

—  Mais  oui!...  Je  ne  vous  dis  pas...  C'est 
assez  ennuyeux...  Mais  ça  ne  l'est  pas  plus 
qu'une  opérette...  Il  y  a  quelques  situations, 


LA   REPRISE    DES  FORÇATS  DE  LHOWEUR.  99 

au  moins!...  Maintenant,c'est  si  mal  joué  !  Que 
voulez- vous?  ces  jeunes  gens  n'ont  plus  la  tra- 
dition du  drame...  Ah  !  si  l'on  se  remettait  à 
jouer  des  drames  ! 

Les  farceurs  faisaient  des  mots. 

Comme  on  demandait  au  critique  s'il  comp- 
tait rester  jusqu'à  la  fin  de  la  pièce  : 

—  Parbleu!  fit  quelqu'un...  Vous  savez 
bien  qu'il  est  le  forçat  de  l'honneur  ! 

On  sonna  pour  le  quatrième  acte. 
Destourville  regagna  sa  place  en  essayant, 
de  maîtriser  l'inquiétude  qui  le  gagnait. 

—  Après  tout,  pensait-il,  il  n'y  a  que  le 
troisième  acte  qui  ait  mal  marché...  le  qua- 
trième tableau  peut  tout  remettre  sur  pied... 
puisque  c'est  là  qu'ils  ont  placé  leur  fameux 
clou. 

La  toile  se  releva...  Mais,  aux  premiers  mots 
dits  par  Stéphane  d'un  air  rechigné,  on  vit 
bien  que  le  public  n'était  plus  avec  lui.  Le 
murmure  des  conversations  devenait  de  plus 
en  plus  bruyant;  les  spectateurs  se  retour- 
naient pour  causer  avec  leurs  voisins;  on  se 
mouchait,  on  toussait...  il  était  clair  que  la 
soirée  allait  mal  finir. 

Mais,  comme  disait  Destourville,  le  clou 
pouvait  tout  raccrocher. 

Hélas  !  c'était  un  triste  clou  !  Il  consistait 


lOO       SCENES    DE     LA    VIE    DE    THEATRE. 

dans  la  substitution  d'une  vraie  locomotive, 
avec  de  vrais  rails  et  de  la  vraie  vapeur,  à  la 
diligence  traditionnelle  que  des  malfaiteurs, 
conduits  par  le  banquier,  devaient  attaquer 
sur  une  grande  route.  On  n'attaquait  plus  la 
diligence,  on  faisait  dérailler  la  locomotive. 

Saint-Phar  n'avait  trouvé  rien  de  mieux 
pour  rajeunir  le  drame  de  Palagniez  et  Des- 
tourville.  C'était  ce  qu'il  appelait  a  donner  la 
note  moderne  ».  Et  pour  accentuer  cette  note 
moderne,  il  avait  modifié  le  dialogue.  Au  lieu 
de  :  a  Jetez- vous  à  la  tête  des  chevaux  !  »  le 
banquier  devait  dire  à  ses  complices  :  œ  Jetez- 
vous  à  la  tête  du  chauffeur  !  »  Mais,  dans  le 
feu  de  la  bataille,  l'acteur  perdit  la  mémoire  et 
s'écria  :  «  Jetez-vous  à  la  tête  de  la  locomotive!» 

Ce  fut  le  signal  de  la  débâcle.  On  se  mit  à 
imiter  le  sifflet  de  la  locomotive  ;  un  titi  cria  : 
Lâchez  la  vapeur!  La  claque  eut  la  bêtise  d'ap- 
plaudir à  tout  rompre,  le  public  se  joignit  à 
elle,  ce  fut  une  joie  folle  dans  toute  la  salle,  et 
le  pauvre  Destourville,  pâle,  hébété,  trempé  de 
sueur,  n'entendit  que  ces  mots,  sortis  de  la 
baignoire  : 

—  Non  !  Henri...  tais-toi  !...  je  ris  trop...  je 
t'en  prie...  tais-toi!... 

L'auteur  des  Forçats  de  l'Honneur  s'échappa 
comme  un  fou. 


LA  REPRISE  DES  FORÇATS  DE  L'HONNEUR.  lOI 

Le  surlendemain,  le  Courrier  des  Spectacles 
annonça  que  les  répétitions  de  la  Ceinture  de 
fer,  momentanément  suspendues  pour  cause 
d'indisposition,  allaient  être  reprises  au  Théâ- 
tre-Populaire avec  la  plus  grande  activité. 

Et  quinze  jours  après,  Destourville  avait  re- 
pris sa  place  accoutumée  au  square  des  Bati- 
gnolles.  Il  s'amusait,  comme  d'habitude,  à 
tracer  des  cercles  sur  le  sable,  et  saluait  tou- 
jours d'un  air  gracieux  les  personnes  qui  pas- 
saient près  de  lui;  mais  on  remarqua  que  sa 
figure  souriante  s'assombrissait  de  temps  en 
temps  ;  il  lui  arrivait  de  brandir  sa  canne 
comme  pour  menacer  un  ennemi  invisible,  et 
quelc[u'un  l'entendit  s'écrier  un  jour  avec  co- 
lère :  S'ils  avaient  dit  la  phrase,  encore!  S'ils 
avaient  dit  la  phrase! 


G. 


COMMENT  ON  COLLABORE 


Chez  Évariste.  —  Une    table,    un    canapé,  deux    fau- 
teuils et  des  cigarettes. 


VALFLEURY,  entrant.  —  BonjouF,    seigneur! 
ÉVARISTE.  —  Bonjour. 

VALFLEURY.  —  Tu  travailles?...  c'est  bien, 
cela  ! 

Chantant. 

Travaillons,  prenons  de  la  peine, 
C'est  le  fonds  qui  manque  le  moins... 

Tiens  !  voilà  deux  vers  tout  faits  pour  notre 
chœurdes  moissonneuses.  (Il  prend  une  cigarette 
et  s'étend  sur  le  canapé.)  Qu'est-ce  que  tu  en 
penses?...  (Évariste  ne  répond  pas.)  Hein?...    Les 

mettons-nous? 


lo4       SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 
ÉVARISTE,    avec    humeur.    —    Oh!    VOyons!... 

mon  petit! 

VALFLEURY.  —  Ça  ne  va  donc  pas? 

ÉVARISTE.  —  Si!  mais  j'en  suis  toujours  à  la 
grande  scène  du  deuxième  acte. 

VALFLEURY.  —  Je  te  l'ai  bien  dit  :  tu  n'en 
sortiras  pas. 

ÉVARISTE.  —  Allons  donc  ! 

VALFLEURY.  —  Je  te  défie  d'en  sortir.  C'est 
une  scène  très  dure...  Cette  femme  qui  vient 
réclamer  son  amant  à  la  jeune  fille  qu'il  vient 
d'épouser... 

ÉVARISTE.  —  C'est  en  situation.  Écoute  : 
(Lisant.)  «  Vous  dites  que  vous  l'aimez,  qu'il 
vous  aime!...  Enfant!  savez-vous  ce  que 
c'est  que  l'amour?  Connaissez- vous  ce  senti- 
timent  divin...  » 

VALFLEURY.  —  Je  n'aime  pas  beaucoup 
K  divin  ». 

ÉVARISTE.  -  -  Veux-tu  «  ardent  »  ? 

VALFLEURY.  —  Si  tu  n'as  rien  de  mieux... 

ÉVARISTE.  —  Rien  de  mieux...  rien  de 
mieux...  Trouve  autre  chose,  alors! 

VALFLEURY.  —  Je  n'ai  pas  à  trouver,  moi  ! 
Ce  n'ai  pas  moi  qui'  ai  fait  la  phrase. 

ÉVARISTE. — iEn  attendant,  si  tu  me  laissais 
lire?... 

VALFLEURY.  —  VaS-j! 


COMMENT    ON    COLLABORE.  lo5 

ÉvARiSTE,  Tepreeant.  —  a  Connaissez- VOUS 
ce  sentiment  ardent  qui  élève  nos  âmes  jus- 
qu'au ciel...  »  (S'arrètant.)  Voilà  pourquoi  j'avais 
mis  œ  divin  y>. 

VALFLEURY.  —  Oui...  oui...  coutinue. 

ÉVARISTE.  —  a  Et  qui  nous  fait  goûter  les 
joies  réservées  à  ses  élus...  » 

VALFLEURY.  — Aux  élus  de  qui? 

ÉVARISTE.  — Aux  élus  du  ciel,  parbleu!  Il 
me  semble  qu'on  ne  peut  pas  s'y  tromper  ! 

VALFLEURY.  —  Oh  !  je  veux  bien,  moi  ! 

ÉVARISTE.  —  a  Avez-vous  jamais  tressailli 
sous  les  baisers  ardents...  »  Non!  «  ardents  ^ 
ne  va  plus...  Voilà  ce  que  c'est!  Tu  m'as  fait 
changer... 

VALFLEURY.  —  Eh  bien,  mets  «■  brûlants  »  ! 

ÉVARISTE.  —  Brûlants...  ardents...  c'est  la 
même  chose. 

VALFLEURY.  —  Alors,  mets  a  glacés  »  !  Des 
baisers  glacés...  C'est  bon,  ça  ! 

ÉVARISTE. —  Oui...  au  kirsch. 

VALFLEURY. — Enfin... 

ÉVARISTE.  —  Enfin,  si  tu  m'interromps  à 
chaque  mot,  nous  n'arriverons  jamais  au  bout 
de  la  scène...  Nous  ne  nous  occupons  pas  du 
style,  nous  cherchons  le  mouvement. 

VALFLEURY.  —  Je  ne  dis  plus  rien. 

ÉVARISTE.  —  ce  Avez-vous  jamais  tressailli 


Io6       SCÈNES    DE    LA     VIE    DE    THEATRE, 

SOUS  les  baisers  de  l'homme  qui  vous  tenait 
enlacée?  avez-vous  frissonné  au  contact  de 
cette  main  qui  pressait  la  vôtre  ?  avez-vous 
senti  cette  haleine  brûlante...  »  Tu  vois  bien! 
ce  cette  haleine  brûlante  qui  vous  enveloppait 
Comme  un  voile  et  vous  illuminait  comme  un 
rayon...  » 

VALFLEURY.    —    Hum  ! 

ÉvABisTE.  —  Qu'est-ce  que  tu  dis? 

VALFLEURY.  —  Va  toujours. 

ÉvARisTE.  —  K  ...  comme  un  rayon?...  Vous 
vous  taisez?...  Ah!  vous  avez  compris!  Entre 
la  maîtresse  et  l'épouse  il  n'y  a  de  place  que 
pour  un  seul  sentiment,  et  c'est  vous  qui  me 
faites  pitié  !  y> 

VALFLEURY.  —  C'est  la  scène  de  Paul  Fo- 
restier entre Léa  et  Camille;... 

ÉVARISTE.  —  Oui,  mais  plus  forte...  Augier 
a  esquivé  la  situation. 

VALFLEURY.  —  Comment? 

EVARISTE.  —  La  scène  n'aboutit  pas.  Léa 
exhale  sa  colère  inutilement;  quand  elle  atout 
dit,  elle  s'arrête. 

VALFLEURY.  —  Eh  bien? 

ÉVARISTE.—  Eh  bien,  je  vais  plus  loin,  moi  ! 
Ma  maîtresse  dit  à  la  femme  mariée  :  «  Vous 
n'avez  pas  le  droit  de  garder  mon  amant,  je 
le  reprends  et  je  l'emporte  !  » 


COMMENT    ON    COLLABORE.  107 

VALFLEURY.  —  Tu  ticns  à  cela  ? 

ÉvARisTE.  —  Absolument.  Et  je  finis  par  un 
mot  superbe  :  a  Adieu,  mademoiselle!  » 

VALFLEURY.  —  C'est  le  mot  de  M.  de  Ryons 
dans  VAmi  des  femmes. 

ÉVARISTE.  —  Oui  ,  mais  dans  VAm,i  des 
femmes  il  vient  mal.  Madame  de  Simerose  est 
en  effet  une  demoiselle,  tandis  que  ma  femme, 
à  moi,  est  réellement  mariée. 

VALFLEURY.  —  Eh  bien? 

ÉVARISTE,  s'animant,  —  Eh  bien,  tu  ne  com- 
prends pas  que  dans  ces  conditions-là  le  mot 
est  beaucoup  plus  fort? 

VALFLEURY.  —  Trop  fort. 

ÉVARISTE.  —  C'est  un  mot  sanglant  :  oc  Adieu, 
mademoiselle!  »  c'est-à-dire  :  «  Vous  avez 
beau  vous  appeler  madame  de  Valbreuse,  vous 
n'êtes  pas  la  vraie  femme  de  Raymond...  Il 
n'y  en  a  qu'une,  et  c'est  moi.  Vous  n'êtes  ma- 
riée qu'à  la  surface...  cane  compte  pas,  etc.  » 
Je  n'ai  pas  besoin  de  t'expliquer  ça,  que 
diable  !  Si  tu  ne  comprends  pas.. . 

VALFLEURY.  —  Je  compreuds  que  nous  nous 
ferions  empoigner. 

ÉVARISTE.  —  Jamais  de  la  vie! 

VALFLEURY.  — Avcc  ça  quc  Ic  public  est  bien 
disposé  en  ce  moment.  Demande  à  Robinet 
comment  sa  pièce  a  été  reçue  hier  au  soir  I... 


Io8       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

ÉvARiSTE.  —  C'est  vrai,  au  fait...  tu  y 
étais.  Un  joli  four,  hein? 

VALFLEURY.  —  Pire  que  le  dernier.  J'ai  vu 
le  moment  où  l'on  allait  baisser  le  rideau. 

ÉVARISTE,  riant.  —  Pas  possible! 

VALFLEURY.  —  Ma  parole  !  Boulingrin  faisait 
une  tête!... 

ÉVARISTE.  —  Tu  l'as  vu? 

VALFLEURY.  —  Oui...  Je  suis  allé  sur  le 
théâtre  après  le  troisième  acte...  Il  était  là 
avec  son  régisseur,  le  gros  Rudolsheim,  et 
Cerneuil.  Robinet  avait  déjà  filé. 

ÉVARISTE.  —  Naturellement.  C'est  lui  qui  a 
fait  la  pièce. 

VALFLEURY.  —  Eu  attendant,  je  ne  sais  pas 
ce  qu'ils  vont  jouer. 

ÉVARISTE.  —  Ils  vont  sans  doute  reprendre 
les  Hommes  du  jour. 

VALFLEURY. —  C'est  bien  vieux,  les  Hommes 
du  jour. 

ÉVARISTE.  —  Ils  n'ont  pas  autre  chose. 

VALFLEURY.  —  On  parle  d'une  pièce  de  Mor- 
salin. 

ÉVARISTE.  —  Le  petit  Morsalin,  du  Paris- 
en-Vair?  Je  lis  ses  chroniques...  C'est  d'un 
toc!...  Il  n'a  rien  dans  le  ventre,  ce  garçon-là. 

VALFLEURY.  —  11  esttoujours  aussi  fort  que 
Robinet. 


COMMENT    OX    COLLABORE.  I09 

ÉvARiSTE.  —  Je  crois  bien  !  Robinet  est  vidé. 

valflÉury.  —  Je  ne  serais  pas  étonné  que 

Morsalin  réussît.  On  peut  n'avoir  jamais  fait 

de  théâtre  et  tomber  sur  un  succès.  Vois  donc 

Latorille  avec  ses  Pommes  tapées. 

ÉVARISTE.  --  Ça  ne  prouve  rien...  Les 
Pomm.es  tapées  ont  eu  un  feuccès  de  hasard. 

VALFLEURY.  —  Quatre  cent  cinquante  re- 
présentations!... tu  appelles  ça  du  hasard?... 
Merci!  un  fameux  hasard! 

ÉVARISTE,   agacé.  —  Et  puis,  après?  Pou- 
vons-nous les  refaire,  les  Pomm,es  tapées? 
VALFLEURY.  —  Peut-être  ! 
ÉVARISTE.  —  Comment  l'entends-tu? 
VALFLEURY.  —  J'enteuds  que  Boulingrin  a 
assez  du  drame,  et  qu'il  serait  tout  disposé  à 
monter  une  opérette. 

ÉVARISTE.  ■ —  Il  faudrait  de  l'argent  pour 
cela  ! 

VALFLEURY. —  Tl  en  trouvera.  Rudolsheim  le 
lui  disait  encore  hier  soir  :  oc  Qu'est-ce  que  fus 
nus  empétez,  avec  vos  pièces  tramatiques?. .. 
C'est  tes  pêtises!...  » 

ÉVARISTE.  —  Ça  ne  veut  pas  dire  que  Ru- 
dolsheim le  commanditera. 

VALFLEURY.  —  Enfin,  Boulingrin  m'a  de- 
mandé une  opérette,  voilà  ce  qu'il  y  a  de  sûr; 
et  je  lui  ai  dit  que  nous  la  lui  ferions. 

7 


I  lO      SCENES    DE  LA    VIE     DE    THEATRE. 

ÉvARisTE.  —  Il  faudrait  d'abord  terminer 
les  Amours  trahis. 

VALFLEURY.  —  Laisse-moi  donc  tranquille, 
avec  tes  A^nours  trahis  !  Je  te  dis  que  tu  n'en 
sortiras  pas.  La  pièce  est  mal  venue...  Il  n'y  a 
qu'à  la  laisser  dormir. 

ÉVARISTE,  avec  aigi^ur.  —  Ça  t'est  facile  à 
dire.  Tu  n'y  a  pas  travaillé. 

VALFLEURY.  —  Certainement  non!  J'ai  bien 
vu  tout  de  suite  où  nous  allions.  Tu  as  voulu 
te  lancer  quand  même...  Je  n'avais  pas  à  t'en 
empêcher,  mais  il  était  clair  pour  moi  que 
nous  ne  ferions  jamais  rien  de  cette  pièce-là  : 
c'est  du  poncif. 

ÉVARISTE  ,   vivement.  —  Du  poncif  !  La  scène 
entre  Olympia    et  madame    de  Valbreuse... 
VALFLEURY.  —  Oh  !  je  ne  te  parle  pas  de  ta 
scène...  C'est  différent.  Elle  est  trop  raide. 

ÉVARISTE,  gravement.  —  Il  n'y  a  rien  de  trop 
raide  au  théâtre  ;  tout  dépend  de  la  façon  dont 
les  choses  sont  présentées.  Quand  on  les  pré- 
sente bien... 

VALFLEURY.  —  C'est  convenu.  Tu  les  pré- 
sentes très  bien.  Ta  scène  est  un  chef-d'œu- 
vre... 
ÉVARISTE,  pincé.  —  Je  ne  dis  pas  cela... 
VALFLEURY.  — Jc  Ic  dis,  moi.  Là!...   es-tu 
content?...  Reste  à  savoir  si  le  public  aime  les 


COMMENT    ON    COLLABORE. 


pièces  qui  ne  sont  ni  chair  ni  poisson.  C'est 
le  cas  de  l'a  tienne.  On  ne  sait  pas  ce  qu'elle 
veut  prouver.  Est-elle  morale,  ou  ne  l'est-elle 
pas? 

ÉvARisTE.  —  Elle  est  morale...  quant  au 
fond.  Je  soutiens  une  thèse. 

VALFLEURY. —  Oui...  Eh  bien!  il  n'en  faut 
plus,  de  thèses.  Si  tu  veux  faire  une  pièce  tout 
à  fait  morale,  une  pièce  pour  les  familles,  j'en 
suis...  Nous  donnerons  cela  à  Trubert.  C'est 
un  malin.  Il  pourra  en  tirer  de  l'argent. 

ÉVARISTE.  —  Ça  dépend.  11  s'est  coulé  avec 
le  Vieux  Domestique. 

VALFLEURY.  — AloTs,  làchons  la  pièce  mo- 
rale et  faisons  une  opérette  pour  Boulingrin... 
Pas  un  opéra-comique!  Une  vraie  opérette 
comme  autrefois. 

ÉVARISTE. — :  As-tu  une  idée? 

VALFLEURY.  —  J'en  ai  trente.  Qu'est-ce  que 
tu  dirais  d'une  Lucrèce? 

ÉVARISTE.  —  Comme  celle  de  Ponsard? 

VALFLEURY,  riant.  —  Mais  non!  La  Petite 
Lucrèce,  une  Lucrèce  gaie,  bien  entendu.  Elle 
tromperait  son  mari  avec  Brutus... 

ÉVARISTE.  —  Avec  Sextus,  veux-tu  dire? 

VALFLEURY.  —  Du  tout!  je  dis  bien  :  avec 
Brutus.  C'est  celui-ci  qui  imaginerait  la  lé- 
gende de  l'outrage  pour  se  venger  de  Sextus 


.119.         SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

Tarquin  ;  Lucrèce  ferait  semblant  de  se  don- 
ner la  mort,  à  la  fin  du  deuxième  acte;  et  on 
la  retrouverait,  au  troisième,  dans  les  jardins 
de  Babylone. 

ÉVARisTE.  —  Pourquoi  Babylone^ 

VALFLEURY.  —  Pour  avoir  un  joli  décor  et 
de  nouveaux  costumes.  Tu  aimes  mieux  res- 
ter à  Rome  ? 

ÉVARISTE.  —  Ça  m'est  égal. 
.    VALFLEURY.  —  Elle  rencontrerait   Collatin, 
qui  se  serait  établi  marchand  de  coco...  (Riant.) 
Hein?...  Ce  serait  drôle,  ça!...  Collatin,  mar- 
chand de  coco... 

ÉVARISTE,  impassible.  -^  C'est  drôle...  si  l'on 
veut. 

VALFLEURY,  déconcerté.  — Je  ne  dis  pas  qu'on 
se  tordra;  mais  enfin...  enfin,  c'est  drôle! 

ÉVARISTE,  froidement.  —  Soit.  C'est  excessi- 
vement drôle.  Et  puis  après? 

VALFLEURY.  —  Après  ,  après...  Je  ne  sais 
plus,  moi.  On  trouvera.  Je  n'ai  pas  la  préten- 
tion de  faire  une  pièce  en  cinq  minutes;  je  t'in- 
dique l'idée,  voilà  tout. 

ÉVARISTE.  —  Oui.  Eh  bien  !  idée  pour  idée , 
j'aime  autant  la  première. 

VALFLEURY,  railleur.  —  Ah!  Les  Amours 
trahis...  Nous  y  revenons? 

ÉVARISTE.    —    Pas    le   moins    du    monde  ! 


COMMENT    OX    COLLABORE.  Il3 

Je  ne  te  force  pas  à  faire  la  pièce,  moi... 
Je  la  ferai  avec  un  autre...  Ou  tout  seul,  ce 
qui  vaudra  encore  mieux. 

VALFLELRY.  —  Si  tu  veux  dire  par  là  que  ma 
collaboration  te  pèse?... 

ÉvARisTE.  —  Oh!  non.  Elle  est  bien  trop 
légère  ! 

VALFLEURY.  —  Ah!  ah!  c'est  un  mot...  Il 
estjoli. 

ÉVARISTE,  souriant.  —  Tu  troUVes? 

VALFLEURY.  —  Ne  le  perds  pas,  surtout! 

ÉVARISTE.  -  Il  n'y  a  pas  de  danger.  Je  le 
mettrai  avec  les  tiens...  on  l'apercevra  tout  de 
suite. 

VALFLEURY.  —  Oh  !  mais  tu  deviens  exces- 
sivement spirituel...  Ça  va  me  gagner.  Il  faut 
que  je  m'en  aille. 

ÉVARISTE.  —  A  ton  aise. 

VALFi.EURY.  —  Seulement,  je"  te  préviens 
que  tu  ne  seras  pas  de  la  Petite  Lucrèce. 

ÉVARISTE.  —  Je  ne  tiens  pas  à  en  être. 

VALFLEURY.  —  Je  te  dis  cela  pour  que  tu  ne 
réclames  pas  ta  part  de  collaboration,  comme 
dans  les  Plomhs  de  Venise. 

ÉVARISTE,  vivement.  —  Les  Pîombs  de  Ve- 
nise m'appartiennent.  C'est  moi  qui  te  les  ai 
donnés... 

VALFLEURY.  —  Pardon  !  La  pièce  avait  été 


Il4        SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

déjà  faite  par  Chaudfroid;  elle  n'était  pas   in- 
titulée les  Plombs  de  Venise... 

ÉVARISTE.  —  Ah  ! 

VALFLEURY.  —  Mais  les  plombs  y  étaient 
tout  de  même;  et  la  preuve,  c'est  que  nous 
les  avons  supprimés. 

ÉVARISTE.  —  Pour  prendre  mon  prologue  ; 
nous  sommes  d'accord. 

VALFLEURY.  —  Enfin,  il  ne  s'agit  pas  de  cela. 
Nous  ne  devons  plus  travailler  ensemble?... 
Eh  bien!  ne  travaillons  plus.  C'est  simple. 

ÉVARISTE.  —  Très  simple. 

On  frappe  à  la  porte. 

UNE  VOIX  AU  DEHORS.  —  On  peut  entrer  ? 

ÉVARISTE.  — Oui...  Tiens,  c'est  Trézard!... 
Qu'est-ce  qui  t'amène  ? 

TRÉZARD.  —  Mes  enfants,  je  vous  apporte 
une  affaire  magnifique.  Trubert  s'est  associé 
avec  des  capitalistes  américains  pour  ouvrir 
une  nouvelle  salle  qui  s'appellera  l'Alhambra 
national.  Ce  île  sera  ni  un  théâtre,  ni  un  café- 
concert,  ni  un  cirque  ;  ce  sera  tout  cela  à  la 
fois,  c'est-à-dire  que  ça  tiendra  le  milieu  entre 
les  Bouffes,  le  Gymnase,  l'Ambigu  et  les  Fo- 
lies-Bergères. Vous  voyez  la  chose? 

VALFLEURY.  —  Parfaïteinent. 

TRÉZARD.  —  Il  a  besoin  d'une  pièce  d'ouver- 


COMMENT    ON    COLLABORE.  IlS 

ture,  et  naturellement  il  a  pensé  à  vous... 
c'est-à-dire  à  nous.  Ça  va-t-il?... 

ÉvARisTE,  hésitant.  —  Dame  ! 

TRÉZARD.  —  Vous  vojcz  ce  qu'il  lui  faut  : 
une  pièce  où  il  y  ait  de  tout... 

ÉVARISTE.  —  Où  il  y  ait  de  tout?...  (A  Val- 
fleury.)  Peut-être  qu'en  arrangeant  la  Petite 
Lucrèce... 

VALFLEURY,  à  Évariste.  —  En  refaisant  les 
Amours  trahis... 

ÉVARISTE  et  VALFLEURY,  ensemble.  —  Ça  Va. 

TRÉZARD.  —  Vous  acceptez?  Je  vais  le  dire 
à  Trubert.  Au  revoir  ! 

Il  sort. 

ÉVARISTE.  — Ce  Trézard!...  quel  intrigant! 
(Avec  indignation.)  Et  nous  le  traiterons  en  col- 
laborateur? 

VALFLEURY,  soupirant.  —  Que  veux-tu?...  il 
en  faut  comme  ça  ! 


LE  BENEFICE  DE  FONTENOY 


Extrait  de  la.  Mouche  théâtral6^U7.'i  mars  1878  : 

«  Le  théâtre  des  Fantaisies-Comiques  don- 
nera prochainement  une  représentation  extra- 
ordinaire au  bénéfice  de  Fontenoy. 

»  On  sait  qu'après  une  longue  et  glorieuse 
carrière,  l'illustre  et  sympathique  comédien 
se  trouve  aujourd'hui  dans  un  état  voisin  de 
la  détresse. 

»  Les  principaux  artistes  des  théâtres  de 
Paris  ont  eu  à  cœur  de  venir  en  aide  à  leur 
vieux  camarade,  et  ils  se  sont  .entendus  pour 
organiser  une  représentation  qui  promet 
d'être  splendide. 

y>  Nous  publierons  le  programme  complet 
aussitôt  qu'il  aura  été  arrêté.  Mais  dès  à  pré- 
sent nous  pouvons  annoncer  que  l'affiche  por- 

7- 


il8      SCENES    DE    LA   VIE    DE    THEATRE. 

tera,   entre  autres  noms,   ceux  de  Faure,  de 
Capoul  et  de  madame  Carvalho.  :» 


Extrait  du  Courrier  des  spectacles  du  24  mars  : 

ce  La  Mouche  théâtrale  enregistre  avec  fracas 
la  nouvelle  d'une  représentation  au  bénéfice 
de  Fontenoy. 

y>  Cette  fameuse  nouvelle  était  connue  depuis 
longtemps,  et  c'est  par  un  sentiment  de  ré- 
serve facile  à  comprendre  que  nous  n'en  avions 
pas  encore  parlé. 

5>  Mais  puisque  notre  confrère  n'a  pas  cru 
devoir  attendre  qu'elle  fût  officielle  pour  la 
publier,  nous  n'avons  aucune  raison  de  nous 
montrer  plus  discret  que  lui.  Disons  donc  que 
la  représentation  aura  lieu  le  li  avril  pro- 
chain, et  rectifions  les  renseignements  de  la 
Mouche  théâtrale,  au  sujet  des  artistes  qui 
prendront  part  à  cette  solennité. 

»  Capoul,  venant  de  signer  un  engagement 
qui  l'appelle  immédiatement  en  Amérique,  ne 
sera  plus  à  Paris  dans  quinze  jours.  Quant  à 
Faure  et  à  madame  Carvalho,  si  leur  concours 


LE    BÉNÉFICE    DE    FONTENOY.  II9 

est  acquis  en  principe,  nous  cro3"ons  qu'en 
fait  rien  n'est  encore  décidé. 

»  En  revanche,  notre  confrère  n'a  pas  pro- 
noncé le  nom  de  madame  Judic,  et  nous  savons 
de  source  certaine  que  la  diva  doit  dire  deux 
de  ses  plus  jolies  chansonnettes. 

»  Il  est  question  aussi  d'une  pièce  inédite, 
écrite  spécialement  pour  la  circonstance  par 
un  auteur  célèbre  qui  n'a  jamais  rien  donné 
aux  Fantaisies...  Mais  ceci  est  encore  un 
mystère,  et  nous  ne  sommes  pas  autorisés  à 
en  dire  davantage.  » 


Extrait  de  la  Lorgnette  du  aS  mars  : 

((  Soyons  les  premiers  à  annoncer  qu'une  re- 
présentation extraordinaire  au  bénéfice  de 
Fontenoy  sera  donnée  le  12  avril  prochain  au 
théâtre  des  Fantaisies-Comiques. 

»  Nous  ne  connaissons  pas  encore  dans  tous 
ses  détails  le  programme  de  cette  représenta- 
tion, mais  nous  pouvons  affirmer  d'avance 
qu'elle  sera  des  plus  fructueuses  et  qu'elle  réu- 
nira tous  les  noms  aimés  du  public.  On  parle 
de  Faure,  de  Capoul,  de  madame  Carvalho,  de 
madame  Judic.  Mais  ne  déflorons  pas  les  sur- 


I20      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

prises  de  l'affiche.  On  verra  bientôt  que  rien 
n'a  été  négligé  pour  donner  à  la  soirée  en 
question  l'éclat  d'une  véritable  solennité.  » 


A  MONSIEUR  FONTE  NO  Y. 

au  théâtre  des  Fantaisies-Comiques, 
en  Ville. 

Monsieur  et  cher  camarade, 

J'apprends  que  vous  devez  donner  prochai- 
nement une  représentation  à  votre  bénéfice, 
et  je  m'empresse  devons  off'rir  mon  concours 
sans  réserve,  heureux  de  pouvoir  donner  cette 
preuve  de  sympathie  et  d'estime  à  l'artiste 
éminent  que  quelques-uns  ont  pu  égaler,  mais 
qui  n'a  jamais  été  surpassé  par  personne. 

Bien  que  j'aie  quitté  le  théâtre  depuis  quel- 
ques années,  mon  nom  ne  doit  pas  vous  être 
tout  à  fait  inconnu.  J'ai  joué  en  province  —  et 
avec  quelque  succès,  je  puis  le  dire  —  Rodol- 
phe de  l'Honneur  et  l'Argent,  Yacoub  de 
Charles  VII  chez  ses  grands  vassaux,  Dubosc 
du  Courrier  de  Lyon  et  Frantz  du  Piano  de 
Berthe,  sans  parler  de  tous  mes  autres  rôles 


LE    BENEFICE    DE    FONTENOY.  121 

dans  le  Médecin  des  enfants,  Richard  Darling- 
ton,  les  Pauvres  de  Paris,  Léonard,  un  Bal 
d'Auvergnats,  Si  jamais  je  te  pince,  l'Outrage, 
un  Mariage  sous  Louis  XV,  les  Filles  de  mar- 
bre, \e. Bonhomme  Jadis,  etc.,  etc. 

Usez  donc  de  moi  autant  que  vous  voudrez 
et  comme  vous  voudrez.  Un  mot,  un  seul,  et 
j'accours! 

Avons  de  cœur  et  d'âme. 

GÉLINARD, 

43,  rue  des  Abbesses,  Paris-Montmartre. 


A  MONSIEUR  FONTENOY', 

ii3,  avenue  du  Bel-Air, 

Saint-Mandé. 


Bonne  nouvelle,  mon  vieux!  J'ai  vu  Perrin 
aujourd'hui;  il  a  été  on  ne  peut  plus  aimable. 
Tu  auras  toute  la  Comédie-Française,  à  moins, 
bien  entendu,  que  les  nécessités  du  spectacle 
ne  s'y  opposent.  De  même  pour  l'Opéra,  où  j'ai 
été  reçu  d'une  façon  charmante  par  Halanzier. 
«  Prenez  tout  ce  que  vous  voudrez,  m'a-t-il  dit, 


122      SCENES    DE   LA    VIE    DE    THEATRE. 

pourvu  que  vous  ne  touchiez  pas  à  V Africaine 
et  que  vous  ne  mettiez  pas  mes  artistes  sur  le 
dos.  »  Ainsi,  il  ne  faut  pas  compter  sur  ma- 
dame Krauss,  ni  sur  mademoiselle  Daram, 
ni  sur  Lassalle,  ni  sur  Villaret  ;  mais  Bosquin 
pourra  chanter  un  morceau  de  la  Favorite. 

Nous  aurons  aussi  un  acte  du  Vaudeville  et 
un  acte  du  Gymnase.  Quant  aux  Variétés, 
j'espère  obtenir  les  Sonnettes  avec  Dupuis  et 
Céline  Chaumont,  mais  il  faudrait  pour  cela 
que  la  pièce  fût  jouée  avant  neuf  heures  ou 
après  minuit,  à  cause  de  leur  spectacle  actuel» 
Si  l'on  ne  peut  pas  nous  donner  les  Sonnettes, 
on  les  remplacera  par  les  Papillons  jaunes; 
c'est  une  pièce  en  un  acte  également,  et  un 
acte  très  gentil,  paraît- il. 

Enfin,  tu  vois  que  tout  s'annonce  bien.  Tu 
n'as  plus  qu'à  écrire  à  Capoul,  à  madame  Car- 
valho.  Je  me  charge  du  petit  mot  pour  Saint- 
Germain.  Quant  à  Faure,  tu  sais  ce  qui  est 
convenu;  il  fera  tout  ce  qui  dépendra  de  lui 
pour  t'étre  agréable. 

A  demain  dix  heures,  au  théâtre. 

Ton  vieux  camarade, 

STANISLAS. 


LE    BÉNÉFICE    DE    FONTENOY.  I  a^ 


THEATRE    DE    LA    JEUNESSE 

Cabinet 
du  Directeur 


A  MONSIEUR  FONTENOY. 


Monsieur, 

M.  Alexandre  Dumas  fils  me  transmet  la 

*  lettre  que  vous  lui  avez  écrite  pour  lui  deman- 
der l'autorisation  d'intercaler  dans  le  pro- 
gramme de  la  représentation  organisée  à  votre 

•  bénéfice  une  des  principales  scènes  de  Monte- 
Cristo. 

Comme  j'ai  l'intention  dereprendre  ce  drame, 
dès  que  j'aurai  joué  la  pièce  que  je  fais  répéter 
en  ce  moment,  il  ne  m'est  pas  possible  d'auto- 
riser la  représentation  d'une  scène  qui  es- 
compterait, sans  grand  profit  pour  vous,  l'ef- 
fet que  j'attends  de  l'œuvre  entière. 

Ces  motifs,  dont  vous  comprendrez  toute 
l'importance,  m'empêchent  seuls  de  déférer 
au  désir  que  vous  avez  exprimé.  Croyez-bien, 
monsieur,  qu'autrement  j'eusse  été  heureux 
de  pouvoir  joindre  mes  efforts  aux  vœux  que 
je  fais  pour  le  succès  de  votre  entreprise.  Si,  en 


124        SCENES   DE    LA   VIE    DE    THEATRE. 

dehors  du  répertoire  moderne,  vous  avez  be- 
soin d'une  pièce  toute  prête,  je  mets  ma  troupe 
à  votre  disposition.  Elle  pourrait  jouer  l'An- 
glais ou  le  Fou  raisonnable. 

Au  cas  où  cette  proposition  vous  agréerait, 
vous  voudriez  bien  me  le  faire  savoir.  En  at- 
tendant,] e  vous  présente,  monsieur,  l'assurance 
de  ma  considération  la  plus  distinguée. 

DU   CASUEL. 


Fontowy,  ii3,  avenue  Bel-Air,  Saint-Mandè. 

Faure   accepte.    Cours   vite   remercier.    Le  ' 
trouveras  cette  après-midi  hôtel  des  ventes. 

STANISLAS. 


Fontenoy,  hôtel  des  ventes,  Paris. 

Ai  confondu.  Faure   empêché  nous  donne 
Rameaux  chantés  par  Caron. 

STANISLAS.' 


THEATRE  DES  FANTAISIES-COMIQUES 


Après-demain  Samedi  12  avril 

REPRÉSENTATION  EXTRAORDINAIRE 

AU     BK.NKFICE     DE 

M.    FO]\TE]«0¥ 

avec  le  concours 

(les  Arlisles  de  l'Opéra,  du  Théâtre-Français,  de  l'Odéon,  de  l'Opéra-Comique 

du  VaudeTlIle,    dn  G;iiiua$e,   des  Variétés,   du  Palais-Rotal,   des   Boulfes-Parisiens 

de  la  Renaissance,  de  l'Eldorado,  etc.,  etc. 


LE    BOlVHOlVtIVIB   JA.I>IS 

Comédie  en  un  acte  d'Henry  Miirger 
Joue'e  par  MM.  Talbot,  Prudhon  et  M"°  Martin. 


UNE    SOIREECHEZ    FONTENOY 

à-pfopos  en  un  acte 
Joué  par  les  Artistes  de  tous  les  théâtres  de  Paris. 

FINALE  DU  TROISIEME  ACTE  DE 

LA    FAV  O  RI TE 

Opéra  en  quatre  actes  de  Boyer  et  Vaez,  musique  de  Domzetti 
Par  M.  Sapin  et  les  Chœurs  de  l'Opéra. 


INTER 

Pendant     l'orage,    chant   dramatique,  i 
par  Mlle  Jli.ia,  de  l'Eldorado. 

Lm    Grève    (les   forgerons,     poème   de 
François  Coppée.  par  M.  "Talien. 

Air  des  Bijoux  de  Faust,  par  Mil«  Che- 

VAt.lEIt. 

PolicInncUe  et  Bébé,   chansonnette  de 

M.  G.  Boyer,  musique  de  M.  Piter, 

par  M.  PiTER. 
Les    Tourterelles,  caprice  pour  piano, 

par  M.  LAvtGNAC. 
Duo  delà  Heine  de  Chypre,  parMM.  Sa- 

LOMOK  et  Couturier. 


MÈDE 

Y'id  mon  opinion!  boutade,  par 
M.  Anatole,  du  Pavillon  de  l'Horloge. 

Grand  air  du  Bravo,  par  Mil«  Heilbrôn.n  . 

Les  Rameaux,  de  J.  Faure,  parM.  Caron. 

iVe  me  chatouillez  pas.'  chansonnette, 
par  M""«  Jumc. 

Curaçao-polka,  exécutée  sur  le  xylo- 
phone, par  le  jeune  Sai.owski. 

La  Retraite,  chœur  de  Laurent  de  Bille, 

'  exécuté  par  les  Sociétés  des  enfants 
D'ARPAJONetde  la  lyrebatigxoi.laise 
réunies. 


C'ETAIT    GERTRUDE 

Comédie  en  un  acte  de  M.  Vercousin 
Jouée   par  M.    Moireau   et   M"«   Dolivà-Moireau. 


ORDRE  :  Cétait  Gertrude.       Bonhomme  Jadis.  —  La  Favorite.  —  Intermède. 

Une  Soirée.  —  La  Retraite. 

LE  PRIX  DES  PLACES  NE  SERA  PAS  AUGMENTÉ 


I2G       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


AU  FOYER  DU  THEATRE-POPULAIRE 

ux  ACTEUR.  —  ...  Et  quand  a-t-il  lieu,  ce 
bénéfice? 

DEUXIÈME  ACTEUR.  —  Après-demain.  Tu  n'as 
donc  pas  vu  les  affiches? 

PREMIER  ACTEUR.  —  Oh!  ma  foi,  non!  Je  ne 
m'en  occupe  pas,  des  affiches  ;  surtout  des  affi- 
ches comme  celle-là;  c'est  trop  bête. 

DEUXIÈME  ACTEUR.  — Qu'cst-ce  qui  est  bête? 

PREMIER  ACTEUR.  —  L'importauce  qu'on 
donne  à  ce  bénéfice!  Une  affiche  de  trois  mètres 
de  long  sur  deux  mètres  de  large...  Pourquoi 
ne  pas  couvrir  la  colonne  Vendôme  pendant 
qu'on  y  est? 

TROISIÈME  ACTEUR,  riant.  —  Fontenoy  ne  de- 
manderait pas  mieux... 

'premier  ACTEUR.  —  Ah!  je  crois  bien...  En 
voilà  un  qui  n'a  pas  peur  des  vedettes!  As-tu 
vu  cela?  FONTENOY...  Des  lettres  hautes 
comme  des  maisons...  Il  n'y  en  a  que  pour  lui. 

DEUXIÈME  ACTEUR.  —  Dame!  ça  se  com- 
prend... une  représentation  de  retraite!... 

PREMIER  ACTEUR.  —  Et  puis  après?  Est-ce 
qu'on  n'en  donne  pas  tous  les  jours,  des  repré- 
sentations de  retraite?  Est-ce  que  Ligier 
n'a  pas  eu  la  sienne  aussi?  Et  Beauvallet? 


LE    BENEFICE    DE    FONTENOY.  inj 

et  Samson?  et  Régnier?  Ils  valaient  bien 
M.  Fontenoy,  je  suppose  ! 

DEUXIÈME  ACTEUR.  —  Je  ne  te  dis  pas;  ce 
n'est  pas  le  même  genre... 

PREMIER  ACTEUR.  —  Et  Frédérick-Lemaitre? 
Qu'est-ce.  qu'on  a  fait  pour  Frederick -Le- 
maître?,..  Hein!  dis-Je-moi,  qu'est-ce  qu'on  a 
fait?... 

DEUXIÈME  ACTEUR.  — Il  ne  s'agit  pas... 

PREMIER  ACTEUR.  —  Il  s'agit  de  faire  la  part 
de  chacun  et  de  ne  pas  commettre  de  scandale. 

DEux-iÈME  ACTEUR.  —  Permets... 

PREMIER  ACTEUR,  avec  force.  —  Cette  affiche 
est  un  scandale!... 

TROISIÈME  ACTEUR.  —  Le  fait  est  que... 

PREMIER  ACTEUR,  crescendo.  —  C'est  un  scan- 
dale révoltant.  Je  ne  comprends  pas  comment 
le  comité  des  artistes  dramatiques,  présidé  par 
M.  le  baron  Taylor,  a  pu  tolérer  une  chose 
pareille. 

DEUXIÈME  ACTEUR.  —  Le  barou  Taylor  n'y 
est  pour  rien. 

PREMIER  ACTEUR.  —  Eh  bien,  jc  VOUS  dis,  mof, 
monsieur,  que  le  baron  Taylor  s'est  conduit 
dans  cette  circonstance  comme  il  n'aurait  pas 
dû  se  conduire... 

VOIX  DIVERSES.  —  C'est  évident  !  —  Permet- 
tez... —  Le  baron  Taylor... 


128      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

PREMIER  ACTEUR.  —  Et  je  le  lui  dirai,  à  lui- 
même,  entendez- vous?  à  lui-même... 

UNE  ACTRICE.  —  Voyous,  voyoRS,  messieurs, 
ne  nous  fâchons  pas. 

LE  RÉGISSEUR.  —  D'autant  plus  que  ça  ne 
vous  empêchera  pas  de  souscrire  pour  la  cou- 
ronne. 

l'acteur.  —  Quelle  couronne? 

LE  RÉGISSEUR.  —  Celle  que  nous  offrons  à 
Fontenoy.  Tous  les  théâtres  en  donnent  une. 

l'acteur,  avec  ironie.  — C'est  charmant  !  Et 
que  met-on  sur  cette  couronne? 

LE  régisseur.  —  Au  doyen  des  comédiens 
français,  à  notre  cher  camarade  Fontenoy,  les 
artistes  du  Théâtre-Populaire. 

l'acteur.  — Alors,  pour  vous,  Fontenoy  est 
notre  doyen? 

le  régisseur.  —  Dame!...  on  le  dit. 

l'acteur,  souriant.  —  A  merveille  !  (D'une  voix 
terrible.)  Eh  bien...  et  Chansard? 

le  régisseur,  ahuri.  — Hein?...  quoi?...  quel 
Chansard  ? 

*  ■  l'acteur.  —  Chansard,  le  grime  de  l'ancienne 
Renaissance,  qui  a  créé  Paquot  et  Pâquerette, 
et  qui  est  aujourd'hui  agent  d'assurances  à 
Melun!...  Vous  n'en  parlez  pas,  de  celui-là  ! 

LE  régisseur.  —  J'avoue  que  je  ne  con- 
naissais pas... 


LE    BENEFICE   DE    FONTENOY.  1 29 

l'acteur,  éclatant.  —  Ah  !  voilà  î  on  ne  les 
connaît  pas,  ceux-là  !  On  ne  connaît  que  les 
Fontenoy...  Qu'est-ce  que  Chansard  ?...  Mais 
Chansard  a  eu  quatre  fois  plus  de  talent  que 
Fontenoy,  quatre  fois  plus!  Il  avait  le  nerf... 
Fontenoy  n'a  pas  le  nerf...  Fontenoy  joue  en 
dedans;  il  ne  se  livre  pas;  c'est  mou,  c'est 
terne,  ça  manque  de  ton...  Il  fallait  voir  Chan- 
sard dans  la  Nonne  repentante  ;  c'est  là  qu'il 
mettait  l'autre  dans  sa  poche  ! 

le  régisseur.  —  Enfin,  mon  cher,  il  y  a  un 
fait  certain  :  c'est  que  Chansard  n'a  pas  réussi, 
tandis  que  Fontenoy... 

l'acteur.  —  Tandis  que  Fontenoy  a  réussi, 
n'est-ce-pas?  Eh  bien,  si  c'est  là  ce  que  vous 
appelez  réussir... 

LA  VOIX  DE  l'avertisseur,  au  dehors.  —  En 
scène  pour  le  troisième  acte  ! 

l'acteur.  —  Si  c'est  là  ce  que  vous  appelez 
réussir... 

l'avertisseur.  — Monsieur  Flambardet,  on 
a  frappé. 

l'acteur. —  Bien,  mon  ami,  j'y  vais  (Au  régis- 
seur.) Il  faut  s'entendre  sur  la  question  d'art, 
voyez-vous;  pour  moi,  la  question  d'art... 

LE  RÉGISSEUR.  —  Prends  garde,  mon  petit, 
tu  vas  manquer  ton  entrée. 


l3o      SCÈNES    DE    LA  VIE    DE    THEATRE. 

l'acteur.  —  Il  n'y  a  pas  de  danger.  Je  vou- 
lais dire  simplement  que  Fontenoy... 

UNE  VOIX  DANS  LA  COULISSE,  — Voyons  donc, 
Flambardet  !... 

l'acteur.  —  Voilà!...  voilà!...  (Se  précipitant 

en  scène.)  œ  Ta   maîtresse   est-elle  visible,  ma 
belle  enfant?...  » 


AUX  FANTAISIES-COMIQUES 
■  (soirée  du   12  avril) 

Le  spectacle  est  annoncé  pour  sept  heures 
et  demie  précises.  A  huit  heures  on  n'a  pas  en- 
core commencé.  Le  public  nianifeste  son  im- 
patience. L'ami  du  bénéficiaire,  l'âme  de  la 
représentation,  celui  qui  a  tout  prévu  et  tout 
organisé,  Stanislas  enfin  est  en  proie  à  une 
'agitation  extraordinaire.  Il  parcourt  les  cou- 
lisses en  interpellant  les  machinistes,  le  régis- 
seur, les  acteurs... 

—  Eh  bien,  voyons,  sommes-nous  prêts?... 
Où  est  M.  Moireau  ? 

M.  MOIREAU,  devant  le  trou  delà  toile.  — Voilà!... 
voilà  ! 

STANISLAS.  —  Ah!  bonjour,  cher  ami...  On 
peut  frapper,  n'est-ce  pas  ? 


LE    BÉNÉFICE    DE    FONTENOY.  t3i 


M.  MOiREAU.  —  Déjà?,..  Il  n'y  a  encore  per- 
sonne ! 

STANISLAS.  —  On  viendra  tout  à  l'heure. 

MOIREAU,  froissé.  —  Quand  nous  aurons  fini? 
C'est  parfait. 

STANISLAS,  —  Dame!,,,  que  voulez-vous? 
Il  faut  bien  commencer  par  le  lever  de  ri- 
deau. 

MOIREAU.  ^  De  mieux  en  mieux.  Nous  ne 
jouons  pas  une  pièce,  nous  jouons  un  lever  de 
rideau;  je  vous  remercie... 

STANISLAS.  —  Vous  ne  me  comprenez 
pas,., 

MOIREAU.  —  Si  fait,  je  vous  comprends  par- 
faitement.,. Ce  n'est  pas  comme  artiste  que  je 
suis  ici,  c'est  comme  essuyeur  de  banquettes, 

STANISLAS.  —  Oh! 

MOIREAU,  —  Eh  bien,  on  les  essuiera,.. 

STANISLAS.  —  Mon  cher  Moireau,,, 

MOIREAU,  —  Je  saurai  ce  qu'il  en  coûte  de 
vouloir  rendre  un  service,.. 

M.  Moireau  n'a  pas  le  temps  d'achever.  Le 
régisseur  a  frappé  les  trois  coups,  La  toile  se 
lève.  M,  Moireau  est  obligé  d'entrer  en  scène 
pour  jouer  C'était  Gertrude,  avec  madame  Do- 
liva  Moireau. 

Après  Citait  Gertrude,  entr'acte  de  vingt- 
cinq  minutes  pour  laisser  au  public  le  temps 


l32       SCÈNES    DE    LA   VIE    DE    THEATRE. 

d'arriver.  Mais  le  public  n'arrive  pas.  11  y  a 
trois  rangs  de  fauteuils  vides  à  l'orchestre,  le 
balcon  est  presque  désert  et  les  loges  sont  inoc- 
cupées. 

En  revanche,  les  petites  places  sont  bondées 
de  spectateurs  qui  réclament  la  toile  avec  une 
insistance  des  plus  flatteuses. 

Dans  les  coulisses,  l'animation  est  au  com- 
ble. On  attend  la  Comédie-Française.  A  chaque 
instant,  Stanislas  se  précipite  dans  la  loge  du 
concierge  : 

—  La  Comédie-Française  n'est  pas  encore 
arrivée  ?  Il  y  a  eu  un  malentendu.  Ce  n'est  pas 
possible  autrement!  Courez  donc  au  théâtre! 

Bruit  de  voitures. 

—  Ce  sont  eux?...  Ah!  enfin,  ce  n'est  pas 
malheureux  !...  Montez  vite. 

—  Mais  nous  ne  sommes  pas  en  retard!... 

—  Non!  rien  qu'une  heure... 

—  Permettez...  On  nous  a  dit... 

—  Oui...  oui.  Dépêchez-vous  ! 

—  Mais,  monsieur... 

La  Comédie-Française  se  rebiffe.  Discussion 
avec  Stanislas.  Fontenoy  intervient  : 

—  Mes  chers  camarades...  je  vous  en  prie... 
Voyons,  mes  chers  camarades... 

La  Comédie-Française  se  calme  et  l'on  joue 
le  Bonhomme  Jadis. 


LE    BENEFICE    DE    FONTENOY.  l33 

Après  le  Bonhomme  Jadis,  nouvel  entr'acte 
de  vingt-cinq  minutes.  Le  public  recommence 
à  trépigner. 

Fontenoy,  qui  est  allé  s'habiller  pour  l'à-pro- 
pos,  descend  de  sa  loge. 

FONTENOY.  —  Eh  bien...  qu'est-ce  qu'on  at- 
tend? 

STANISLAS.  —  Les  choeurs  de  l'Opéra. 

FONTENOY.  —  Ils  ne  sont  pas  encore  là?  Tu 
n'as  donc  pas  dit  à  Halanzier... 

STANISLAS.  —  Pardon  !  je  le  lui  ai  très  bien 
dit  :  «  Huit  heures  pour  le  quart.  »    • 

FONTENOY.  —  Il  en  est  neuf! 

STANISLAS.  —  A  qui  la  faute? 

FONTENOY.  —  Pas  à  moi,  pour  sûr  !... 

STANISLAS.  —  Ni  à  moi  ! 

FONTENOY.  —  lls  vout  peut-étre  arriver... 
Commençons  toujours  l'intermède. 

STANISLAS.  —  Alors,  uous  changeons  l'ordre? 

FONTENOY.  —  Naturellement...  Qu'est-ce  que 
ça  fait? 

STANISLAS.  —  Bon  !  bon  !  comme  tu  voudras. 
Moi,  j'étais  pour  l'ordre...  Mais  puisque  tu  en 
as  décidé  autrement...  Tu  es  le  maître! 

FONTENOY.  —  Ah!  si  tu  te  fâches... 

STANISLAS.  —  Je  ne  me  fâche  pas!...  Je  con- 
state seulement  qu'il  est  bien  inutile  de  se  don- 
ner toutes  les  peines  d'une  organisation  pour 

8 


l3/,      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

qu'on  vienne,  après  cela,  vous  faire  des  re- 
proches... 

FONTENOY.  —  Moi  !  je  t'ai  fait  des  reproches?.. 

STANISLAS.  —  Certainement!  Tu  as  l'air  de 
dire... 

Rumeurs  dans  la  salle. 

FONTENOY.  —  Ticus  !  le  public  s'impatiente... 
Nous  nous  expliquerons  plus  tard...  Frappez  ! 

On  frappe.  Murmures  de  satisfaction  dans  la  salle. 

FONTENOY.  —  Qui  est-ce  qui  commence  l'in- 
termède ? 

Personne  ne  répond.  Stanislas  affecte  d'examinerle  pro- 
gramme qu'il  tient  à  la  main. 

FONTENOY,  à  Stanislas.  —  Voyons!...  tu  sais 
cela,  toi!...  Par  quoi  commence-t-on? 

STANISLAS,  froidement.  —  J'avais  marqué  Pen- 
dant l'orage... 

FONTENOY.  —  Ah!  parfaitement. ..  Penc?a7rf 
l'orage,  par  mademoiselle  Julia...  Où  est-elle, 
mademoiselle  Julia? 

UNE  VOIX    DANS  l'oMBRE.  Ici  ! 

FONTENOY.  — Ah!...  Eh  bien,  allez,  mon  en- 
fant! 

JULIA.  —  Ce  n'est  pas  malheureux!.. 

STANISLAS,  toujours  froid.  —  Il  serait  bon  aussi 
de  prévenir  le  pianiste. 

FONTENOY. —  C'est  juste!...  Nous  oublions 
le  pianiste!...  Où  est  le  pianiste?... 


LE    BÉNÉFICE    DE    FOXTENOY.  l3S 

Le  régisseurse  met  à  la  recherche  du  pianiste. 

—  Monsieur  Lehissec!...  Avez-vous  vu  mon- 
sieur Lehissec? 

—  Il  était  là  il  n'y  a  qu'un  instant. 

—  Monsieur  Lehissec  ! 

—  Ah!  le  voici...  Venez  vite,  cher  monsieur... 
On  n'attend  que  vous! 

Le  régisseur  entraîne  le  pianiste  sur  la  scène. 

—  Voici  M.  Lehissec! 

—  Ah!  très  bien... 

Fontenoy  prend  la  main  de  mademoiselle 
Julia  : 

—  Nous  y  sommes?...  Au  rideau! 
On  va  lever  le  rideau... 

—  Arrêtez  !  crie  le  régisseur. 
Fontenoy  se  retourne  : 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a?... 

—  Les  chœurs  de  l'Opéra! 

—  Ils  sont  là? 

—  Ils  montent  l'escalier... 
Fontenoy  regarde  Stanislas  : 

—  Les  attendons-nous? 

—  Naturellement!...  Il  vaut  mieux   suivre 
l'ordre. 

Mais  mademoiselle  Julia  intervient  : 

—  Alors,  je  n'entre  pas,  moi  ! 

—  Si,  mademoiselle...  après  les  chœurs. 

—  C'est  agréable  ! 


l36      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

L'orage  gronde  dans  la  salle. 

—  Frappez  une  seconde  fois!...  crie  Sta- 
nislas. 

Le  régisseur  refrappe  trois  coups.  Pendant 
ce  temps  M.  Sapin  et  les  choristes  se  sont 
placés  sur  la  scène.  On  lève  le  rideau. 

DON    GASPAR. 

Quel  marché  de  laassesse! 


LES    SEIGNEURS. 

...  avec  son  déshonneur. 

On  baisse  le  rideau. 

FONTENOY.  —  Comment!  c'est  déjà   fini?... 

STANISLAS.  —  Qu'est-ce  que  tu  veux  de  plus? 

FONTENOY.  —  Je  crojais  que  c'était  plus 
long... 

STANISLAS.  — Le  fameux  chœur  de  la  Favo- 
rite? Tu  ne  le  connais  pas,  alors!... 

FONTENOY.  —  Si!...  mais  il  me  semblait... 
comme  nous  l'avions  annoncé  en  grosses  let- 
tres... enfin... 

STANISLAS.  —  Enfin,  j'ai  eu  tort  de  le  mettre 
sur  l'affiche?...  Voilà  ce  que  tu  veux  dire? 

FONTENOY.  —  Nou,  mais... 

STANISLAS.  —  Il  fallait  refuser  le  concours 
des  artistes  de  l'Opéra? 

FONTENOY.  —  Je  ne  dis  pas... 


LE    BÉNÉFICE    DE    FOXTENOY.  187 

STANISLAS,  avec  éclat.  —  Ah!  tiens...  tais-toi! 
Tu  me  ferais  perdre  tout  mon  sang-froid...  et 
Dieu  sait  si  j'en  ai  besoin  !.. . 

Stanislas  s'éloigne  pour  garder  son  sang- 
froid.  Le  régisseur  accourt,  et  demande  si  l'on 
fait  un  entracte. 

—  Mais  non!...  mais  non!...  pas d'entr'acte! 

—  C'est  que  le  public  sort... 

—  Il  ne  faut  pas  qu'il  sorte!. .. Frappez  !... 
Frappez  vite! 

On  frappe.  Fontenoy  appelle  mademoiselle 
Julia.  Elle  est  partie. 

—  Partie  ! 

—  Oui...  elle  est  obligée  d'être  à  l'Eldorado 
à  dix  heures.  Elle  n'a  pas  pu  attendre. 

—  Et  vous  n'avez  pas  essayé  de  la  retenir  ! . . . 
Fontenoy  se  désole...  Mais  le  public  gronde 

de   nouveau.   Il    faut  commencer  coûte  que 
coûte. 

Un  monsieur  cravaté  de  blanc  et  portant 
une  brochette  de  médailles  s'approche  du  bé- 
néficiaire : 

—  Si  vous  voulez,  monsieur...  je  suis  prêt. 

—  Ah!.,,  c'est  vous  qui  dites  la  Grève  des 
forgerons...  M.  Talien? 

—  Non!...  pas  Talien!...  Chevalrogé! 

—  Comment?... 

—  Chevalrogé...   directeur    de   la  Lyre  ba- 

8. 


l38      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

tignollaise...    C'est  moi  qui    conduis    la  Re- 
traite. 

—  Ah!...  bien...  Mais  c'est  plus  tard,  la  Re- 
traite!... C'est  beaucoup  plus  tard. 

—  Mes  hommes  sont  là...  Alors,  je  pensais... 

—  Oui...  oui...  merci!...  Tout  à  l'heure. 
Le  public  rugit. 

—  Frappez!  crie  Fontenoy. 

—  Mais  je  ne  fais  que  cela  !  répond  le  régis- 
seur. 

Au  même  instant  on  apporte  une  lettre  très 
pressée.  C'est  mademoiselle  Heilbronn  qui 
s'excuse  de  ne  pouvoir  se  rendre  au  théâtre. 
Fontenoy  tombe  accablé. 

—  JFaut-il  lever  le  rideau? 

—  Ah!  je  ne  sais  plus  !...  Faites  ce  que  vous 
voudrez  ! 

Mais  Stanislas  est  accouru.  Il  a  oublié  les 
torts  de  son  ami  et  il  reprend  le  gouvernail  : 

—  Au  rideau  !...  Allez! —  M.  Talien...  vous 
êtes  là?  —  Boni...  entrez!.,.  —  Vous  après, 
mademoiselle...  —  Et  M.  Piter?...  cherchez 
M.  Piter...  —  Caron!  ne  bougez  pas,  mon  cher 
ami!  —  Ah  !  voici  Lavignac...  —  Ce  n'est  pas 
intitulé  les  Tourterelles?...  —  Ça  ne  fait  rien; 
vous  jouerez  autre  chose...  • —  Bravo!  made- 
moiselle Chevalier,  bravo!...  —  A  vous,  Ana- 
tole! —  Donnez  une  chaise  à  madame  Judicl 


LE    BÉNÉFICE    DE    FONTEXOY.  iS^ 

—  Restez,  Caron!  —  Non!  laissez  passer  la 
Reine  de  Chypre...  —  Où  est  le  jeune  Sa- 
lowski?...  — Très  bien,  Lavignac!...  —  Pas 
maintenant,  la  Retraite!...  Après  le  spec- 
tacle!... —  Attendez,  Caron! 

On  exécute  à  peu  près  ainsi  toutes  les  parties 
de  l'intermède.  L'ordre  du  programme  n'est 
plus  observé  ;  mais  Stanislas  en  refait  un  autre 
sur  le  terrain  même...  Il  veille  à  tout,  pous- 
sant celui-ci,  appelant  celle-là,  faisant  passer 
Curaçao-Polka  avant  les  Rameaux,  rempla- 
çant les  Tourterelles  par  VIcl  mon  opinion... 

Mademoiselle  Heilbronn  seule  n'est  pas 
remplacée.  Fontenoy  en  fait  l'observation  à 
Stanislas,  qui  sourit  et  s'élance  sur  la  scène  : 

—  Mesdames  et  messieurs...  Nous  recevons 
une  fâcheuse  nouvelle...  (Sensation.)  Mademoi- 
selle Heilbronn,  qui  devait  chanter  le  grand  air 
du  Bravo,  vient  de  se  trouver  subitement  in- 
disposée... (Légères  rumeurs.)  Mais  M.  Anatole, 
du  Pavillon  de  l'Horloge,  nous  offre  de  dire 
les  Pieds  dans  Vplat...  (Mouvement.)  Si  vous 
voulez  bien  accepter... 

—  Oui  !  oui!  oui! 

On  applaudit,  et  Anatole  vient  dire  les  Pieds 
dans  Vplat...  qu'on  lui  fait  bisser.  C'est  un 
triomphe. 

Le  rideau  tombe.  Il  est  une  heure  et  demie. 


l4o      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

Un  grand  nombre  de  spectateurs  s'en  vont. 
Les  autres  restent  afin  de  voir  la  Soirée  chez 
Fontenoy  :  c'est  l'attrait  de  la  représentation. 
Tous  les  artistes  de  Paris  doivent  défiler  de- 
vant la  rampe  pour  aller  serrer  la  main  de  leur 
vieux  camarade.  On  ne  peut  pas  manquer  ce 
spectacle-là. 

Sur  la  scène,  Stanislas  donne  ses  derniers 
ordres  : 

—  Le  fauteuil!  apportez  le  fauteuil!...  — 
Viens,  Fontenoy...  Tu  te  placeras  comme  ceci, 
face  au  public...  —  Vous  avez  les  couronnes, 
Martin?...  Bon!  remettez-les  à  ces  messieurs... 
—  Approchez,  messieurs!.,. 

Une  vingtaine  de  comédiens  et  de  comé- 
diennes répondent  à  l'appel  de  Stanislas. 

—  Placez-vous  en  ordre!...  La  Comédie- 
Française,  d'abord... 

—  Mais  il  n'y  a  personne  de  la  Comédie- 
Française!... 

—  Personne  ?  Eh  bien,  les  artistes  qui  j  oua  ient 
le  Bonhomme  Jadis  ? 

—  Il  y  a  longtemps  qu'ils  sont  partis. 
Fontenoy  se  lève  : 

—  Et  je  ne  les  ai  pas  remerciés  ! 
Stanislas  l'arrête  : 

—  Laisse  donc!...  Est-ce  qu'ils  n'auraient  pas 
dû  attendre?...  Ils  savaient  bien  qu'ils  étaient 


LE    BÉNÉFICE    DE    FONTENOY.  i  ^l 

de  la  fin...  Mais  ces  messieurs  n'ont  pas  jugé 
à  propos  de  t'apporter  une  couronne.  Tu  es 
trop  petit  pour  eux!...  Ah!  c'est  ignoble!  ' 

—  Stanislas  !... 

—  Oui...  oui...  tu  as  raison  !  Il  faut  que  je 
me  contienne...  —  Où  sont  les  artistes  de 
l'Opéra?...  Ah!  c'est  vous,  Caron!  Vous  êtes 
seul?...  Placez-vous  là  à  côté  du  Gymnase... 
—  Le  Vaudeville  ici!  —  Pardon,  monsieur... 
vous  êtes  du  Vaudeville  ? 

—  Non,  monsieur!  Gélinard,  du  théâtre  de 
Soissons... 

—  Ah!  parfaitement!...  Vous  avez  votre 
couronne  ? 

—  On  ne  m'avait  pas  dit... 

—  Bon,  bon,  ça  ne  fait  rien  !  Au  rideau  ! 
On  joue  la  Soirée  chez  Fontenoij,  c'est-à-dire 

que  Stanislas  échange  quelques  répliques  avec 
le  bénéficiaire  pour  amener  la  scène  des  cou- 
ronnes... et  la  toile  tombe. 

A  ce  moment,  M.  Chevalrogé  se  précipite  en 
scène. 

—  Eh  bien...  et  nous?  Vous  nous  oubliez?... 
Stanislas  fait  un  saut. 

—  Ah!  sapristi!...  je  n'y  pensais  plus... 
Frappez!  Non!  ne  frappez  pas!...  Où  sont  vos 
hommes?...  Bien!  Groupez-les...  C'est  cela... 
Au  rideau  !  -  ' 


I42      SCÈxNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE, 

La  toile  se  relève,  mais  la  salle  est  déjà  vide^ 
et  les  Enfants  d'Arpajon,  unis  aux  membres  de 
la  Lyre  batignollaise,  exécutent  le  chœur  de  la 
Retraite  devant  une  quarantaine  de  specta- 
teurs occupés  à  endosser  leurs  pardessus  et 
cinq  ou  six  ouvreuses  qui  étendent  des  toiles 
grises  sur  le  rebord  des  loges  et  sur  les  fau- 
teuils de  la  galerie. 

Fontenoy,  resté  seul  avec  Stanislas,  examine 
les  comptes  de  la  soirée. 

La  recette  s'élève  à  i  Goj  francs.  11  y  a 
I  341  fr.  75  de  frais.  Bénéfice  net  :  2G3  fr.  aj... 

Et  Stanislas  s'aperçoit  que  le  bouquet  de 
mademoiselle  Heilbronn  n'a  pas  été  compté  ! 


LES  FOLLES  DANSEUSES 


—  Liaa  !  Lina  î  veux-tu  descendre  '^ 

Un  long  bâillement  se  fait  entendre  dans  la 
soupente.  Un  bras  sort  du  lit,  s'allonge,  puis 
retombe  lourdement. 

Madame  Chenu,  debout  au  bas  de  l'échelle, 
frappe  plusieurs  fois  sur  le  bois  de  lit  avec  son 
manche  à  balai. 

—  Voyons,  Lina!...  Il  est  six  heures... 
Lina  !  ! 

Cette  fois,  Évelina  a  entendu.  Elle  enfile  un 
jupon  et  une  camisole,  elle  dégringole  l'échelle, 
et  la  voilà  debout  au  milieu  de  la  loge;  elle 
est  encore  toute  fardée  de  la  veille  et,  en  se 
frottant  les  yeux,  elle  étale  le  noir  resté  sur 
ses  sourcils. 

—  Eh  bien,  t'es  propre!  s'écrie  madame 
Chenu...  Je  te  demande  un  peu  si  tu  n'aurais 
pas  pu  défaire  ta  figure  hier  au  soii:... 


lA4       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Je  n'avais  plus  de  cold-eream... 
Madame  Chenu  bondit  : 

—  Tu  n'avais  plus  de  cold-cream  !  Je  t'en 
ai  acheté  une  once  avant-hier...  Qu'est-ce  que 
t'en  fais,  alors?  tu  le  manges? 

—  Marie  Bourgard  n'en  avait  pas...  Je  lui  en 
ai  prêté. 

—  C'est  ça  !  il  faut  que  j'en  ragète,  moi  !  Tu 
ne  pouvais  pas  lui  prêter  ta  chemise  aussi, 
pendant  que  tu  y  étais  ? 

—  Elle  m'a  bien  donné  de  son  savon... 

—  Pour  ce  qu'il  lui  coûte,  son  savon!...  ses 
parents  en  vendent. 

—  Enfin,  je... 

—  Enfin,  tu  te  feras  toujours  gruger,  voilà 
ce  qu'il  y  a  de  sûr! 

-^  Mais,  maman... 

—  Allons,  pas  d'histoires!...  A  l'ouvrage  et 
plus  vite  que  ça  ! 

Évelina  sort  de  la  loge  en  traînant  le  ba- 
lai que  sa  mère  lui  a  mis  dans  les  mains.  Elle 
balaye  la  cour,  puis  elle  va  à  la  pompe,  tire 
'deux  seaux  d'eau,  les  verse  dans  la  fontaine 
et  aide  madame  Chenu  à  faire  les  escaliers. 

Pendant  ce  temps,  M.  Chenu  s'est  levé.  Il 
est  sorti  pour  aller  chercher  le  lait  et  a  pris 
son  verre  de  vin  blanc  avec  l'épicier  du  coin. 
11  revient,  il  allume  le  feu,  il  fait  chauffer  Ïq 


LES    FOLLES    DANSEUSES.  l/jS 

lait  dans  un  poêlon,  il  prépare  le  café  et  les 
rôties,  met  deux  bols  sur  la  table,  et  appelle 
sa  femme. 

—  Madame  Chenu!...  quand  tu  voudras! 
Madame  Chenu  descend,  suivie  d'Évelina... 

Elle  prend  un  des  deux  bols,  et  s'installe  avec 
son  mari  devant  la  table,  tandis  qu'Évelina, 
assise  sur  une  chaise  basse,  le  poêlon  entre 
les  genoux,  trempe  une  longue  tranche  de 
pain  dans  sa  part  de  café  au  lait. 

Le  déjeuner  fini,  Evelina  passe  dans  l'alcôve 
pour  s'habiller;  madame  Chenu  fait  son  mé- 
nage ;  M.  Chenu  s'assied  les  jambes  croisées 
sur  son  établi  et,  avant  de  se  mettre  à  la  cou- 
ture,parcourt  les  journaux  que  le  facteur  vient 
d'apporter. 

—  Allons,  bon  !...  encore  un  attentat  ! 

—  Où  donc?  fait  madame  Chenu. 

—  Rue  de  Puébla...  Une  femme  qu'on  a 
trouvée  assassinée  dans  sa  cuisine. 

—  Comment  qu'on  l'appelle  ? 

—  Le  journal  met  la  fille  V...  C'est  probable- 
ment le  pendant  du  passage  Saulnier  ! 

—  Ainsi,  voyez  à  quoi  ces  femmes-là  s'ex- 
posent ! 

Evelina  s'est  rapprochée  tout  en  nattant  ses 
cheveux.  Madame  Chenu,  l'apercevant,  lui 
flanque  une  taloche. 

9 


^PP<PiiMPPP*^"P^^^lF^PPiiipni*piipp 


146       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Oh  !  maman  ! 

—  Quoi ...  a  Oh  !  maman  »  ?  T'es  pas  honteuse 
d'être  encore  là  à  cette  heure-ci  !...  Et  ta  leçon? 

—  Je  ne  suis  pas  en  retard  ! 

—  Non,  c'est  le  chat...  En  attendant,  dé- 
pêche-toi de  t'habiller,  ou  je  vas  t'aider,  moi  ! 

Un  locataire  entre  dans  la  loge  : 

—  Comment!  madame  Chenu,  vous  gron- 
dez encore  votre  demoiselle  ? 

—  Ne  m'en  parlez-pas  !...  Faut  toujours  être 
après  elle...  Si  ce  n'est  pas  désolant!  Une 
grande  fille  qui  va  sur  ses  quatorze  ans  ! 

—  Déjà?  Comme  ça  pousse! 

—  Ça  pousse...  et  ça  nous  repousse.  C'est  le 
<;as  de  le  dire. 

—  Et  l'Opéra?...  Vous  êtes  toujours  con- 
tente? 

—  Contente...  contente...  Il  n'y  a  rien  de 
trop...  Voilà  cinq  ans  qu'elle  est  dans  la  danse. 

—  Cinq  ans  ! 

—  Mais  oui  !  entrée  à  huit  ans  et  demi...  Et 
■elle  n'est  encore  que  du  premier  quadrille,... 
'Comme  si  elle  ne  devrait  pas  être  déjà  passée 
acoryphée  ! 

—  Comment  ça  se  fait-il  ? 

—  Ça  se  fait  qu'il  y  a  des  injustices,  par- 
'bleu  !...  Ce  sont  les  protections  qui  font  tout... 
Et  on  appelle  ça  être  en  république  ! 


LES    FOLLES    DANSEUSES.  1^7 

Ici,  une  voix  grave  intervient  : 

—  Madame  Chenu  ! 

Madame  Chenu  se  tourne  vivement  vers 
son  mari. 

—  Eh  bien,  quoi?...  Ce  n'est  donc  pas  vraf, 
ce  que  je  dis  ? 

M.  Chenu  fronce  le  sourcil. 

—  C'est  possible,  mais  tu  n'as  pas  besoin 
de  mêler  la  politique... 

—  Alors,  tu  trouves  bien  que  ta  fille  gagne 
neuf  cents  francs  au  lieu  de  douze? 

—  Il  ne  s'agit  pas... 

—  Ah!  parbleu,  oui!  Cane  t'inquiète  guère... 
T'es  pas  ambitieux...  c'est  une  justice  à  te 
rendre... 

Puis,  à  Évelina  : 

—  Et  toi,...  qu'est-ce  que  tu  attends?...  File 
à  ta  leçon! 

Evelina  a  fourré  dans  un  petit  sac  de  cuir 
une  paire  de  bas,  des  chaussons  de  danse,  un 
corset,  une  chemisette,  un  peigne,  une  glace, 
un  tire-bouton,  une  boîte  de  poudre  de  riz,  un 
morceau  de  pain,  deux  sardines,  des  pommes 
et  une  bouteille  d'eau  rougie.  Elle  a  pris  son 
manteau,  son  chapeau,  son  en-tout-cas;  elle 
embrasse  son  père  et  sa  mère,  et  la  voilà 
partie. 

Mais  la  fillette  revient  aussitôt. 


mmmip 


148      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Allons,  bon  !  Qu'est-ce  qu'elle  a  encore 
oublié? 

—  Maman,  c'est  mes  médailles! 

Et,  tout  essoufflée,  Évelina  se  précipite  dans 
le  petit  cabinet  où  elle  a  fait  sa  toilette  et  en 
rapporte  trois  médailles  de  saintes,  deux  pe- 
tites croix  et  une  corne  de  corail  suspendues 
à  un  cordon  qu'elle  se  passe  autour  du  cou. 
Ce  sont  les  fétiches  de  la  danseuse. 

Évelina  est  maintenant  armée  de  pied  en 
cap.  Elle  s'en  va  le  nez  au  vent,  descehd  des 
hauteurs  de  Montmartre,  suit  la  rue  Lepic, 
traverse  les  boulevards  extérieurs,  longe  la 
rue  Pigalle,  la  Chaussée-d'Antin  et  arrive  à 
l'Opéra. 

Il  est  neuf  heures  moins  un  quart.  La  petite 
danseuse  passe  vivement  devant  le  concierge, 
grimpe  cinq  étages  et  débouche  dans  la  loge 
où  s'habillent  ses  camarades  du  premier  qua- 
drille. En  cinq  minutes,  elle  a  revêtu  son  cos- 
tume de  classe  :  chemisette  décolletée  à  man- 
ches courtes,  jupe  de  mousseline,  bas  rosés, 
chaussons  de  satin  très  défraîchis;  comme  pa- 
rure (facultative)  :  ruban  au  cou  et  ceinture 
bleue;  et,  cachées  dans  le  corset,  les  médailles, 
les  fameuses  médailles!... 

Evelina  monte  deux  autres  étages  pour  ar- 
river dans  la  salle  d'études,  une  grande  pièce 


LES    FOLLES    DANSEUSES.  l/»9 

carrée  qui  se  trouve  sous  la  coupole  de  l'Opéra, 
et  dont  le  parquet  est  légèrement  incliné  :  une 
chaise  pour  le  professeur,  une  seconde  chaise 
pour  le  violon  accompagnateur,  et  des  barres 
d'appui  scellées  aux  murs  composent  tout  l'a- 
meublement de  cette  pièce. 

—  En  place,  mesdemoiselles  ! 

A  cet  appel  du  professeur,  la  danseuse  est 
allée  se  placer  à  l'une  des  barres,  et,  se  tenant 
tantôt  de  la  main  gauche,  tantôt  de  la  main 
droite»,  elle  se  plie,  s'étire,  se  renverse,  se 
tourne  dans  tous  les  sens,  posant  sa  jambe 
sur  la  barre  à  la  hauteur  de  son  épaule,  la 
rejetant  en  arrière,  la  lançant  en  avant,  se 
disloquant  enfin,  pendant  vingt  minutes,  pour 
se  préparer  à  la  leçon  proprement  dite.  Après 
ces  exercices,  le  professeur  appelle  les  élèves 
au  milieu  de  la  classe,  et  c'est  alors  que  se 
font  les  développés,  les  attitudes,  les  arabes- 
ques, les  relevés,  les  ports  de  bras,  les  fouettés, 
les  ballonnés,  les  tejnps  de  cuisse,  les  temps  de 
pirouette,  les  temps  de  pointes,  les  change- 
m.ents  de  pied,  les  pas  de  bourrée,  les  glis- 
sades, les  assemblés,  les  jetés,  les  pirouettes 
renversées,  les  cabrioles,  les  entrechats,  et  en- 
fin les  enchaînements,  composés  de  tous  ces 
a  temps  ». 

Voilà  en  quoi  consiste  la  leçon;  mais  Éveli- 


mt^iintu   1114,  ipip 


l5o      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

na,  a  qui  veut  arriver,  »  ne  se  contente  pas  de 
ce  dur  travail,  et  pendant  les  instants  de  répit 
accordés  par  le  professeur  elle  passe  à  une 
autre  série  de  dislocations.  Elle  saisit  d'abord 
une  chaise,  la  couche  sur  le  dos,  et,  plaçant 
son  pied  entre  les  barreaux,  le  force  à  se  ten- 
dre et  à  se  cambrer.  Puis  elle  va  s'asseoir  par 
terre,  près  du  mur.  colle  ses  deux  semelles 
l'une  contre  l'autre,  les  pointes  très  ouvertes, 
les  pieds  rapprochés  du  corps,  et  prie  une  de 
ses  camarades  de  vouloir  bien  lui  monter  sur 
les  genoux... 

La  leçon  est  finie.  Il  est  onze  heures.  Éve- 
lina,  toute  haletante,  rentre  dans  sa  loge  pour 
changer  de  linge.  Après  quoi,  elle  tire  de  son 
sac  les  provisions  qu'elle  a  apportées  et  les 
dépose  sur  la  table,  où  elle  va  déjeuner  avec 
ses  camarades. 

Chacune  d'elles  en  fait  autant,  et  ce  sont 
des  exclamations  et  des  interpellations  à  n'en 
plus  finir: 

—  Oh!  du  jambon!  —  Ce  n'est  pas  du  jam- 
bon, c'est  du  bœuf  conservé.  —  Donne-m'en, 
dis?  —  Qui  est-ce  qui  a  du  sel?  —  Agathe, 
rends-moi  mon  pain!  —  Fermez  donc  la  fe- 
nêtre! —  Je  vends  mes  radis...  —  Ah!  ma 
chère...  Fanny  qui  a  du  poulet! 

Puis,  ce  sont  des  échanges.  Évelina  troque 


LES    FOLLES    DANSEUSES. 


une  de  ses  sardines  contre  un  cornet  de  pom- 
mes de  terre  frites,  et  elle  s'associe  avec  Marie 
Bourgard  pour  acheter  les  radis  que  Pauline 
Ardouin  veut  vendre. 

Mais  on  sonne  déjà  pour  la  répétition.  II 
faut  descendre  au  théâtre  et  achever  son  dé- 
jeuner sur  la  scène,  pendant  que  le  régisseur 
fait  l'appel  et  que  le  maître  de  ballet  s'entre- 
tient avec  le  compositeur. 

—  Allons,  mesdemoiselles,  quand  vous  vou- 
drez ! 

Les  danseuses  se  groupent. 

—  Qui  est-ce  qui  manque  là? 

—  C'est  Bertrand  première... 

—  Toujours  la  même,  Bertrand  première!... 
Où  est  Chenu? 

—  Voilà,  m'sieu  ! 

—  Prends  sa  place  ! 
Puis,  à  une  autre  : 

—  Et  toi,  tu  manges  encore  ? 

—  Je  ne  mange  pas,  m'sieu...  c'est  des^ 
grains  de  café. 

Le  régisseur  hausse  les  épaules. 

—  Allons...  à  nous  !  crie  le  maître  de  ballet 
en  frappant  avec  son  bâton. 

Les  musiciens  attaquent  une  ritournelle  et 
la  répétition  commence. 

Évelina  fait  de  son  mieux  pour  remplacer 


iba      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

dignement,  quoique  provisoirement,  la  cory- 
phée Bertrand  première.  Elle  marche,  court, 
danse,  se  mêle  à  des  groupes,  s'agenouille,  se 
relève...  et  recommence. 

—  Allons,  mesdemoiselles...  encore  une  pe- 
tite fois... 

Et,  de  petites  fois  en  petites  fois,  la  répétition 
est  poussée  jusqu'à  quatre  heures. 

Les  danseuses  remontent  dans  la  loge.  Eve- 
lina  se  déshabille,  remet  sa  toilette  de  ville  et 
quitte  l'Opéra. 

Il  est  cinq  heures  quand  elle  arrive  à  Mont- 
martre. 

Madame  Chenu  est  devant  la  maison. 

—  Ah  !  te  v'ià  ?  Vrai  !  ce  n'est  pas  dom- 
mage!... 

—  Mais,  maman,  la  répétition  vient  de 
tinir  ! 

—  Allons  donc!...  c'est  toujours  la  même 
chose!...  Je  suis  bien  sûre  que  tu  as  encore 
flâné!... 

—  Mais,  maman... 

—  ce  Mais,  maman...  mais,  maman...  »  Dé- 
pêche-toi de  retirer  ton  chapeau  et  viens  m'é- 
plucher  mes  pommes  de  terre. 

Évelina  regimbe  : 

—  J'ai  mes  chaussons  à  piquer... 

—  Tu  les  piqueras  tout  à  l'heure. 


LES    FOLLES    DANSEUSES.  l53 

Et  madame  Chenu  retourne  près  de  son 
fourneau. 

Évelina,  tout  en  bougonnant,  épluche  les 
pommes  de  terre... 

Quand  elle  a  fini,  elle  tire  de  son  sac  une 
paire  de  chaussons  de  danse  et  va  les  repriser 
dans  la  cour  pour  prendre  un  peu  l'air. 

Il  est  six  heures.  On  va  se  mettre  à  table. 
Évelina  n'a  que  le  temps  de  se  débarbouiller, 
de  dîner,  et  de  retourner  au  galop  à  l'Opéra. 
On  joue  cinq  actes:  elle  paraît  dans  le  premier, 
elle  fait  un  page  dans  le  second,  et  elle  est  du 
grand  divertissement  du  troisième. 

Pendant  le  quatrième  acte,  elle  reste  dans 
sa  loge,  où  elle  se  repose  en  faisant  des 
garnitures  de  crochet  pour  orner  ses  cor- 
sages. 

Mais  l'avertisseur  parcourt  les  couloirs  : 

—  Mesdames...  le  quatrième  est  fini! 

Evelina  n'a  que  le  temps  de  revêtir  son  der- 
nier costume...  Patatras!  pif!  paf!  pouf... 
rapatapataplan...  C'est  l'explosion  de  la  fin 
qui  commence  et  Evelina  va  manquer  son 
entrée.  Elle  descend  les  escaliers  quatre  à 
quatre,  se  précipite  en  scène  et  arrive  juste 
à  point  pour  disparaître  dans  les  dessous 
avec  les  Filles  d'enfer  que  le  baryton  vient 
d'anéantir. 

9- 


l54      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

Le  rideau  tombe.  Évelina  regagne  sa  loge, 
se  déshabille  encore,  se  rhabille  de  nouveau  et 
part,  cette  fois  pour  tout  de  bon. 

Il  est  près  d'une  heure  du  matin  quand  la 
danseuse  sonne  à  sa  porte. 

C'est  madame  Chenu  qui  lui  tire  le  cordon. 

—  Enfin  !  s'écrie  la  concierge...  te  voilà...  la 
dernière...  comme  toujours  !  Tous  les  loca- 
taires sont  déjà  rentrés. 

Évelina  ne  répond  pas,  elle  n'en  peut  plus. 
Elle  se  traîne  jusqu'au  buffet,  prend  du  pain, 
du  vin,  du  fromage,  boit  et  mange  tout  en 
se  déshabillant,  remonte  son  échelle,  se  cou- 
che, fait  sa  prière  et  s'endort. 

La  danseuse  a  fini  sa  journée. 


RECTIFICATIONS 


N«  I. 

Paris,  24  octobre. 

A  MONSIEUR  LE  REDACTEUR  EN  CHEF 
DU  MESSAGER  DES   COULISSES 

Monsieur, 

Vous  annoncez  dans  votre  numéro  d'hier  que 
le  principal  rôle  de  laféerie  que  prépare  en  ce 
moment  le  théâtre  des  Fantaisies -Comiques  a 
été  écrit  spécialement  pour  mademoiselle  Hor- 
tensia. 

Permettez-moi  de  rectifier  cette  erreur  :  c'est 
à  moi  que  le  rôle  était  destiné;  mademoiselle 
Hortensia  ne  jouait  d'abord  qu'un  travesti  sans 
importance. 

Agréez,  etc. 

SOPHIE   DE   LA   TOURNELLE, 
Artiste  dramatique. 


l56       ï,CÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


N"  2  (voir  11°  i). 

Paris,  2  5  octobre. 

Monsi  eur  le  rédacteur, 

Je  ne  puis  laisser  passer  sans  protestation 
la  lettre  que  vous  avez  publiée  hier  sous  la  si- 
gnature :  Sophie  de  la  Tournelle. 

Cette  soi-disant  artiste  dramatique  aurait  dû 
réfléchir  avant  de...  dicter;  elle  ne  se  serait  pas 
exposée  à  voir  démentir  sa  rectification. 

C'est  toujours  moi  qui  ai  dû  jouer  le  rôle  de 
la  fée  Plantureuse  dans  la  nouvelle  revue; 
quant  au  «  travesti  sans  importance  »,  je 
l'abandonne  volontiers  à  ma  chère  camarade, 
si  toutefois  elle  peut  le  ronplir. 

Agréez,  etc. 

HORTENSIA. 


N»  3  (voir  n»»  i  et  2). 

Paris,  26  octobre. 

Mon  cher  ami, 

La  pièce  que  je  fais  répéter  en  ce  moment  au 
théâtre  des  Fantaisies-Comiques  n'est  ni  une 
féerie,  ni  une  revue:  c'est...  c'est  une  surprise. 


RECTIFICATIONS.  l57 

Permettez-moi  de  ne  pas  en  dire  plus  long, 
et  croyez-moi 

Votre  tout  dévoué 

SATURNIN   ROBINET. 


N''4  (voir  n»  2). 

% 

Paris,  26  octobre. 

Monsieur, 

Je  remercie  mademoiselle  Hortensia  de  l'hon- 
neur qu'elle  veut  bien  me  faire  en  me  cédant 
son  maillot,  mais  c'est  un  costume  difficile  à 
revêtir,  et  je  ne  pourrais  pas  me  faire  aider, 
comme  a  ma  chère  camarade  »,  par  des  cham- 
bellans en  service  extraordinaire. 

Quant  au  reste,  je  maintiens  ce  que  j'ai  dit  : 
le  principal  rôle  des  Cascades  parisiennes  a 
été  écrit  pour  moi,  et  si  l'auteur  me  l'a  retiré 
depuis,  ce  n'a  pu  être  que  par  suite  d'influences 
diplomatiques  que  je  n'ai  pas  à  apprécier. 

Agréez,  etc. 

SOPHIE    DE    LA    TOURNELLE. 


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l58       SCÈNES     DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


N"  5  (voir  n«'  3  et  4). 

Paris,  27  octobre. 

Monsieur  le  rédacteur, 

J'apprends  par  votre  spirituel  journal  qu'on 
répète  aux  Fantaisies-Tomiques  une  nouveauté 
intitulée  les  Cascades  parisiennes. 

Or  j'ai  présenté,  sous  ce  même  titre,  il  y  a 
six  mois,  une  pièce  en  trois  actes  que  le  direc- 
teur dudit  théâtre  ne  m'a  jamais  rendue.  Ne 
serait-ce  pas  la  même? 

Si  c'est  là  la  surprise  qu'on  nous  ménage, 
vous  avouerez  que  j'ai  le  droit  d'être  encore 
plus  surpris  que  tout  le  monde. 

Agréez,  etc. 

FERDINAND  DU  CHESNE. 


N°  6  (voir  n"  4). 

^  Paris,  27  octobre. 

Monsieur  le  rédacteur. 

Mademoiselle  de  la  Tournelle  a  décidément 
beaucoup  d'esprit,  mais  elle  a  parlé  trop  tôt... 
ou  trop  tard,  car  le  petit  cancan  dont  elle  se 


RECTIFICATIONS.  169 

faisait  l'écho  paraissait  en  même  temps  dans 
la  chronique  du  Furet  des  salons. 

Si  mademoiselle  de  la  Tournelle  est  la  source 
où  puise  votre  confrère  Ascanio...  je  plains 
votre  confrère. 

Agréez,  etc. 

HORTENSIA. 


N°  7  (voir  n"  4). 

Paris,  27  octobre. 

Mon  cher  ami, 

Un  mot  encore  à  propos  des  Cascades  pari- 
siennes. 

Je  n'ai  pas  retiré  le  rôle  de  la  fée  Plantureuse 
à  mademoiselle  de  la  ToUrnelle,  par  la  bonne 
raison  que  je  ne  le  lui  avais  pas  donné. 

La  distribution  des  rôles  a  été  faite,  en  de- 
hors de  moi,  par  les  soins  de  mon  ami  Chaud- 
froid,  et  je  n'ai  pas  eu  à  m'en  occuper  un  seul 
instant.  y 

A  vous,  cordialement. 

ROBINET. 


tm^-mimH*!  i  i  nMwmmf*  ^mpiPHPPPmii 


l6o       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

N»  8  (voir  n»  4). 

Paris,  27  octobre. 

Monsieur  le  rédacteur  en  chef, 

Je  suis  trop  clairement  désigné  dans  la  lettre 
que  vous  avez  publiée  hier  pour  ne  pas  devoir 
protester  contre  une  pareille  imputation. 

Mon  influence  diplomatique  n'a  pas  lieu  de 
s'exercer  dans  les  théâtres,  et  je  n'ai  vu  made- 
moiselle Hortensia  qu'une  fois,  au  bal  des  ar- 
tistes dramatiques,  où  j'ai  eu  l'honneur  de  lui 
être  présenté  par  mon  collègue  le  marquis  de 
la  Roche-Langlevif. 

Croyez,  monsieur  le  rédacteur  en  chef,  que 
je  suis  incapable  de  commettre  l'acte  dont  on 
m'accuse;  je  connais  trop  les  devoirs  que  m'im- 
pose ma  situation  pour  être  tenté  de  les  oublier 
un  seul  instant,  et,  en  ma  qualité  d'étranger, 
je  tiens  plus  que  personne  à  ne  pas  choquer  les 
mœurs  du  pays  qui  m'honore  de  son  hospita- 
lité. 

Agréez,  monsieur  le  rédacteur  en  chef,  etc. 

DUC  PATAQUEZ  DE  RASTAQUERA, 

Chambellan  extraordinaire 
de  Son  Altesse  Royale  le  prince  Ziicco. 


RECTIFICATIONS.  l6l 

N»  9  (voir  n"  5). 

Paris,  28  octobre. 

Cher  monsieur, 

Un  mot  seulement  en  réponse  à  l'étrange 
lettre  de  M.  Ferdinand  du  Chesne. 

J'ai  pour  principe  d'examiner  tous  les  ma- 
nuscrits qu'on  m'apporte,  mais  celui  de  M.  du 
Chesne  est  tellement  jeune  que  je  n'ai  pu  le 
lire  jusqu'au  bout,  et  si  je  l'avais  reçu,  on  n'au- 
rait pas  manqué  de  dire  que  j'étais  tombé  en 
enfance. 

Recevez,  etc. 

LAFERNET, 

directeur  propriétaire  du  théâtre 
des  Fantaisies-Comiques. 


N»  10  (voir  n»  8). 

Paris,  28  octobre. 

Monsieur  le  rédacteur. 

Mon  honorable  ami  le  duc  de  Rastaquera 
m'a  immiscé  un  peu  légèrement  dans  un  débat 
où  je  n'avais  que  faire,  ni  lui  non  plus  du  reste. 

Me  voilà  donc  forcé  de  déclarer,  comme  mon 
•honorable  ami,  que  je  suis  absolument  étran- 


l6l      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

ger  à  l'histoire  du  maillot,  mais  je  suis  aussi 
trop   galant  pour   ne   pas  ajouter  que  je   le 
regrette. 
Agréez,  etc. 

MARQUIS    DE    LA    ROCHE-LANGLEVIF. 


N»  1 1  (voir  n»  6) . 

Paris,  28  octobre. 

Mon  cher  confrèje, 

Vous  êtes  bien  heureux  de  recevoir  des  let- 
tres de  mademoiselle  Hortensia. 

Si  cette  jeune  personne  '  avait  bien  voulu 
m'honorer  de  sa  copie,  je  lui  aurais  répondu 
qu'il  ne  dépendait  que  de  moi  de  puiser  mes 
renseignements  à  une  meilleure  source;  je 
n'avais  qu'à  m'adresser  à  elle-même  comme 
elle  me  l'a  offert  maintes  fois. 
Bien  à  vous, 

ASCANIO. 


N»  12  (voir  n°  5). 

Paris,  28  octobre. 

Cher  monsieur, 
Je  suis  le  collaborateur  de  Robinet  pour  la- 


RECTIFICATIONS.  l63 


pièce  qu'on  va  jouer  aux  Fantaisies-Comiques. 

Je  ne  puis  donc  accepter  l'insinuation  coïi- 
tenue  dans  la  lettre  que  M.  Ferdinand  du 
Chesne  vous  a  adressée. 

Il  faut  que  ce  petit  monsieur  ait  une  bien 
haute  idée  de  son  talent  pour  s'imaginer  qu'on 
irait  lui  emprunter  quoi  que  ce  soit.  Notre 
pièce  était  faite  et  reçue  bien  avant  la  sienne, 
ainsi  que  le  témoigne  l'extrait  suivant  de  la 
Mouche  théâtrale. 

Veuillez  le  publier  en  même  temps  que  cette 
lettre,  et  agréer,  etc. 

TBÉZARD. 


N"  i3  (voir  n°  9). 

Paris,  29  octobre. 

Monsieur, 

L'honorable  M.  Lafemet,  «  directeur  pro- 
priétaire du  théâtre  des  Fantaisies- Comi- 
ques 3>,  n'a  pas  répondu  à  ma  question. 

J'ai  dit  qu'il  ne  m'avait  pas  rendu  la  pièce 
que  je  lui  ai  remise  il  y  a  six  mois.  Tout  est 
là. 

Mais  M.  Laîernet  est  trop  habile  pour  ré- 
pondre par  oui  ou  par  non;  il  préfère  se  re- 


l6/j      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

trancher  dans  une  explication  qui  voudrait 
être  spirituelle  et  qui  n'est  que  grossière.  Cela 
ne  m'étonne  pas, du  reste,  de  la  part  de  cet  an- 
cien marchand  de  contremarques  ;  il  sera  sorti 
un  instant  du  cabinet  directorial  pour  redes- 
cendre dans  la  rue,  son  premier  théâtre. 
A-gréez,  etc.. 

FERDINAND   DU   CHESNE. 


N°  14  (voir  n"  11). 

Pans,  29  octobre. 

Monsieur  le  rédacteur, 

Permettez-moi  de  flétrir  comme  elle  le  mé- 
rite l'odieuse  calomnie  que  M.  Ascanio  n'a 
pas  craint  de  diriger  contre  mademoiselle 
Hortensia. 

Mademoiselle  Hortensia  a  appartenu  pen- 
dant trois  ans  au  Théâtre-Populaire  où  elle  a 
su  gagner  l'estime  et  la  sympathie  de  tous  ses 
camarades. 

11  est  donc  de  mon  devoir  de  relever  une 
insulte  d'autant  plus  lâche  que  son  auteur,  en 
s'adressant  à  une  femme  sans  défense,  a  soin 
de  garder  le  voile  du  pseudonyme.  Je  sais  bien 


RECTIFICATIONS.  l65 

que  M.  Ascanio  a  de  bonnes  raisons  pour  cela; 
s'il  signait  de  son  vrai  nom,  on  découvrirait 
que  ce  journaliste  et  le  correspondant  drama- 
tique Bouchaneuf  ne  font  qu'un  même  per- 
sonnage. C'est  ce  qui  explique  sans  doute  ses 
articles  si  élogieux  pour  mon  camarade  Hip- 
polyte. 


Agréez,  etc. 


N°  i5  (voir  n"  12). 


FLORIMOND, 

du  Théâtre-Populaire, 


Paris,  29  octobre. 


Cher  monsieur, 

Le  Messager  des  coulisses  est  toujours  bien 
amusant.  N'ai- je  pas  appris  par  la  voie  de 
votre  journal  que  M.  Trézard  était  le  collabo- 
rateur de  Robinet  pour  les  Cascades  pari- 
siennes? C'est  à  mourir  de  rire. 

Ainsi,  voilà  ce  monsieur  qui  revendique  la 
paternité  d'une  pièce  parce  qu'il  a  servi  d'in- 
termédiaire entre  un  des  auteurs  et  les  créan- 
ciers de  celui-ci.  Que  mon  ami  Robinet  ar- 
range ses  affaires  comme  il  le  voudra,  je  n'ai 
pas  à  m'en  occuper,  mais  que  son  collabora- 
teur ne  vienne  pas  se  mettre  en  tiers  dans 


l6G      SCÈNES    DE     LA    VIE    DE    THEATRE. 

une  association  dont  je  fais  partie  pour  une 
bonne  moitié. 

Veuillez,  cher  monsieur,  insérer  cette  lettre 
dans  votre  plus  prochain  numéro,  et  agréer,  etc. 

CHAUDFROID. 


N"  i6  (voir  n"  lo). 

Paris,  29  octobre. 

Monsieur  le  rédacteur  en  chef, 

Je  n'habite  pas  votre  pays  depuis  assez 
longtemps  pour  avoir  la  prétention  de  saisir 
toutes  les  finesses  de  la  langue  française;  mais 
je  la  connais  assez  pour  comprendre  qu'en  me 
reprochant  d'avoir  parlé  <t  légèrement  »,  M.  le 
marquis  de  la  Roche-Langlevif  a  porté  atteinte 
à  mon  honneur  de  gentilhomme  et  à  ma  di- 
gnité de  membre  du  corps  diplomatique. 

Il  est  vrai  qu'à  la  veille  de  conclure  une  al- 
liance avec  de  riches  bourgeois,  M.  le  mar- 
quis de  la  Roche-Langlevif  est  peut-être  excu- 
sable d'oublier  les  égards  qu'on  se  doit  entre 
gens  du  monde. 

Agréez,  monsieur  le  rédacteur  en  chef,  etc. 

DUC  PATAQUEZ  DE  RASTAQUERA. 


RECTIFICATIONS.  iÔ"] 


N"  17  (voir  n»  i3). 

Paris,  3o  octobre. 

Cher  monsieur, 

Le  jeune  M.  du  Chesne  (en  deux  mots)  a  eu 
tort  de  rappeler  que  j'avais  été  «  marchand 
de  contremarques  ». 

Il  m'oblige  ainsi  à  me  souvenir  d'un  bienfait 
que  j'aurais  voulu  oublier  :  le  bureau  dans 
lequel  je  signais  des  billets  d'auteur  m'était 
sous-loué  par  une  brave  femme  qui  tenait  une 
boutique  de  fruitière,  et  c'est  grâce  à  une  sou- 
scription que  j'avais  organisée,  de  concert  avec 
quelques  amis,  que  la  mère  Duchêne  put  faire 
donner  un  peu  d'instruction  à  son  fils,  M.  Fer- 
dinand du  Chesne. 

Je  vous  livre  cette  petite  histoire  dans  toute 
sa  simplicité,  et  vous  prie  d'agréer,  etc. 

LAFERNET. 


N°  18  (voir  n»  14). 

Paris,  3o  octobre. 

Mon  cher  confrère, 
Le  Œ  camarade  »  de  mademoiselle  Hortensia 


l68      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

m'ayant  fait  l'honneur  de  s'adresser  à  moi 
dans  votre  journal,  c'est  dans  votre  journal 
que  je  répondrai. 

Le  camarade  de  mademoiselle  Hortensia  a 
dû  jouer  avec  elle  bien  souvent,  pour  prendre 
sa  défense  avec  tant  d'ardeur.  La  chose  est 
d'autant  plus  drôle  que  mon  article  n'ayant 
pas  du  tout  calomnié  mademoiselle  Hortensia, 
le  camarade  de  mademoiselle  Hortensia  n'a- 
vait nullement  besoin  d'endosser  l'armure  des 
chevaliers  sans  peur  — je  ne  dis  pas  sans  re- 
proche. 

Cette  réserve  faite,  je  n'hésite  pas  à  recon- 
naître que  le  camarade  de  mademoiselle  Hor- 
tensia a  joué  son  rôle  avec  un  tel  succès  qu'on 
se  demande  pourquoi  cet  intéressant  jeune 
premier  ne  se  décide  pas  à  aborder  franche- 
ment l'emploi  des  comiques. 

Salut  cordial. 

ASCANIO. 


N"  10  (voir  n°  14). 

Paris,  3o  octobre. 

Monsieur  le  rédacteur. 
Si  je  n'écoutais  que  mon  sentiment  person- 


RECTIFICATIONS.  169 

nel,  je  ne  relèverais  pas  l'étrange  assertion 
contenue  dans  la  lettre  de  M.  Florimond. 

Mais  je  ne  suis  pas  seul  offensé,  et  en  insi- 
nuant que  les  articles  d'Ascanio  ont  été  payés 
—  c'est  évidemment  ce  qu'il  a  voulu  dire,  — 
M.  Florimond  s'attaque  à  l'honneur  de  notre 
corporation. 

Je  proteste  donc  en  mon  nom  et  au  nom  de 
tous  mes  collègues  contre  le  procédé  inquali- 
fiable dont  ce  monsieur  s'est  rendu  coupable, 
et  je  l'informe  que  je  vais  déférer  sa  conduite 
au  comité  présidé  par  M.  le  baron  Taylor, 

Veuillez  en  instruire  également  vos  lecteurs 
et  agréez,  etc. 

HIPPOLYTE, 

Membre  de  l'association  des 
artistes  dramatiques. 


N"  20  (voir  n°  i5). 


Paris,  3o  octobre. 


Cher  monsieur, 


C'est  avec  une  profonde  surprise  que  j'ai  lu 
dans  votre  numéro  d'hier  la  lettre  de  l'ami 
Chaudfroid. 

Il  faut  que  mon  pauvre  collaborateur  ait 
perdu  la  raison  pour  avoir  écrit  ce  chef-d'œu- 


10 


-«^Kn 


170       SCENES    DE    LA    VIE    DK    THEATRE. 

vre  de  mauvais  goût;  cela  me  donnerait  des 
inquiétudes  pour  notre  pièce,  si  la  bonne  moi- 
tié qu'il  revendique  si  fièrement  ne  se  rédui- 
sait à  une  très  petite  part. 

Mais  ceci  ne  régarde  pas  le  public,  pas  plus 
que  la  question  de  savoir  si  j'ai  des  créan- 
ciers. Qu'il  lui  suffise  donc  d'apprendre  que 
je  m'en  tiendrai  à  cette  collaboration  trop 
flatteuse,  et  que  je  n'accolerai  plus  mon  nom 
à  celui  de  l'auteur  des  Jambes  à  ma  tante. 

Faites  de  ma  lettre  tel  usage  qu'il  vous 
plaira,  et  agréez,  cher  monsieur...  etc. 

ROBINET. 


N°  21  (voir  n»  16). 

Paris,  3o  octobre. 

Monsieur  le  rédacteur, 

On  me  communique  la  lettre  que  vous  avez 
cru  devoir  insérer  hier. 

Dans  la  situation  où  elle  me  place,  je  ne  vpis 
qu'un  arrangement  possible,  et  je  charge  deux 
de  mes  amis  de  s'entendre  avec  ceux  de  M.  le 
duc  de  RastaqueFa. 

Recevez,  etc. 

MARQUIS   DE   LA   ROCHE-LANGLEVIF. 


RECTIFICATIONS.  I7I 


N°  22  (voir  n"'  14  et  18). 
LE   FURET   DES   SALONS 

Cabinet 
du  directeur.  Paris,  3o  octobre. 

Monsieur  et  cher  confrère, 

Je  n'ai  pas  à  intervenir  dans  le  débat  si  re- 
grettable qui  s'est  élevé  entre  M.  Ascanio  et 
M.  Florimond;  mais  comme  il  m'importe  de  ne 
pas  laisser  soupçonner  —  même  à  tort  —  que 
les  opinions  de  mon  journal  ont  une  cause  in- 
téressée, je  vous  prie  d'annoncer  que  j'ai  ac- 
cepté la  démission  de  M.  Ascanio, -et  que  j'ai 
fait  choix,  pour  le  remplacer,  d'un  écrivain  qui 
cachera,  sous  le  pseudonyme  de  Sincerus,  un 
des  talents  les  plus  goûtés  du  public. 

Le  premier  article  de  notre  nouveau  colla- 
borateur paraîtra  demain  matin. 

Recevez,  monsieur  et  cher  confrère,  etc. 

OLIVIER    DE   SARTROUVILLE. 


N"  23  (voir  n"  i5). 

Cher  monsieur,  .    . 

Vous  avez  beaucoup  amusé  M.  Chaudfroid 
en  lui  apprenant  que  j'étais  un  des  auteurs  de 


17*      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

la  pièce  actuellement  en  répétition  aux  Fan- 
taisies-Comiques. 

Voulez-vous  l'amuser  davantage  en  lui  an- 
nonçant qu'en  vertu  d'un  jugement  rendu  ce 
matin  par  le  tribunal  de  commerce,  j'ai  fait 
défense  à  M.  Boulingrin,  directeur  du  théâtre 
International,  de.  reprendre  les  Soupers  de 
la  Régence,  opéra-comique  en  trois  actes  de 
MM.  Chaudfroid,  Latorille  et 

Votre  serviteur 

TRÉZARD. 


N»  24  (voir  n°  16). 

Paris,  3o  octobre. 

Monsieur  le  rédacteur. 

C'est  un  père  qui  vous  écrit,  un  père  indigné 
à  la  lecture  de  la  lettre  que  vous  avez  publiée 
hier  et  dans  laquelle  on  tourne  en  ridicule  l'al- 
liance de  M.  le  marquis  de  la  Roche-Langlevif 
a  avec  de  riches  bourgeois  ». 

Je  ne  fais  aucun  cas  des  titres  de  noblesse 
qui  n'ont  pas  été  conquis  par  le  travail,  et  si 
je  recherchais  l'alliance  de  M.  le  marquis,  ce 
n'était  pas  pour  son  blason,  mais  pour  ses  qua- 
lités personnelles. 


RECTIFICATIONS.  «73 

Je  ne  saurais  donc  donner  suite  à  ce  projet 
d'union,  ne  voulant  pas  d'un  gendre  dont  les 
amis  rougiraient  du  nom  roturier  de  son  beau- 
père  ! 

Je  compte  sur  votre  impartialité,  monsieur 
le  rédacteur,  pour  insérer  cette  réponse  dans 
votre  feuille,  et  je  vous  prie  d'agréer,  etc. 

BRACONNE  AU,  de  la  Seine-Inférieure, 
conseiller  municipal. 


N°  25  (voir  n"  4), 

Londres,  3o  octobre. 

Monsieur  le  rédacteur  du  journal, 

Je  découvre  dans  le  correspondant  du  Thnes 
qu'on  disait  qu'un  personnage  du  corps  diplo- 
matique avait  séjourné  dans  un  théâtre  à  Pa- 
ris et  commis  un  scandale. 

Comme  j'étais  venu  dans  le  même  théâtre, 
au  même  jour,  je  ne  supporte  pas  qu'on  m'in- 
culpât une  pareille  chose  et  j'allai  tout  de  suite 
écrire  à  mon  gouvernement  pour  me  révolter 
de  cette  accusation. 

10. 


174      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

Je  VOUS  prie,  monsieur  le  rédacteur  du  jour- 
nal, d'imprimer  immédiatement. 

LORD    PYGMALION   BLUSTENFIELD, 

ambassadeur  aux  îles  Sandwich. 


N»  26  (voir  tous  les  autres  numéros). 

A  MONSIEUR  LE  DIRECTEUR  DU   COURRIER 
DES  SPECTACLES       ■ 

Paris,  3i  octobre. 

Monsieur  et  cher  confrère, 

A  la  suite  de  la  polémique  soulevée  par  la 
première  lettre  de  mademoiselle  de  la  Tour- 
nelle,  et  sur  une  plainte  émanant  du  ministère 
des  affaires  étrangères,  je  suis  assigné  à  com- 
paraître en  police  correctionnelle  «  pour  avoir 
traité  de  matières  politiques  sans  cautionne- 
ment ^. 

Le  tribunal  a  en  mains  toutes  !es  pièces  du 
procès,  et  il  appréciera  s'il  y  a  eu  véritable- 
ment un  fait  délictueux  dans  l'allusion  qui  a 
donné  lieu  aux  complications  politiques  dont 
on  veut  me  rendre  responsable.  Mais  en  at- 
tendant, et  pour  éviter  tout  ce  qui  pourrait 


RECTIFICATIONS.  '    175 

donner  lieu  à  une  conflagration  européenne, 
je  crois  faire  acte  de  sagesse  et  de  patriotisme 
en  renonçant  à  paraître  pendant  quelques 
jours. 

Veuillez  donc  m'accorder  une  place  dans' 
vos  colonnes  pour  annoncer  que  je  suspends 
provisoirement  la  publication  de  mon  journal 
et  que,  par  conséquent,  je  ne  pourrai  pas  pu- 
blier les  nombreuses  lettres  qui  me  sont  par- 
venues en  réponse  à  celles  que  j'avais  insérées 
hier. 

Agréez,  etc. 

Le  directeur  du  Messager  des  coulisseSy 

ARMAND  d'oRMESSON. 


UN  GALA 

AUX   FOLIES-PLASTIQUES 


Il  y  a  foule  devant  le  petit  théâtre  des  Folies- 
Plastiques. 

On  attend  le  schah  de  Perse. 

Comment  le  schah  de  Perse  a-t-il  eu  l'idée 
d'aller  aux  Folies-Plastiques,  c'est  ce  que  per- 
sonne ne  pourrait  dire,  mais  il  est  certain 
qu'on  l'attend.  Une  rampe  de  gaz  illumine  la 
façade  du  théâtre  ornée  de  drapeaux  aux  cou- 
leurs de  toutes  les  nations,  et  sous  ce  numéro 
en  chiffres  de  feu  :  149  (c'est  le  nombre  de  re- 
présentations atteint  par  la  pièce  du  jour,  les 
Dames  de  Mahille)  on  a  accroché  â  un  fil  de 
fer  ingénieusement  tordu,  une  série  de  petites 
veilleuses  jaunes,  bleues,  vertes  et  rouges, 
dont  l'assemblage  représente  à  peu  près  la 
silhouette  du  lion  persan.  Les  passants,  ar- 
rêtés devant  ce  spectacle  féerique,  encombrent 


178       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

la  rue  et  les  gardiens  de  la  paix  arrivent  dif- 
ficilement à  établir  autour  du  théâtre  un 
cordon  que'  les  privilégiés,  c'est-à-dire  les 
personnes  munies  de  billets,  peuvent  seuls 
franchir.  Dans  l'espace  resté  vide,  un  homme 
portant  l'habit  et  la  cravate  blanche,  le  claque 
à  la  main,  les  cheveux  aux  vents,  va,  vient, 
s'agite,  poussant  et  interpellant  des  ouvriers 
qui  placent  des  pots  de  rhododendron,  sur  les 
marches  du  vestibule  :  c'est  M.  Montléry, 
l'honorable  directeur  du  théâtre  des  Folies- 
Plastiques. 

—  Plus  bas  !  plus  bas,  encore  !...  Là...  c'est 
ça...  à  gauche  !...  Non  !  vous  n'y  êtes  pas  !...  à 
droite!... tirez  un  peu  à  vous...  allez  en  arrière... 
Faites  donc  attention,  sacrebleu  !  Je  vous  dis 
à  droite  !  Vous  ne  savez  pas  où  est  votre 
droite  ?  Mâtins,  va  ! 

Et,  joignant  l'action  à  la  parole,  l'honorable 
M.  Montléry  se  précipite  sur  les  marches  du 
vestibule  pour  rectifier  l'alignement  des  pots 
de  fleurs.  Puis  il  se  tourne  vers  les  braves 
gardiens  occupés  à  contenir  le  flot  des  curieux, 
et,  avec  cet  air  que  donne  l'habitude,  du  com- 
mandement : 

—  Qui  est-ce  qui  est  chargé  du  service 
d'ordre?  L'officier  de  paix!...  où  est  l'officier 
de  paix  ? 


UN    GALA     AUX    FOLIE  S -PL  AS  T  I  QUES.       {79 

—  Il  n'3-  en  a  pas  ! 

—  Comment!  il  n'y  a  pas  d'oflicierdepaix... 
un  jour  comme  celui-ci  !  C'est  inconcevable  ! 

—  Nous  sommes  trois  hommes  et  un  briga- 
dier... 

—  Où  est-il,  le  brigadier? 

Le  brigadier  s'approche  et  salue, 

—  Ah!  c'est  vous,  brigadier...  Vous  avez 
vos  hommes?  Bien...  Comment  les  placez- 
vous  ? 

—  Comme  ils  sont...  Voyez. 

—  Très  bien  !  Mais  les  voitures?  Par  où  ar- 
riveront les  voitures?... 

—  Par  ici...  Il  y  a  de  la  place. 

—  C'est  que  vous  aurez  beaucoup  de  voi- 
tures... je  vous  en  préviens!  Prenez  garde 
d'être  débordés  ! 

—  Nous  ferons  pour  le  mieux. 

—  Vous  serez  débordés,  c'est  évident.  Vous 
n'êtes  pas  assez  nombreux... 

—  Dame  !  pour  cela...  nous  ne  savons  pas, 
n'est-ce  pas?...  On  nous  envoie... 

—  Parfaitement,  mon  ami,  ce  n'est  pas 
votre  faute.  C'est  celle  du  commissaire  de  po- 
lice qui  aurait  dû  prévoir...  Enfin,  i'espère  que 
je  ne  serai  pas  forcé  de  me  plaindre  au  préfet. 

Et  M.  Montléry  s'éloigne  majestueuse- 
ment, laissant  le  brigadier  ébloui  et  iuauiet. 


lOO      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

C'est  un  beau  jour  pour  M.  Montléry,  que 
le  jour  où  il  peut  commander  ainsi  à  la  force 
publique.  Il  n'est  plus  l'imprésario  d'un 
a  théâtre  à  femmes  »  ;  il  s'élève  au  rang  de  di- 
recteur subventionné,  il  reçoit  les  souverains, 
il  a  son  petit  gala,  lui  aussi;  il  peut  se  moquer 
d'Halanzier.  Quelle  joie  ! 

Son  secrétfciire,  le  jeune  Fortunatus,  du 
Paris-Cascade,  ne  voulait  pas  y  croire,  et,  la 
veille  encore,  il  avait  cherché  à  le  dissuader 
de  son  projet. 

—  Inviter  le  schah  de  Perse  à  venir  voir  les 
Dames  de  Mahille  !  c'était  insensé.  Le  schah 
n'y  consentirait  jamais.  On  se  moquerait 
d'eux,  etc.,  etc. 

Mais  M.  Montléry  s'était  obstiné,  déclarant 
que  le  schah  allait  partout,  qu'il  avait  visité 
les  bureaux  du  Scapin,  qu'il  s'était  fait  faire 
un  a  complet  »  aux  Docks  de  l'habillement,  et 
qu'il  n'y  avait  pas  de  raison  pour  .qu'il  n'as- 
sistât pas  â  une  représentation  des  Folies- 
Plastiques,  où  les  héritiers  présomptifs  de 
telle  ou  telle  couronne  avaient  souvent  passé 
leur  soirée. 

Il  s'était  donc  rendu  au  Grand  Hôtel. 

Là,  le  gardien  des  appartements  réservés 
aux  souverains  avait  fait  quelque  difficulté 
pour  le  laisser  passer;  mais  que  peut- on  dire 


UN    GALA    AUX    FO  L  I  ES  -  PL  ASTI  QUES.       l8l 

à  un  homme  qui  porte  si  bien  la  cravate  blan- 
che et  qui  écarte  les  huissiers  d'un  seul  geste, 
avec  ces  simples  mots  jetés  vivement  :  <c  Je 
suis  attendu.  Affaire  urgente.  » 

Tout  le  monde,  du  reste,  était  attendu  ce 
jour-là  par  S.  M.  le  schah  de  Perse.  Les  cou- 
loirs étaient  encombrés  d'individus  de  tout 
rang,  de  tout  âge  et  de  tout  sexe  :  commis, 
ouvrières,  apprentis,  placiers,  commission- 
naires, dames  en  deuil,  vieillards  décorés;  les 
uns  avec  des  paquets,  des  boites,  des  cartons, 
des  portefeuilles,  des  objets  de  forme  incon- 
nue cachés  sous  une  serge  opaque;  les  autres 
ayant  les  mains  vides,  froissant  des  papiers 
ou  boutonnant  fiévreusement  des  gants  trop 
étroits,  tous  attendaient  une  réponse  ou  une 
audience  et  s'accrochaient  aux  basques  des 
gens  de  service  pour  obtenir  la  faveur  d'être 
introduits  immédiatement  auprès  des  diffé- 
rents personnages  composant  la  suite  de  Sa 
Majesté.  Ces  personnages  sortaient  de  temps 
en  temps  pour  appeler  quelqu'un,  et,  par  la 
porte  laissée  entrouverte,  on  pouvait  aperce- 
voir un  commis  déballant  des  marchandises, 
un  monsieur  expérimentant  quelque  machine 
nouvelle  :  Baratte  de  salon,  Glacière  de  voyage, 
Appareil  pour  faire  son  café  soi-même  ;  ou  un 
autre  monsieur  essayant  un  instrument  quel- 

1 1 


l82      SCENES     DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

conque  :  le  Piano-flûte,  V  Accordéon-guitare  y 
le  Trombone-orchestre...  Du  bruit,  de  la  mu- 
sique, des  supplications  en  toute  langue  et  des 
injures  en  persan,  voilà  ce  qu'on  entendait 
dans  les  couloirs  du  Grand-Hôtel  quand  Mont- 
léry  y  fit  son  entrée. 

L'intelligent  directeur  des  Folies-Plastiques 
comprit  tout  de  suite  qu'il  n'aurait  aucun  avan- 
tage à  se  perdre  dans  la  foule  des  solliciteurs, 
et  il  s'approcha  d'un  groupe  d'hommes  basa- 
nés qui,  couchés  le  long  d'une  porte  et  insen- 
sibles au  spectacle  bruyant  qui  se  donnait 
près  d'eux,  fumaient  tranquillement  l'opium 
dans  de  magnifiques  narguilés. 

—  Pçirdon,  messieurs,  leur  dit  Montléry, 
avec  une  politesse  exquise,  j'ai  une  communi- 
cation des  plus  importantes  à  faire  à  votre  au- 
guste maître.  Puis-je  entrer? 

Les  hommes  basanés  levant  sur  Montléry 
des  yeux  remplis  d'extase,  il  prit  ce  regard 
pour  un  signe  d'acquiescement  et,  passant  sur 
le  corps  des  fumeurs,  il  entra  dans  un  petit 
salon  où  un  autre  homme  basané  était  aux 
prises  avec  un  individu  qui  lui  présentait  une 
paire  de  bottes  d'une  main  et  une  facture  de 
l'autre. 

—  Trop  cher!  trop  cher!  Moi  pas  payer, 
criait  l'homme  basané. 


UN    GALA    AUX    FOLIES-PLASTIQUES.       l83 

Le  bottier  répliquait  d'une  voix  dolente  :  • 

—  J'en  demande  bien  pardon  à  votre  Excel- 
lence; mais  quand  Votre  Excellence  est  entrée 
hier  au  magasin,  je  lui  ai  dit  le  prix;  ainsi... 

—  Bon,  pensa  Montléry,  une  Excellence  ! 
un  des  ministres  du  schah  !  Voilà  mon  affaire. 

Et  comme  l'Excellence,  apercevant  ce  nou- 
veau venu,  le  regardait  avec  inquiétude,  Mont- 
léry prit  les  devants  : 

—  Que  Votre  Excellence  daigne  m'excuser, 
dit-il  en  s'avançant.  Je  suis  M.  Montléry,  di- 
recteur des  Folies-Plastiques,  et  je  viens  prier 
Votre  Excellence  d'être  mon  interprète  auprès 
de  Sa  Majesté  pour  la  supplier  d'agréer  l'hom- 
mage de  mes  humbles  respects  et  de  m'accor- 
der  l'insigne  faveur  que  je  sollicite,  en  lui  de- 
mandant d'honorer  de  sa  présence  une  des 
représentations  de  mon  théâtre... 

—  Ah  !  vous,  théâtre  ?  fit  l'homme  basané. 

—  Oui,  moi,  théâtre,  répéta  Montléry  par 
obéissance. 

Et  reprenant  sa  phrase  apprise  par  cœur  : 

—  Je  me  flatte  de  l'espoir... 

—  Vous,  billets? 

—  Oui,  moi,  billets...  —  de  l'espoir  que  Sa 
Majesté... 

—  Donnez  billets. 

-r  C'est  inutile;  Sa  Majesté  n'a  pas  besoin... 


ï84      SCÈNES    DE    LA     VIE    DE    THEATRE. 

Mais  l'Excellence  tendait  toujours  la  mam, 
si  bien  que  Montléry  finit  par  comprendre  ce 
qu'on  attendait  de  lui. 

Le  schah  voulait  bien  assister  à  une  repré- 
sentation des  Folies-Plastiques,  mais  inco- 
gnito, comme  y  avaient  assisté  les  héritiers 
présomptifs  de  telle  ou  telle  couronne,  et,  par 
conséquent,  il  tenait  à  présenter  son  billet 
au  contrôle,  comme  le  premier  spectateur 
venu. 

Comment  Montléry,  homme  de  tact  autant 
qu'artiste  de  talent,  n'avait-il  pas  compris  cela 
tout  de  suite  ? 

Il  sentit  sa  faute  et  s'en  excusa  avec  un 
grand  bonheur  d'expressions  : 

—  L'incognito  de  Sa  Majesté  sera  scrupuleu- 
sement respecté,  dit-il  en  remettant  à  l'Excel- 
lence un  coupon  de  loge  sur  papier  rose  ;  avec 
ce  billet,  votre  auguste  maître  et  les  person- 
nages de  sa  suite  n'auront  qu'à  se  présenter 
au  théâtre  des  Folies- Plastiques,  sans  crain- 
dre qu'aucune  manifestation  extérieure  ne 
les  signale  à  l'attention  du  public  ^  mes  ar- 
tistes et  moi-même  nous  jouerons  comme  si 
nous  n'étions  pas  en  présence  d'un  des  poten- 
tats de  ce  globe,  et  rien,  hormis  les  battements 
de  notre  cœur,  ne  viendra  trahir  nos  senti- 
ments de  vive  gratitude  et  d'ardent  respect. 


UN    GALA    AUX    FOLIES-PLASTIQUES.       l85 

Ayant  dit  ces  mots,  M.  Montléry  s'inclina 
profondément  et  disparut. 

Voilà  pourquoi  Fortunatus  s'était  borné  à 
faire  publier  dans  les  journaux  que  œ  le  succès 
des  Dames  de  Mahille  s'affirmant  de  plus  en 
plus,  S.  M.  le  schah  de  Perse  avait  manifesté 
le  désir  d'assister  à  une  représentation  de  la 
charmante  pièce  de  MM.  Séricourt  et  Lu- 
chot  3>,  et  voilà  pourquoi  l'on  avait  illuminé 
la  façade  des  Folies-Plastiques. 

Voyons  maintenant  ce  qui  se  passe  dans  les 
coulisses. 

On  ne  s'y  tient  pas  d'aise,  et  le  régisseur 
est  obligé  de  rappeler  de  temps  en  temps  au 
silence  celles  de  ces  dames  qui  vont  avoir 
l'honneur  d'attirer  les  premiers  regards  du 
schah  de  Perse  : 

—  Ah  !  ma  chère,  j'ai  tellement  peur  que  je 
vais  manquer  mon  entrée. 

—  En  voilà  une  bêtise  I 

—  Que  veux-tu?  c'est  plus  fort  que  moi;  je 
suis  émue. 

—  Parce  que  le  schah  est  dans  la  salle?  c'est 
un  homme  comme  un  autre. 

—  Merci  !  un  souverain  !  tu  appelles  ça  un 
homme  comme  un  autre  ?...  Tu  n'as  pas  vu 
ses  diamants  à  son  bonnet?...  Ah  !  ma  chère... 
avec  un  seul  on  achèterait  les  Tuileries  ! 


l86       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Il  n'y  a  plus  moyen,  on  va  les  démolir. 

—  Pourquoi?  parce  qae  noas  n'avons  plus 
de  souverains.  C'est  ça  qui  me  plaît  dans  le 
schah  de  Perse;  c'est  un  souverain  ! 

—  Et  puis  après  ? 

—  Après  ?  Ça  me  console  de  la  République. 

—  Et  puis  après  ? 

—  C'est  la  République  qui  a  perdu  la  France. 

—  Et  puis  après  ? 

—  Ah!  flûte! 

—  Flûte  toi-même  !  en  voilà  une  andalouse 
d'occasion  ! 

—  Comment  as-tu  dit?.,  andalouse? 

—  Oui... 

—  Répète-le  encore  ! 

—  Voyons,  voyons,  mesdames  !  Un  peu  de 
silence,  je  vous  prie  ! 

Dans  le  cabinet  directorial,  Montléry  a  réuni 
les  auteurs  de  la  pièce  et  leur  tient  le  discours 
suivant  : 

—  Vous  comprenez,  mes  enfants,  ce  que  je 
vous  en  dis,  ce  n'est  pas  pour  moi,  mais  pour 
vous.  Je  crois  que  vous  ferez  bien  d'ajouter  un 
couplet  en  son  honneur.  Ça  le  flatterait  et  il 
vous  en  saurait  gré. 

—  Mais  puisqu'il  veut  garder  l'incognito  ! 

—  Raison  de  pliis  !..  ça  n'en  serait  que  plus 
délicat.  Ce  n'est  pas  un  compliment  que  vous 


UN    GALA    AUX    FOLIES-PLASTIQUES.       187 

lui  adressez  en  pleine  figure,  c'est  une  allusion 
que  vous  glissez  dans  la  pièce. 

—  Encore  faut-il  qu'elle  vienne  bien,  l'allu- 
sion ! 

—  Elle  vient  on  ne  peut  mieux.  Tenez,  dans 
la  scène  de  l'Exposition,  quand  Evelina  dit 
à  Rodolphe  :  Je  m'en  bats  l'œil,  de  ton  indus- 
trie ! 

—  Au  rondo,  alors  ? 

Ces  merveilles 
Sans  pareilles... 

—  Parfaitement!...  vous  voyez  que  ce  n'est 
pas  difficile...  Allons,  chaud,  mes  enfants, 
chaud  !  chaud  ! 

Ses  enfants,  —  le  vieux  vaudevilliste  Séri- 
court  et  son  jeune  collaborateur  Armand  Lu- 
chot  —  vont  s'asseoir  au  coin  d'une  table  dans 
le  magasin  d'accessoires,  et  on  entend  le  vieux 
Séricourt  fredonner  : 

Ces  merveilles 
Sans  pareilles... 

Pendant  ce  temps,  Montléry  retire  son  ha- 
bit et  sa  cravate  blanche  pour  revêtir  le  cos- 
tume qu'il  porte  dans  les  Dames  de  Mahille. 


l88      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

Il  aurait  bien  voulu  rester  «  en  homme  du 
monde  »  ce  pauvre  Montléry,  mais  on  lui  a 
fait  observer  qu'il  ne  pouvait  se  trouver  au 
même  moment  à  l'entrée  du  théâtre  et  sur  le 
théâtre.  Il  est  du  commencement  de  la  pièce; 
s'il  attend  le  schah  de  Perse  dans  le  vestibule, 
comme  il  en  avait  l'intention,  il  n'aura  plus  le 
temps  de  <c  faire  sa  figure  »  et  le  schah  sera 
obligé  d'attendre  que  Montléry  soit  prêt  pour 
qu'on  lève  le  rideau.  Il  y  aurait  bien  un  moyen  : 
faire  jouer  le  rôle  de  Brosse-à-dents  par  un 
autre...  mais  non  !  Ce  rôle  que  Montléry  a  mar- 
qué de  son  empreinte  ne  peut  pas  être  confié  à 
une  doublure,  et   Montléry  jouera  Brosse-à- 
dents  :  le  directeur  s'eff'acera  devant  l'artiste. 
Seulement,  qui  remplacera  le  directeur,  qui 
conduira  l'auguste   spectateur  à  sa  loge?  Il 
faut  quelqu'un  pour  cette  cérémonie.  L'inco- 
gnito du  souverain  a  beau  être  scrupuleuse- 
ment respecté,  on  ne  peut  pas  dire  au  schah 
de  Perse,  qu'on  sait  être  le  schah  de  Perse  : 
c  Passez  !  L'escalier  à  droite  !  »  Quel  est  l'homme 
qui  aura  d'assez  bonnes  manières  pour  repré- 
senter dignement  M.  Montléry,  l'ancien  jeune 
premier  du  théâtre  d'Auxerre,  le  père  noble  da 
Gymnase  de  Bordeaux?  M.  Montléry  a  pensé 
à  son  contrôleur  en  chef,  le  père  Brossard,  un 
ancien  employé  de  la  maison  de  Louis-Phi- 


r 


UN    GALA    AUX    FOLIES-PLASTIQUES.       189 

lippe,  qui  tenait  le  vestiaire  aux  bals  de  Ja 
Cour  et  qui,  en  dernier  lieu,  remplissait  les 
fonctions  de  maître  des  cérémonies  adjoint  à 
l'administration  des  Pompes  funèbres.  Cet 
homme-là  doit  savoir  comment  on  reçoit  les 
grands  personnages. 

M.  Montléry  l'appelle  donc  pour  faire  la  ré- 
pétition de  l'arrivée  : 

—  Voyons,  Brossard...  montrez-moi  un  peu 
comment  vous  procéderez  tout  à  l'heure. 

—  Dame,  monsieur...  je  m'avancerai  et  je 
dirai... 

—  Non  !  non  !  malheureux  !  vous  ne  devez 
rien  dire  du  tout.  Vous  vous  inclinez  tout  sim- 
plement, le  plus  bas  possible,  vous  m'enten- 
dez ?  le  plus  bas  possible  ! 

—  Bien,  monsieur... 

—  Mais  vos  gants  sont  sales,  mon  ami  ! 
Qu'est-ce  que  c'est  que  ces  gants-là  ? 

—  Ce  sont  des  gants  que  l'habilleur  m'a 
donnés. 

—  De  quoi  se  méle-t-il,  l'habilleur  ?  Vous  ne 
pouvez  pas  garder  ces  gants-là  ! 

—  Mais... 

—  Je  vous  répète  que  vous  ne  pouvez  pas 
garder  ces  gants-là  !...  Ah  !  mon  Dieu!  mon 
Dieu!  dire  que  je  ne  puis  me  reposer  sur  per- 
sonne !...  sur  personne  !  Ah!!! 


IQO      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

.Et  en  disant  «ah  !  »,  M.  Montléry  jette  à 
terre,  avec  un  beau  geste  de  violence,  la  patte 
de  lièvre  qu'il  tient  à  la  main. 

On  frappe  à  la  porte.  Brossard  disparaît. 
M.  Montléry  ramasse  sa  patte  de  lièvre  : 

—  Qu'est-ce  que  c'est,  Léon  ? 

—  Monsieur,  on  m'envoie  du  contrôle  pour 
vous  dire  que  les  voitures  commencent  à  ar- 
river. 

—  Et  nous  ne  sommes  pas  prêts  !  Enfer!! 
Sur  cet  <t  enfer!  »,  M.  Montléry   va  pour 

jeter  une  seconde  fois  sa  patte  de  lièvre  au 
milieu  de  la  loge,  mais  il  se  ravise  et  il  achève 
de  se  grimer. 

Dès  qu'il  est  prêt,  il  descend  sur  le  théâtre 
pour  donner  son  coup  d'œil,  ce  coup  d'oeil  au- 
quel rien  n'échappe  : 

—  Voilà  un  portant  qui  est  mal  placé  !  Re- 
culez-moi ce  châssis.  Vous  voulez  donc  mettre 
le  feu  au  théâtre  ?...  Et  vous,  lâ-bas,  qu'est-ce 
que  vous  faites  avec  votre  faucille  ? 

—  Monsieur,  je  suis  du  chœur  des  moisson- 
neuses. 

—  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  percer  le  dé- 
cor !  Allons,  retirez-vous  !  On  vous  rappellera. 

Brossard  arrive  tout  essoufflé  : 

—  Monsieur!... 

Montléry  ne  fait  qu'un  bond  : 


UN    GALA    AUX    FOLIES-PLASTIQUES.       igi 

—  Il  est  arrivé  ? 

—  Oui,  monsieur... 

—  Qu'est-ce  qu'il  a  dit? 

—  Rien...  Il  a  montré  son  billet. 

—  La  suite  est  nombreuse  ? 

—  Ils  sont  cinq.  Trois  messieurs  et  deux 
dames... 

—  Tiens!  c'est  curieux...  je  croyais  que 
leurs  femmes  restaient  dans  les  harems... 
Enfin,  ça  ne  fait  rien...  Commençons  ! 

On  frappe  les  trois  coups.  Les  musiciens 
jouent  une  ouverture  au  milieu  de  laquelle  le 
chef  d'orchestre  a  ingénieusement  intercalé 
l'hymne  persan,  et  la  toile  se  lève  sur  le  pre- 
mier tableau  des  Dames  de  Mahille. 

Ce  premier  tableau  est  assez  bien  accueilli. 
Toutes  les  scènes  portent,  sauf  celle  de  l'Expo- 
sition, sur  laquelle  Montléry  avait  tant  compté. 
Au  mot  d'Evelina  :  a  Je  m'en  bats  l'œil,  de 
ton  industrie  »,  Rodolphe  réplique  :  œ  Oui,  mais 
tu  oublies  l'industrie  persane  !»  et  il  chante  : 

De  la  Perse, 
Le  commerce 
Est  toujours  très  florissant... 

Effet  nul.  Le  public  ne  bronche  pas  et  l'acte 
finit  froidement. 
Mais  les  scènes  suivantes  sont  plus  goûtées 


19^      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

et  après  le  second  acte  Fortunatus  vient  dire 
à  son  directeur  qu'il  a  vu  le  schah  de  Perse 
applaudir  frénétiquement  le  quadrille  des 
dames  de  Mabille. 

Montléry  juge  alors  que  le  moment  est 
venu  d'aller  présenter  ses  hommages  à  Sa 
Majesté. 

Il  passe  un  habit,  il  se  rend  à  la  «  loge  im- 
périale »,  il  frappe  discrètement;  il  entre... 

O  surprise  ! 

Le  maître  de  la  loge,  celui  que  tout  le  monde 
prend  pour  le  schah  de  Perse,  n'est  autre  que 
l'individu  qu'il  a  aperçu  dans  le  salon  du  pre- 
mier ministre,  l'homme  aux  bottes  et  à  la  fac- 
ture... 

Montléry  se  trouble,  mais  très  poliment, 
pour  ne  pas  froisser  les  hôtes  de  Sa  Ma- 
jesté : 

—  Pardon,  monsieur!  comment  se  fait-il... 
Vous  êtes  donc  autorisé  à  occuper  la  loge? 

—  Cette  loge-là  ?  répond  l'homme  aux  bot- 
tes. C'est  le  domestique  qui  nous  l'a  donnée. 

—  Quel  domestique  ? 

—  Vous  savez  bien  ?  pelui  à  qui  vous  avez 
parlé... 

—  Son  Excellence  ? 

—  Ah  !  oui,  vous  avez  cru  ?...  Moi  aussi...  Il 
vait  fait  tant  d'embarras  en  entrant  dans  mon 


UN    GALA    AUX    FOLIES-PLASTIQUES.       igS 

magasin...  Mais  nous  nous  sommes  expliqués 
quand  vous  avez  été  parti  ;  il  ne  savait  pas  que 
les  bottes  coûtaient  cinquante  francs;  je  les  ai 
reprises  et  il  m'a  donné  la  loge  pour  me  dé- 
dommager. 

—  Pour  vous  dédommager!... 
Montléry,  furieux,  va  faire  un  éclat...  mais 

à  la  vue  du  public  tourné  vers  l'avant-scène, 
de  ce  nombreux  public  qui  est  venu  pour  voir 
le  schah  de  Perse  et  qui  ne  reviendra  plus 
s'il  apprend  qu'on  l'a  mystifié,  le  directeur 
des  Folies-Plastiques  maîtrise  son  indignation. 
Souriant  au  bottier  : 

—  Je  comprends,  dit-il...  c'est  un  malen- 
tendu... un  simple  malentendu...  excusez-moi 
de  vous  avoir  dérangé. 

Et  il  se  retire  en  saluant  ostensiblement 
pour  que  le  public  reste  bien  convaincu  de 
l'immensité  du  personnage  auquel  Montléry 
est  venu  rendre  visite. 

Le  directeur  est  sorti  de  la  loge;  il  peut  en- 
fin donner  un  libre  cours  à  son  émotion... 
lorsqu'il  aperçoit  Brossard  : 

—  Qu'est-ce  que  vous  faites  là  ?  s'écrie-t-il. 

—  Moi,  monsieur!...  J'attends! 

—  Quoi?...  qu'est-ce  que  vous  attendez? 

—  Vous  m'avez  dit  de  me  tenir  aux  ordres 
de  Sa  Majesté;  alors... 


. pyjiipp,  ';lBi.K.  ■a-*  *  «    ■  w  — '::::tyi»i  ■  .  -'n--*' 


194      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  C'est  bon  !  retournez  au  contrôle  ! 

—  Mais,  monsieur... 

Re-TOUR-NEZ  au  CONTROLE  ! 

Brossard  s'enfuit  épouvanté. 

Montléry,  se  contenant,  traverse  les  cou- 
loirs, passe  devant  les  ouvreuses  d'un  air  in- 
différent, et  arrive  dans  les  coulisses...  Tout 
le  monde  se  précipite  au-devant  de  lui  ;  on  l'in- 
terroge : 

—  Eh  bien?...  vous  l'avez  vu'i* 

—  Oui...  oui...  fait  Montléry  en  essayant  de 
s'esquiver. 

Séricourt  l'arrête  : 

—  Comment  a-t-il  trouvé  notre  couplet  ? 

—  Très  joli...  nous  le  couperons. 

—  Oh  !...  vous  voulez  couper... 

—  Et  mon  ouverture  ?  demande  le  chef  d'or- 
chestre. 

—  J'étais  gentille,  n'est-ce  pas?  fait  une  des 
moissonneuses. 

Montléry  veut  échapper  à  toutes  ces  ques- 
tions; il  s'élance  sur  la  scène  : 

—  Allons  !  place  au  théâtre  ! 

Et  apostrophant  deux  petites  figurantes  qui 
sont  restées  devant  le  trou  de  la  toile  : 

—  Vous  ne  m'avez  pas  entendu,  vous  là- 
bas? 

L'une  des  figurantes  se  retourne  : 


UN. GALA    AUX    FOLIE  S- PLAST  IQUES.       igS 

—  Nous  regardons  le  schah. 

Elles  regardent  le  schah  !  Ce  mot  met  le 
comble  à  la  fureur  de  Montléry;  il  est  au  bout 
de  ses  forces,  il  faut  qu'il  éclate  : 

—  Ah  !  vous  regardez  le  schah  !...  Je  vous 
en  donnerai,  moi,  du  schah!. .^  Roblot,  vous 
leur  collerez  cinq  francs  d'amende  ! 

Les  petites  pleurent  : 

—  Oh!  monsieur!... 

Mais  le  féroce  directeur  n'entend  plus  rien, 
et  d'une  voix  frémissante  de  colère  : 

—  Cinq  francs  d'amende  !  répète-t-il,  cinq 
francs  d'amende!...  ça  leur  apprendra  à  re- 
garder le  schah  ! 


LE  MARIAGE   D'ANTONIA 


—  Antonia,  des  Délassements-Lyriques? 

—  Mais  oui  ! 

—  L'ancienne  maîtresse  de  Gaston  de  Rive- 
saltes  ? 

—  Elle-même. 

—  Celle  qui  était  avec  Flambardet  et  qui 
l'avait  quitté  pour  le  petit  Morsalin  ? 

—  Parfaitemjent. 

—  Est-cequ'elle  n'a  pas  vécu  avec  Evariste? 

—  Je  crois  bien  !  c'est  lui  qui  l'a  lancée. 

—  Elle  a  connu  aussi  le  marquis  de  la  Roche- 
Langlevif  ? 

—  Oh  !  il  y  a  longtemps  ! 

—  Et  elle  se  marie  ? 

—  De  demain  en  huit. 

—  Pas  possible  ! 

C'était  possible,  pourtant  ;  c'était  même 
vrai.  Antonia  allait  devenir  la  femme  légitime 
d'un  a  homme  établi  »,  un  nommé  M.  Ovide 
Praberneau,  marchand  de  bois  à  Melun. 

M.  Praberneau  ne  venait  à  Paris  que  lorsque 


198       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

ses  aifaires  l'y  obligeaient  absolument,  et,  dans 
ce  cas,  il  s'arrangeait  toujours  de  façon  à  être 
rentré  chez  lui  le  jour  même.  Mais  il  lui  arriva 
une  fois  de  n\anquer  le  train  de  six  heures  ;  il 
avait  faim,  il  prit  le  parti  de  rester  à  Paris,  d'y 
dîner  et  d'aller  voir  ensuite  la  Sirène  de  Bou- 
gival,  cette  fameuse  Sirène  qui  attirait  tant  de 
monde  aux  Délassements-Lyriques,  et  dont  il 
connaissait  déjà  les  principaux  airs  pour  les 
avoir  entendu  jouer  par  tous  les  pianos  de 
Melun.  M.  Praberneau  se  rendit  donc  aux  Dé- 
lassements... et  n'en  sortit  plus. 

Antonia  l'avait  littéralement  enivré.. 

C'est  qu'aussi  elle  était  bien  charmante, 
l'actrice  chargée  du  petit  rôle  de  la  bouque- 
tière dans  la  Sirène  de  Bougival,  un  rôle  dont 
personne  n'avait  voulu  d'abord  et  qu'elle- 
même  n'avait  accepté  que  pour  <t  être  quelque 
part  ».  Après  l'échec  de  Romulus,  Antonia 
n'avait  plus  revu  Gaston  de  Rivesaltes,  et 
comme  elle  ne  voulait  pas  rentrer  aux  Folies- 
Plastiques,  elle  s'était  décidée  à  embrasser  dé- 
finitivement la  carrière  de  l'opérette,  en  si- 
gnant l'engagement  qu'on  lui  proposait  aux 
Délassements-Lyriques.  Cent-vingt  francs  par 
mois,  ce  n'était  guère,  mais,  comme  son  nou- 
veau directeur  le  lui  avait  fait  observer,  on 
la  remarquerait  là  beaucoup  plus  qu'ailleurs. 


LE    MARIAGE    D   ANTONIA.  199 

Et  on  la  remarqua,  en  effet,  et  tout  de 
suite  ! 

Quand  elle  parut  pour  la  première  fois  dans 
son  délicieux  costume  dessiné  par  Robida,  ce 
fut  un  a;  ah  !  »  général  d'admiration.  Le  gros 
Rudolsheim,  qui  ne  craignait  pas,  à  l'occa- 
sion, de  donner  le  la  du  succès,  lança  de  sa 
voix  sonore  un  a  Prafo  !  »  suivi  aussitôt  de 
quelques  applaudissements  ;  d'autres  specta- 
teurs crièrent  <t  Chut  !  »  mais  la  cause  de  l'ac- 
trice était  gagnée.  Antonia,  enhardie  par  cet 
accueil .  flatteur,  s'avança  en  souHant,  salua 
gentiment  à  droite  et  à  gauche,  et  entonna  le 
couplet  suivant  : 

C'est  la  petite  bouquetière 
Qui  vient  trouver  les  amateurs; 
Ne  repoussez  pas  sa  prière, 
Messieurs,  achetez-lui  des  fleurs! 
Si  vous  avez  trop  du  bouquet 
Acceptez  au  moins  un  œillet; 

Car  la  petite  bou. 

Car  la  petite  bou, 
Car  la  petite  bouquetière 
Aurait  vraiment  bien  du  malheur, 
Si  vous  ne  preniez  pas  sa  fleur. 

Ce  couplet,  dit  avec  un  air  ingénu  qui  le  ren- 
dait on  ne  peut  plus  piquant,  produisit  un  effet 
énorme.  Ajoutez    que   la  musique  était   très 


aoo      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

agréable  et  ne  ressemblait  nullement  à  celle 
qu'on  avait  entendue  depuis  le  commencement 
de  l'acte.  On  cria  his;  Antonia  redit  son  cou- 
plet avec  la  même  ingénuité,  mais  en  accen- 
tuant cette  fois  le  temps  indiqué  au  dernier 
vers  : 

Si  vous  ne  preniez  pas...  sa  fleur. 

Elle  laissa  tomber  ces  deux  mots  en  bais- 
sant les  yeux,  et  comme  le  public  riait  de  plus 
belle,  elle  le  regarda  avec  une  expression 
étonnée  qui  voulait  dire  :  «  Eh  bien,  quoi? 
Qu'est-ce  que  vous  avez?  je  ne  comprends 
pas....  » 

Le  succès  se  changea  en  triomphe  ;  les  ap- 
plaudissements éclatèrent  de  tous  côtés  ;  le 
gros  Rudolsheim,  debout  au  milieu  de  l'or- 
chestre, criait  de  plus  en  plus  fort  :  <t  Prafo  ! 
prafo!»  et  le  jeune  Gontran  Souchard,  frémis- 
sant d'émotion,  ne  cessait  de  se  tourner  vers 
ses  amis  en  répétant  :  «  C'est  une  Théo,  mon 
cher  !  une  vraie  Théo  !  » 

Antonia  détermina  ainsi  le  succès  de  la  Si- 
rène de  Bougival,  laquelle -Sirène ,  assez  mal 
accueillie  au  début,  excita,  à  partir  de  l'entrée 
de  la  bouquetière,  les  transports  qui  devaient 
la  conduire  jusqu'à  sa  cinq  cent  trentième 
représentation.  De  plus,  et  très  heureusement 


LE    MARIAGE    D   ANTONIA. 


pour  elle,  la  petite  bouquetière  ne  revint  pas 
après  cette  scène  ;  de  sorte  qu'elle  garda  son 
succès  et  que  M.  Adolphe  Beauvisage  put  dire, 
en  rendant  compte  de  la  pièce  et  en  louant  sa 
principale  interprète  :  a  On  a  vivement  ap- 
plaudi, à  côté  de  madame  Bolduc,  une  jeune 
actrice  qui,  dans  un  rôle  trop  court  —  ceci 
s'adresse  à  vous,  M.  Ferdinand  du  Chesne  !  — 
a  fait  preuve  de  qualités  sérieuses.  Mademoi- 
selle Antonia,  connue  surtout  jusqu'à  présent 
par  ses  succès  incontestables  de  jolie  femme, 
s'est  révélée  hier  sous  le  double  aspect  —  réel- 
lement sympathique — d'une  chanteuse  nuan- 
çant avec  goût  et  d'une  comédienne  pleine  de 
tact  et  de  finesse.  Si  mademoiselle  Antonia 
veut  travailler,  il  y  a  en  elle  l'étoffe  d'une  ar- 
tiste d'avenir.  Qu'en  pensez-vous,  M.  Chau- 
moncel?  » 

M.  Chaumoncel  (le  directeur  des  Délasse- 
ments-Lyriques) ne  pouvait  penser  qu'au  mal 
qu'il  s'était  donné  pour  inculquera  Antonia  cet 
air  de  parfaite  ingénuité  qui  lui  avait  valu  son 
succès;  et  M,  Ferdinand  du  Chesne,  l'auteur 
si  malicieusement  mis  en  cause  par  Adolphe 
Beauvisage,  aurait  pu  répondre  que  le  rôle  de 
la  bouquetière  avait  dû  être  écourté  aux  répé- 
titions, par  suite  de  l'insuffisance  notoire  de 
son  interprète. 


202      SCENES    DE     LA    VTE    DE    THEATRE. 

Quant  à  la  question  d'avenir,  elle  était  déjà 
résolue.  Le  jour  même  de  son  succès,  un  des 
amis  d'Antonia  lui  avait  présenté  au  foyer  des 
Délassements  -  Lyriques  un  monsieur  très 
distingué  qu'on  n'avait  pas  revu  depuis.  Mais 
le  bruit  courait  au  théâtre  que  ce  monsieur 
s'était  lié  plus  intimement  avec  l'aimable 
actrice.  On  ignorait  d'ailleurs  son  nom  ;  tout 
ce  qu'on  savait,  c'est  que  le  monsieur  devait 
être  marié,  car  on  l'avait  aperçu  un  soir  dans 
une  loge  du  rez-de-chaussée  avec  deux  dames 
très  bien  mises,  une  jeune  et  une  vieille  ;  et 
Flambardet  avait  remarqué  que,  la  jeune  dame 
s'étant  penchée  en  avant  de  la  baignoire,  au 
moment  de  l'entrée  d'Antonia,  le  monsieur 
s'était  rejeté  vivement  en  arrière. 

A  partir  de  ce  jour  aussi  —  le  jour  de  son 
succès  —  Antonia  ne  fut  plus  la  même  per- 
sonne. Soit  qu'elle  eût  pris  au  mot  les  éloges 
d'Adolphe  Beauvisage  et  qu'elle  se  considérât 
comme  vraiment  fiancée  à  l'art,  soit  que  sa 
situation  à  l'égard  du  monsieur  dont  on  ne 
savait  pas  le  nom  l'obligeât  à  plus  de  réserve, 
elle  cessa  d'être  la  «  bonne  fille  »  que  tout 
Paris  avait  connue.  On  ne  la  vit  plus  aux 
courses,  aux  premières,  à  toutes  ces  réunions 
recherchées  des  demi-mondaines  parmi  les- 
quelles   les   chroniqueurs  avaient  longtemps 


LE'MARIAGE    d'aNTONIA.  2o3 

marqué  sa  place.  D'ailleurs  elle  n'avait  pas 
encore  manqué  une  seule  représentation  de  la 
Sirène  de  Bougival;  et  cette  Antonia  qui  s'était 
rendue  célèbre  autrefois,  au  temps  où  elle  jouait 
les  Princesses  du  macadam,  par  ce  petit  mot 
adressé  à  son  directeur  :  «  Tu  sais,  mon  petit, 
il  fait  trop  chaud  aujourd'hui  pour  que  j'aille 
me  trémousser  devant  tes  banquettes  !  »  cette 
même  Antonia,  convertie  désormais  à  une  vie 
régulière,  chantait  scrupuleusement  tous  les 
soirs  : 

C'est  la  petite  bouquetière,  etc. 

Et  presque  tous  les  soirs,  un  coupé  très  som- 
bre l'attendait  à  la  sortie  du  théâtre;  un  valet 
de  pied,  très  sombre  également — et  très  muet, 
car  on  avait  essayé  vainement  de  le  œ  faire 
causer  »  —  ouvrait  la  portière  du  coupé  ;  An- 
tonia, enveloppée  d'un  voile  épais,  passait 
vivement  devant  les  curieux,  se  jetait  dans 
la  voiture  et  disparaissait  au  galop  de  deux 
grands  chevaux  noirs. 

Il  y  avait  plus  d'un  an  qu'Antonia  menait 
cette  existence,  autrement  dit,  pour  mieux 
préciser,  on  en  était  à  la  trois  cent  quatre- 
vingtième  représentation  de  la  Sirène  de  Bou- 
gival, lorsque  M.  Praberneau  fut  frappé  du 


2o4      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

coup  de  foudre  dont  il  ne  devait  pas  se 
relever. 

Notez  que  ce  coup  de  foudre  était  absolu- 
ment spontané  —  ce  qui,  du  reste,  est  le 
propre  des  coups  de  foudre.  M.  Praberneau 
n'alJait  jamais  au  théâtre,  lisait  à  peine  les 
journaux  et  ne  connaissait  même  pas  de  nom 
l'artiste  qui  l'avait  si  vivement  impressionné. 

Il  interrogea  l'ouvreuse. 

—  Pardon,  madame,  dit-il  très  ému,  com- 
ment appelez- vous  la  personne  qui  joue  le  rôle 
de  la  petite  bouquetière  ? 

L'ouvreuse  regarda  Praberneau  et  vit  qu'elle 
avait  affaire,  non  à  un  mauvais  plaisant,  mais 
à  un  brave  spectateur  qui  brûlait  véritable- 
ment du  désir  d'être  renseigné. 

Elle  répondit  : 

—  C'est  mademoiselle  Antonia... 

Et  comme  Praberneau  demandait  si  c'était 
une  a  actrice  en  réputation  »  : 

—  Pour  ce  rôle-là,  oui  monsieur,  fit  l'ou- 
vreuse. Elle  a  un  très  grand  succès. 

—  On  l'applaudit  autant  tous  les  soirs  ? 

—  Oh  !  ce  n'est  rien,  cela,  monsieur  !  Nous 
sommes  à  la  trois  cent  quatre-vingtième;  alors, 
vous  comprenez?  on  commence  à  se  relâcher... 
Mais  si  vous  étiez  venu  les  premières  fois... 
c'est  là  que  vous  auriez  entendu  applaudir!... 


LE    MARIAGE    d'aNTONIA.  ao5 

Et  des  bouquets  !  !  !  elle  en  recevait  presque 
autant  que  madame  Bolduc  ! 

—  Elle  est  très  courtisée  ? 

—  Oh  !  oui  ;  mais,  vous  savez,  c'est  comme 
si  on  chantait... 

La  figure  du  marchand  de  bois  s'illumina. 

—  Elle  est  sage? 

—  Sage...  si  vous  voulez  ;  je  ne  prétends  pas 
qu'elle  ait  droit  à  un  prix  de  vertu...  dame, 
vous  savez  ce  que  c'est...  dans  les  théâtres... 

—  Oui...  oui...  je  sais,  fit  M.  Praberneau 
d'un  air  entendu. 

—  Mais  enfin,  reprit  l'ouvreuse,  c'est  une 
femme  qui  se  tient  très  bien.  On  dit  qu'elle  a 
quelqu'un... 

—  Ah! 

—  Oui...  un  monsieur  très  comme  il  faut, 
paraît-il,  et  dans  une  belle  position...  Moi,  je 
ne  le  connais  pas,  mais  une  de  mes  collègues 
l'a  vu  :  c'est  un  brun,  d'une  cinquantaine  d'an- 
nées, très  sec... 

M.  Praberneau  fit  un  geste  d'impatience  : 

—  Je  ne  vous  demande  pas... 

—  Sans  doute,  monsieur...  reprit  l'ouvreuse; 
aussi,  ce  que  je  vous  en  dis,  c'est  dans  l'intérêt 
de  mademoiselle  Antonia. 

—  Vous  la  connaissez  ? 

—  Très   peu,    mais   on  a   beaucoup   parlé 

12. 


2o6      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

contre  eJle  et  je  ne  trouve  pas  cela  juste... 
Certainement,  mademoiselle  Antonia  n'est 
pas  à  l'abri  d'un  reproche...  elle  est  comme 
tout  le  monde;  elle  s'est  un  peu  amusée...  on 
est  enfant,  on  ne  connaît  pas  la  vie...  Mais 
aujourd'hui,  il  n'y  a  rien  à  dire...  elle  se  con- 
duit encore  mieux  que  toutes  les  autres  et,  au 
moins,  elle  fait  du  bien  autour  d'elle... 

—  Elle  est  charitable  ? 

—  Oh!  oui,  monsieur,  très  charitable... 
Ainsi,  tenez,  dernièrement,  une  de  nos  col- 
lègues a  été  mise  à  pied  pendant  huit  jours 
pour  n'avoir  pas  rendu  ses  contremarques... 
Ce  n'était  pourtant  pas  de  sa  faute  !  vous 
pouvez  demander...  c'est  une  femme  très  mé- 
ritante... Madame  Gondois,  qu'elle  s'appelle, 
et  avec  cela  très  malheureuse,  sa  fille  venait 
justement  d'accoucher...  des  gens  qui  n'ont 
pas  un  sou...  enfin,  la  vraie  misère  !  Eh  bien, 
quand  mademoiselle  Antonia  a  su  cela,  elle  a 
parlé  au  contrôleur  en  chef  pour  faire  lever  la 
mise  à  pied,  et  elle  a  envoyé  un  billet  de  cinq 
cents  francs  à  madame  Gondois. 

—  Cinq  cents  francs  ! 

—  Oui,  monsieur...  et  c'est  ce  qui  me  fait 
dire  qu'on  peut  raconter  tout  ce  qu'on  voudra 
contre  mademoiselle  Antonia,  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  qu'elle  a  des  sentiments. 


LE    MARIAGE    D    ANTONIA.  loj 

La  sonnerie  du  foyer  annonçant  la  fin  de 
l'entr'acte  interrompit  cette  conversation. 
M.Praberneau  regagna  sa  stalle  et  se  prépara 
vainement  à  revoir  la  petite  bouquetière.  Nous 
vous  avons  dit  qu'elle  n'était  que  du  premier 
acte. 

Alors,  M.  Praberneau  revint  le  lendemain... 
puis  le  surlendemain...  puis  les  jours  suivants. 
Il  était  pris. 

Pourquoi?  comment?  par  suite  de  quelles 
circonstances  ?  Ah  !  voilà  !  Je  constate  le-  fait 
sans  l'expliquer;  tout  ce  que  \e  peux  dire, 
c'est  qu'après  avoir  entendu  vingt  ou  vingt- 
cinq  fois  les  couplets  de  la  petite  bouquetière, 
M.  Praberneau  envoya  à  Antonia  un  bracelet 
accompagné  du  billet  suivant  : 

Mademoiselle, 

a  Si  ma  présence  assidue  au  troisième  rang 
de  l'orchestre  ne  vous  a  pas  déjà  fixée  sur  les 
sentiments  que  vous  m'avez  inspirés,  per- 
mettez-moi de  vous  les  exprimer  en  vous  adres- 
sant avec  cette  lettre  un  faible  témoignage  de 
ça  a  sympathie. 

»  J'aurais  voulu  vous  envoyer  des  fleurs,  mais 
elles  pâliraient  à  côté  de  celles  que  vous  portez 
avec  tant  de  grâce  et  ne  vous  rappelleraient 


205      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

pas  assez  longtemps  l'homme  que  vous  avez 
captivé  ! 

3>  Daignez  donc  accepter  ce  simple  souvenir 
de  la  part  de  celui  qui  se  dit,  mademoiselle, 
Votre  plus  fervent  admirateur, 

»  Paul  de  Praberville.  » 

Hôtel  des  voyageurs,  rue  de  Lyon,  près  de  la  gare, 
chambre  n"  4. 


M.  Praberneau  avait  adopté  ce  nom  et  ce 
domicile  pour  les  besoins  de  l'entreprise  hardie 
qu'il  méditait.  Malgré  ce  que  lui  avait  dit  l'ou- 
vreuse sur  la  vertu  d'Antonia,  il  pensait  que 
celle-ci  ne  serait  pas  insensible  à  l'hommage 
d'un  spectateur  qui  l'applaudissait  tous  les 
soirs  avec  un  enthousiasme  si  visible.  Plu- 
sieurs fois,  la  petite  bouquetière  s'était  tournée 
de  son  côté  en  lui  décochant  son  plus  gracieux 
sourire  et,  sans  être  trop  présomptueux,  l'ar- 
dent marchand  de  bois  pouvait  espérer  qu'il 
n'avait  pas  déplu.  Après  tout,  il  était  bel 
homme,  il  n'avait  que  trente-huit  ans...  Pour- 
quoi cette  actrice,  si  sage  qu'elle  fût,  se  serait-, 
elle  montrée  plus  réservée  que  la  femme  de 
l'inspecteur  des  fortifications,  une  femme 
connue  dans  tout  Melun  pour  la  sévérité  de 


LE    MARIAGE    D   ANTONIA.  209 

ses  principes  et  qui  n'avait  pas  craint  de  jeter 
tous  ces  principes  par-dessus  bord  pour  venir 
le  trouver,  lui  Praberneau,  alors  qu'il  ne  son- 
geait nullement  à  elle? 

Praberneau,  c'est-à-dire  M.  Paul  de  Praber- 
ville  attendit  donc  une  réponse  à  sa  lettre  et 
même...  qui  sait?.,  la  visite  d'Antonia  venant 
lui  dire  en  personne,  comme  la  femme  de  l'in- 
specteur des  fortifications  :  J'ai  compris  que 
vous  m'aimiez...  me  voici...  prenez-moi! 

Il  ne  reçut  que  le  billet  suivant  : 

a  Monsieur, 

5>  Je  n'accepte  pas  de  cadeau  des  personnes 
que  je  ne  connais  pas. 

»  Agréez  mes  civilités, 
»  Antonia.  3> 

Et, avec  ce  billet,  l'écrin  qui  l'avait  provoqué. 

Praberneau,  très  dépité,  écrivit  une  autre 
lettre  pour  protester  de  la  pureté  de  ses  inten- 
tions. Mademoiselle  Antonia  s'était  étrange- 
ment méprise  ;  Praberneau  n'avait  pas  cru  l'of- 
fenser en  exprimant  une  admiration  toute  res- 
pectueuse; son  bouquet  — car  il  persistait  à  ap- 
peler ainsi  ce  que  mademoiselle  Antonia  pre- 
nait pour  un  cadeau  —  son  bouquet  s'adressait 

12. 


2IO      SCENES    DE    LA    VIE     DE    THEATRE, 

non  à  la  femme  dont  il  connaissait  les  senti- 
ments élevés,  mais  à  l'artiste  qui  interprétait 
avec  tant  de  talent  les  heureuses  productions 
de  nos  musiciens  français  :  ce  n'était  pas 
l'offre  d'un  adorateur  vulgaire,  c'était  l'hom- 
mage d'un  dilettante  éclairé,  etc.. 

Antonia  ne  répondit  pas. 

Cette  seconde  lettre  fut  suivie  d'une  troi- 
sième, d'une  quatrième,  d'une  cinquième... 

Antonia  ne  répondit  pas  davantage. 

Il  fallait  en  finir. 

Prabemeau  se  présenta  un  matin  chez 
l'actrice,  comme  envoyé  par  le  directeur  des 
Délassements-Lyriques.  La  femme  de  chambre 
d'Antonia  le  fit  entrer  dans  le  salon  et  courut 
prévenir  sa  maîtresse.  Celle-ci  à  la  vue  de 
l'importun  qu'elle  reconnut  tout  de  suite  pour 
son  «  admirateur  du  troisième  rang  »  eut  un 
geste  de  colère  : 

—  Que  voulez- vous,  monsieur?  dit-elle. 
L'honnête  marchand  de  bois  s'attendait  bien 

à  un  accueil  quelque  peu  sévère,  mais  il  ne  se 
représentait  pas  la  petite  bouquetière  sous  cet 
aspect  de  Diane  effarouchée.  Il  balbutia  : 

—  Mon  Dieu!  mademoiselle...  je  voulais... 
Antonia  le  regarda  froidement  : 

—  Vous  vouliez  m'exprimer  votre  amour 
n'est-ce  pas? 


LE    MARIAGE    D   AXT0NIA. 


—  Oh!  mon  amour...  c'est-à-dire... 

—  C'est-à-dire  ce  qui  en  tient  lieu...  un  petit 
dîner  au  Café  anglais,  une  promenade  en  voi~ 
ture,  deux  ou  trois  bijoux  et  un  billet  de  cinq 
cents  francs  par-ci,  par-là... 

Praberneau  rougit  : 

—  Oh!  mademoiselle!...  loin  de  moi,  la  pen- 
sée... 

—  Pas  de  billet,  alors? 

Le  pauvre  homme  ne  savait  déjà  plus  où  il 
en  était  ;  cette  brusque  question  le  déconcerta 
complètement.  Il  s'embrouilla  : 

—  Si!...  non!...  je  veux  dire...  ou  plutôt..^ 
enfin... 

Antonia  haussa  les  épaules. 

—  Enfin,  vous  supposiez  que  je  serais  trop 
heureuse  de  faire  votre  connaissance? 

—  Pardon!...  j'espérais... 

—  Eh  bien,  mon  cher  monsieur,  vous  vous 
êtes  trompé...  Je  ne  suis  pas  du  tout...  oh! 
mais  du  tout!...  la  femme  que  vous  croyez... 

—  Mais,  mademoiselle,  je  vous  jure... 
Antonia  poursuivit  :  • 

—  Je  ne  sais  pas  ce  qu'on  a  pu  vous  dire 
contre  moi... 

Praberneau  voulut  protester. 

—  Oh!  reprit  l'actrice  avec  vivacité,  je 
connais  mes  camarades,  allez  !  Il  suffit  qu'un* 


212      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

femme  se  tienne  bien  pour  qu'aussitôt  on  lui 
jette  la  pierre...  Si  je  menais  la  vie  de  telle  ou 
telle  que  je  ne  veux  pas  nommer,  tantôt  avec 
l'un,  tantôt  avec  l'autre,  et  trois  ou  quatre  en 
même  temps,  on  n'aurait  pas  assez  d'éloges 
pour  moi...  Mais  cette  existence-là  ne  me  va 
pas;  je  ne  suis  plus  une  petite  fille;  quand 
j'ai  rencontré  une  personne  qui  me  plaît  et  qui 
me  témoigne  des  égards,  je  n'ai  pas  besoin  de 
courir  ailleurs...  surtout  quand  je  n'ai  rien  à 
désirer  comrne  en  ce  moment-ci.  Voilà  juste- 
ment pourquoi  on  m'en  veut!  ...  Demandez  à 
Blanche  d'Annecy  si  elle  n'a  pas  essayé  de  me 
faire  perdre  ma  position  ! 

Praberneau,  étourdi  par  ce  flux  de  paroles, 
se  raccrocha  au  dernier  mot  entendu  : 

—  Blanche  d'Annecy?  fit-il. 

—  Oui,  reprit  Antonia. 

Et  regardant  Praberneau  bien  en  face  : 

—  Qui  sait?  dit-elle  brusquement...  c'est 
peut-être  elle  qui  vous  envoie. 

Praberneau,  ahuri,  ouvrit  de  grands  yeux  : 

—  Plaît-il? 

Mais  Antonia,  toute  à  sa  pensée,  continua  : 

—  La  combinaison  ne  serait  déjà  pas  si 
bête  !...  On  ne  serait  pas  fâché  de  pouvoir  dire 
à  la  personne  qui  s'intéresse  à  moi  :  «  Vous 
savez?  votre  Antonia...  cette  femme  si  fidèle? 


LE    MARIAGE    D  ANTONIA.  2l3 

£h  bien,  elle  reçoit  un  M.  de  Praberville  qui 
lui  envoie  des  bijoux!...  » 

Cette  fois,  l'honnête  marchand  de  bois  com- 
prit à  peu  près  ce  qu'Antonia  voulait  dire,  et 
bondissant  : 

—  Oh!  mademoiselle!  s'écria-t-il...  made- 
moiselle! comment  pouvez- vous  croire  que 
moi,  Praberneau... 

Il  se  reprit  : 

— ...  Que  moi,  Praberville,  je  serais  assez 
infâme...  assez  indélicat...  assez...  Oh!... 

Antonia  fut  touchée  de  cette  indignation 
qui  ne  trouvait  plus  de  termes  pour  s'exprimer, 
et,  adoucissant  sa  voix  : 

—  Eh  bien,  non!  fit-elle...  non!  je  ne  le 
crois  pas. 

Praberneau  respira  bruyamment  : 

—  A  la  bonne  heure!...  parce  que...  parce 
que... 

Et  le  mot  lui  manquant  encore,  il  essuya 
son  front  ruisselant  de  sueur, 

Antonia  n'avait  pas  besoin,  d'ailleurs,  d'une 
autre  protestation  pour  être  convaincue  que 
le  pauvre  homme  n'avait  pas  trempé  dans  la 
noire  machination  dont  elle  accusait  Blanche 
d'Annecy.  Mais  elle  ne  pouvait  perdre  le  béné- 
fice du  beau  mouvement  oratoire  qui  avait  si 
vivement  ému  Praberneau,  et  voulant  rester  . 


2l4       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

intéressante,  elle  prit  un  ton  triste  et  doux  : 

—  Vous  n'avez  pas  voulu  me  blesser,  mon- 
sieur... je  le  vois  à  présent...  mais  avouez 
qu'une  femme  dans  ma  position  est  bien  à 
plaindre! 

—  Pourquoi?  fit  Praberneau. 
L'actrice  continua  : 

—  Exposée  sans  cesse  à  des  déclarations 
quelle  ne  peut  éviter,  vivant  dans  un  monde 
où  l'inconduite  est  considérée  comme  une 
obligation... 

—  Oh! 

—  Je  vous  dis  ce  qui  est,  monsieur!  Nous 
n'avons  pas  le  droit  d'être  honnêtes,  nous 
autres,  et  quand  nous  le  sommes,  on  ne  veut 
pas  l'admettre!... 

Praberneau  se  récria  : 

—  Qui  vous  fait  supposer?... 

—  Eh!  monsieur,  seriez- vous  venu  chez, 
moi,  si  vous  aviez  pensé  que  je  serais  d'un 
abord  difficile? 

—  Permettez!... 

—  Mais  vous  vous  êtes  dit  :  c'est  une  actrice, 
c'est  une  femme  qui  a  un  amant... 

Praberneau  devint  très  rouge  : 

—  J'ignore... 

—  Eh  bien,  oui  !  répliqua  Antonia  d'une  voix 
vibrante,  c'est  vrai!  j'ai  un  amant!...  mais 


LE    MARIAGE    d'anTOXIA.  2l5 

personne   ne    peut  dire   que  je   l'ai   trompé, 
entendez-vous?  personne! 

Cette  affirmation  jetée  à  la  tête  du  pauvre 
marchand  de  bois  l'embarrassa  plus  encore 
que  tout  ce  qu'il  venait  d'entendre.  11  ne  savait 
que  répondre,  et  pourtant  il  ne  pouvait  laisser 
Antonia  sous  le  coup  d'une  suspicion  dont  elle 
semblait  souffrir  si  cruellement.  Depuis  qu'il 
l'écoutait,  il  se  sentait  pris  pour  elle  d'une 
sympathie  croissante;  sa  conversation  avec 
l'ouvreuse  lui  revenait  à  l'esprit;  la  bonne 
opinion  qu'il  avait  conçue  d'Antonia  se  forti- 
fiait de  tous  les  témoignages  d'honnêteté  dont 
elle  l'accablait  depuis  une  demi-heure,  et  la. 
petite  bouquetière  Jui  apparaissait  maintenant 
comm.e  une  victime  de  l'injustice  et  de  l'im- 
moralité des  temps  modernes. 

Après  être  resté  quelques  instants  silen- 
cieux, dominé  par  les  sentiments  qui  se  com- 
battaient en  lui,  Praberneau  regarda  Antonia 
et  d'un  ton  pénétré  : 

—  Eoutez,  mademoiselle!  s'écria- t-il...  vous 
me  jugez  mal...  je  ne  vous  considère  pas  du 
tout  comme  vous  le  dites...  bien  au  contraire! 
je  sais  ce  que  vous  valez...  je  vous  estime... 
je  vous  respecte...  et  je  ne  demande  qu'à  être 
votre  ami...  rien  que  votre  ami  ! 

Antonia  se  taisait. 


ai6      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


—  Pour  commencer,  fit-il  avec  eftort,  il  faut 
que  je  vous  avoue  une  chose  :  je  ne  m'appelle 
pas  Praberville. 

—  Comment?... 

—  Je  m'appelle  Praberneau...  Ovide  Pra- 
berneau...  je  suis  marchand  de  bois  à  Melun. 

—  Ah!  fit  Antonia  avec  une  petite  moue  dé- 
daigneuse. 

Praberneau  continua  : 

_  Je  fais  de  bonnes  affaires;  j'ai  vingt-cmq 
mille  francs  de  rente.... 

Et  comme  Antonia  allait  l'arrêter  : 

_  Je  vous  dis  cela,  ajouta-t-il,  pour  vous 
montrer  que  je  ne  vous  cache  rien...  J'ai  toute 
confiance  en  vous;  vous  pouvez  donc  avoir 
confiance  en  moi... 

L'actrice  prit  la  parole  : 

_  Enfin,  dit-elle,  qu'espérez-vous? 

_  J'espère,  répondit  le  marchand  de  bois, 
que  vous  accepterez  mon  amitié,  que  vous  me 

permettrez  de  venir  ici... 

Antonia  l'interrompit  vivement  : 

_  Oh  !  non  !...  pas  ici  !...  c'est  impossible... 

je  ne  suis  pas  libre. 

—  Mais  en  ami?  rien  qu'en  ami  ! 

—  Oh!  non!  non!  il  n'y  a  pas  moyen... 
Je  ne  peux  même  pas  recevoir  mes  camara- 
des!... 


LE    MARIAGE    D    ANTONIA.  217 

La  figure  de  Praberneau  prit  une  expres- 
sion désolée  : 

—  Mais  enfin!  quand  on  veut  vous  voir... 

—  On  ne  me  voit  pas. 

—  Ah! 

—  C'est  comme  cela!  Je  vous  l'ai  dit  :  je 
mène  une  existence  très  retirée;  en  dehors  de 
mon  théâtre,  je  ne  m'occupe  de  rien,  je  ne 
vais  nulle  part,  je  ne  vis  absolument  que  pour 
la  personne  avec  qui  je  suis  liée. 

—  C'est  une  triste  existence  !  murmura  le 
marchand  de  bois. 

—  En  effet,  répliqua  Antonia;  ma  vie  n'est 
pas  toujours  d'une  gaieté  folle,  mais  jusqu'à 
nouvel  ordre  je  ne  peux  pas  en  changer. 

Et  regardant  son  interlocuteur  fixement  : 

—  Ce  n'est  pas  ce  que  vous  me  conseillez,  je 
suppose  ? 

Praberneau  se  troubla  : 

—  Cela  dépend,  répondit-il...  vous  pouvez 
rencontrer... 

L'actrice  sourit  : 

—  Vous  connaissez  beaucoup  de  gens  qui 
dépenseraient  soixante  mille  francs  par  an 
pour  les  beaux  yeux  d'une  femme  ? 

Praberneau  fit  un  bond. 

—  Non!  non!  s'écria- t-il  vivement...  je  ne 
prétends  pas,.. 

i3 


ai8      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Vous  voyez  bien,  mon  cher  monsieur, 
reprit  Antonia  en  soupirant,  que  je  n'ai  pas 
Je  droit  de  vous  entendre. 

Cette  résistance  opiniâtre  ne  pouvait  que 
surexciter  la  passion  du  marchand  de  bois. 

—  Alors,  s'écria-t-il  avec  l'accent  du  déses- 
poir, il  faut  que  je  renonce  au  bonheur  de  vous 
contempler  ? 

—  Vous  pouvez  me  contempler  au  théâtre  î 

—  Dans  la  Sirène  de  Bougival?...  Hélas! 
je  ne  vous  y  ai  que  trop  vue...  puisque  c'est 
là  que  vous  m'avez  ensorcelé. 

—  Que  voulez-vous?...  Je  ne  peux  pourtant 
pas  vous  donner  de  rendez-vous  autre  part, 
et  à  moins  de  nous  rencontrer  dans  ma  fa- 
mille... 

Praberneau  parut  surpris  : 

—  Dans  votre  famille?... 

—  Mais  certainement  !  Pourquoi  n'aurais-je 
pas  de  famille?...  J'en  ai  une...  chez  ma  tante, 
une  brave  femme  qui  est  mercière  à  Vau- 
girard,  rue  de  la  Procession...  J'y  vais  de 
temps  en  temps,  le  dimanche,  quand  je  suis 
libre.  .  Ça  vous  étonne? 

--Du  tout. 

—  Je  ne  fais  pas  d'embarras,  moi  !  Je  ne  suis 
pas  comme  tant  d'autres  qui  rougissent  de 
leurs  parents...  Ma  tante  est  dans  une  posi- 


LE    MARIAGE    D    ANTONIA.  219 

tion  modeste,  c'est  vrai  ;  mais  c'est  une  hon- 
nête femme...  et  je  ne  crains  pas  d'aller  m'as- 
seoir  dans  son  arrière-boutique.  Vous  n'avez 
qu'à  y  venir  :  vous  m'y  verrez  ! 

—  Je  ne  me  permettrais  pas... 

—  Pourquoi  pas  ?...  Ma  tante  est  une  per- 
sonne très  convenable...  elle  se  nomme 
madame  Balizan...  elle  est  veuve  d'un  lieute- 
nant de  dragons,  un  très  bel  homme,  tué  à 
Solférino...  elle  vous  recevra  très  bien. 

—  Si  vous  m'autorisez... 

—  Sans  doute  !  puisque  ma  tante  sera  là  ' 
Oh!  si  ma  tante  ne  devait  pas  y  être,  ce  serait 
autre  chose... 

Et  comme  Praberneau,  abasourdi,  se  tai- 
sait: 

—  Eh  bien  !  vous  ne  me  remerciez  pas  ? 

—  Si  fait!  comment  donc!  Je  suis  ravi... 
En  disant  cela,,  le  marchand  de  bois  voulut 

prendre  les  mains  de  l'actrice  ;  mais  celle-ci 
les  retira  vivement  : 

—  Un  instant!...  C'est  à  la  condition  que 
vous  vous  tiendrez  tranquille!  Si  vous  com- 
mencez déjà  à  n'être  pas  raisonnable... 

—  Je  le  serai... 

—  A  la  bonne  heure! 

Et  regardant  Praberneau  avec  sentiment  : 

—  De  cette  façon,  ajouta- t-elle,nous  pourrons 


Î20      SCENES     DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

nous  voir  sans  crainte  et  au  moins  nous  aurons 
la  satisfaction  de  rester  honnêtes  ! 

Puis,  lui  tendant  la  main  en  souriant  : 

—  Allons  !  à  bientôt,  mon  ami  ! 

Praberneau  se  retrouva  dans  la  rue  sans 
savoir  comment  il  y  était  descendu.  Il  était 
réellement  bouleversé.  Ces  paroles  gracieuses 
succédant  à  un  accueil  si  brutal,  l'assurance 
avec  laquelle  Antonia  exprimait  les  sentiments 
les  plus  opposés,  tant  de  candeur  unie  à  une 
liberté  de  langage  presque  cynique,  ses  scru- 
pules et  ses  calculs,  le  monsieur  aux  soixante 
mille  francs,  la  tante  de  Vaugirard,  le  lieute- 
nant tué  à  Solférino,  tout  cela  était  bien  fait 
pour  troubler  une  cervelle  déjà  ravagée  par 
trente  représentations  de  la  Sirène  de  Bou- 
gival.  Praberneau  ne  comprenait  phis  rien,  ne 
voyait  plus  rien,  ne  savait  plus  rien,  si  ce  n'est 
que  la  pelite  bouquetière  était  encore  mille 
fois  plus  séduisante  à  la  ville  qu'au  théâtre... 

Et  deux  jours  après,  il  avait  fait  la  connais- 
sance de  madame  veuve  Balizan  et  pleurait 
avec  elle  l'excellent  époux  que  cette  digne 
femme  avait  malheureusement  perdu. 

Antonia  arriva,  vêtue  simplement  d'une 
petite  robe  de  cachemire  qui  dessinait  à  mer- 
veille sa  taille  élégante. 


LE    MARIAGE    D   ANTONIA.  221 

L'entrevue  des  deux  nouveaux  amis  fut  char- 
mante et  digne  en  tous  points  de  figurer  dans 
la  bibliothèque  des  romans  dits  d'éducation. 
Le  mot  d'amour  ne  fut  pas  prononcé  une  seule 
fois  et  madame  Balizan,  qui  assistait  à  l'en- 
tretien, s'étant  éloignée  pour  vacfuer  à  quelques 
soins  de  ménage,  Antonia  quitta  immédiate- 
ment le  canapé  où  elle  avait  pris  place  avec 
Praberneau,  pour  aller  s'asseoir  près  d'une 
fenêtre  ouverte. 

Ils  parlèrent  de  tout,  excepté  de  ce  qui  pou- 
vait passionner  l'ardent  rharchand  de  bois.  Et 
avec  quelle  délicatesse  A.ntonia  évita  de  nom- 
mer le  monsieur  qu'elle  était  obligée  de  faire 
intervenir  dans  ses  récits  !  Il  n'était  question 
que  d'un  être  vague  et  impersonnel.  «  On  était 
parti]  avant-hier,  mais  on  devait  revenir  ce 
soir;  on  ne  se  doutait  pas  qu'elle  était  à  Vau- 
girard;  on  avait  voulu  l'empêcher  de  sortir; 
071  lui  avait  fait  une  scène;  on  avait  reconnu 
ses  torts;  on  avait  apporté  une  parure  qui 
valait  au  moins  dix  mille  francs,  etc.  »  Ce  on 
avait  fait  toutes  sortes  de  choses  qu' Antonia 
narrait  avec  une  égale  discrétion. 

Quant  au  pauvre  Praberneau,  la  moindre  ga- 
lanterie lui  était  absolument  interdite.  Il  avait 
déposé  sur  la  cheminée  de  l'arrière-boutique  une 
magnifique  botte  de  roses;  Antonia  le  gronda 


222      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

et  refusa  d'emporter  ce  bouquet,  elle  ne  vou- 
lait qu'une  simple  fleur...  et  encore! 

Le  dimanche  suivant,  ce  fut  bien  pis.  Comme 
Praberneau  tirait  de  sa  poche  un  écrin 
renfermant  deux  petites  boucles  d'oreilles, 
deux  simples' fleurs  garnies  de  brillants,  An- 
tonia  se  montra  véritablement  contrariée 
et  déclara  qu'elle  n'accepterait  pas  ces  bi- 
joux. 

—  Mais  je  les  ai  fait  faire  exprès  pour  vous, 
fit  le  pauvre  amoureux;  c'est  un  simple  sou- 
venir, ça  n'a  pas  de' valeur! 

—  Peu  importe!  répondit  l'actrice,  vous  con- 
naissez nos  conventions  :  je  ne  veux  rien,  abso- 
lument rien. 

—  Soit,  je  saurai  cela  désormais  ;  mais,  pour 
cettefois,  prenez  mes  boucles  d'oreilles!  Qu'est- 
ce  que  vous  voulez  que  j'en  fasse?...  Je  ne 
peux  pas  les  mettre  ! 

Antonia  tourna  cette  difficulté. 

—  Donnez-les  à  ma  tante,  dit-elle  simple- 
ment. 

La  tante  accepta  et,  Praberneau  continuant 
à  apporter  des  présents  qu' Antonia  s'obstinait 
à  refuser,  ce  fut  la  bonne  dame  qui  hérita 
de  tous  les  objets  qu'on  destinait  à  sa  nièce, 
sans  compter  ceux  qu'elle  recevait  pour  elle- 
même;  car  la  veuve  du  lieutenant  de  dragons, 


m^ti^f 


LE    MARIAGE    d'aNTONIA.  ll'i 

ne  se  trouvant  pas  comme  l'actrice  a  dans  une 
situation  délicate  »,  n'avait  aucune  raison  de 
s'opposer  aux  «c  politesses  ■»  du  marchand  de 
bois.  C'est  ainsi  que  madame  Balizan  s'enrichit 
successivement  d'un  magnifique  cachemire,  de 
six  couverts  d'argent,  d'une  armoire  à  glace... 
que  sais-je?  et  sa  nièce  s'étant  avisée  un  jour 
de  railler  plaisamment  la  simplicité  du  logis 
où  elle  était  reçue,  trouva,  la  semaine  suivante, 
l'arrière-boutique  de  la  rue  de  la  Procession 
complètementtransformée.  Praberneau  l'avait 
fait  meubler  par  un  grand  tapissier  du  boule- 
vard. Antonia sourit...  mais  elle  continua  à  re- 
fuser tous  les  cadeaux. 

Plusieurs  dimanches  se  passèrent  ainsi.  Pra- 
berneau arrivait  un  peu  après  midi  et  guettait 
le  passage  de  l'omnibus  qui  s'arrêtait  au  coin 
de  la  rue  pour  laisser  descendre  Antonia.  L'ac- 
trice était  heureuse  de  venir  en  petite  bour- 
geoise, d'abandonner  pour  un  instant  le  coupé, 
les  deux  grands  chevaux  et  le  cocher  anglais 
de  monsieur  Ox.  Elle  longeait  la  rue,  elle  en- 
trait dans  la  boutique  de  la  mercière...  et  c'est 
alors  que  commençaient  ces  causeries  «  ami- 
cales» au  sortir  desquelles  l'innocent  marchand 
de  bois  s'en  retournait  de  plus  en  plus  enflammé. 

Et  que  disait-on,  àMelun,  pendant  ce  temps- 


■'wmmmmimimimimmmr 


224       SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

là?  Que  devenait  ce  chantier  où  Praberneau, 
successeur  de  son  père,  avait  passé  trente-huit 
années  d'une  existence  jusqu'alors  irrépro- 
chable? • 

On  ne  l'y  voyait  presque  plus;  il  expédiait 
ses  affaires  dès  le  matin  et  partait  à  dix  heures 
pour  Paris  afin  d'apercevoir,  du  fond  d'un 
fiacre,  Antonia,  se  rendant  à  sa  répétition.  S'il 
rentrait  l'après-midi  à  Melun,  c'était  pour 
repartir  presque  aussitôt.  Quant  à  ses  soirées, 
elles  étaient  toutes  retenues  d'avance,  et  les 
habitués  du  café  du  Commerce,  grands  ama- 
teurs du  jeu  de  dominos,  avaient  fini  par  re- 
.noncer  à  une  certaine  «  revanche  »  que  Pra- 
berneau leur  devait  depuis  six  semaines.  Les 
absences  nocturnes  du  marchand  de  bois  se 
produisaient  si  fréquemment  que  personne  ne 
s'en  inquiétait  ;  elles  étaient  même  prévues  :  le 
premier  commis  avait  ordre,  au  cas  où  le  feu 
prendrait  au  chantier,  d'envoyer  une  dé- 
pêche à  l'orchestre  des  Délassements-Lyri- 
ques! 

M.  Praberneau  était  devenu  le  «  Persan  »  du 
théâtre;  avec  cette  différence  que  le  fameux 
Persan  dont  je  veux  parler  se  montrait  le 
même  soir  à  l'Opéra  et  à  l'Opéra-Comique, 
tandis  que  notre  marchand  de  bois  ne  quittait 
plus  la  stalle  dans  laquelle  il  s'était  incrusté. 


LE    MARIAGE    d'aNTONIA.  îîS 

Il  savourait  toujours  avec  délices  les  couplets 
de  M.  Ferdinand  du  Chesne  et  lorsque  Antonia 
arrivait  aux  trois  derniers  vers  : 

Car  la  petite  bouquetière 

Aurait  vraiment  bien  du  malheur, 

Si  vous  ne  preniez  pas  sa  fleur... 

l'infortuné  spectateur  éprouvait  dans  tout 
son  être  un  frémissement  prolongé. 

Sa  raison  n'y  tint  plus. . .  ou  du  moins,  comme 
il  se  l'expliqua  à  lui-même,  sa  raison  triompha 
de  tous  les  préjugés  qu'elle  battait  en  brèche 
depuis  six  semaines.  Praberneau  finit  par  se 
dire  qu'il  aurait  bien  tort  de  refuser  le  bonheur 
qui  s'offrait  à  lui.  Puisque  Antonia,  vouée  à 
une  fidélité  sans  exemple,  voulait  «  rester  hon- 
nête »  pourquoi  ne  remplacerait-il  pas,  par  des 
liens  plus  sacrés  encore,  ceux  qui  attachaient 
cette  fière  héroïne  à  là  personne  de  monsieur 
On.  C'était  une  actrice,  une  femme  sans  prin- 
cipes? Quelle  calomnie  !  Praberneau  savait 
là-dessus  à  quoi  s'en  tenir.  Combien  de  vertus 
soi-disant  éprouvées  auraient  résisté  comme 
la  sienne  aux  attaques  dont  elle  avait  été  l'ob- 
jet? Les  femmes  mariées  qu'il  connaissait 
étaient-elles  aussi  attachées  à  leurs  devoirs; 
et  trouverait-il,  parmi  les  jeunes  filles  qu'on 

i3. 


226      SCÈNES    DE    LA    VIE     DE    THEATRE. 

lui  proposait  en  mariage;  une  ménagère  com- 
parable à  cette  artiste  adulée  qui  avait  renon- 
cé volontairement  aux  plaisirs  de  la  société 
parisienne  pour  se  consacrer  à  une  existence 
d'ordre,  de  travail  et  d'économie?  Et  comme 
elle  était  bonne,  douce,  gracieuse  !  Comme  elle 
aimait  sa  tante!  Ah!  ma  foi,  tant  pis!  qu'on 
l'en  blâmât  ou  non,  il  l'épouserait...  Après  tout, 
il  était  maître  de  ses  actions,  il  n'avait  plus  de 
parents,  il  ne  devait  rien  à  personne...  On 
pouvait  bien  dire  tout  ce  qu'on  voudrait...  Et 
puis  on  ne  dirait  rien...  Antonia  n'était  pas 
connue  àMelun;  elle  quitterait  le  théâtre,  elle 
s'installerait  au  chantier...  de  cette  façon,  les 
clients  ne  se  plaindraient  plus  de  n'y  trouver 
personne...  et  puis... 

Et  puis. . .  toutes  ces  raisons-là  ne  signifiaient 
rien  :  Praberneau  était  fou  d'Antonia;  il  la 
voulait...  elle  devait  être  à  lui. 

C'est  pourquoi  le  lendemain  dimanche,  jour 
de  la  450™"  représentation  de  la  Sirène  de 
Bougival,  Ovide  Praberneau,  pâle  et  vêtu  de 
noir,  demanda  en  tremblant  à  la  petite  bouque- 
tière si  elle  consentirait  à  devenir  sa  femme. 

Vous  croyez  peut-être  qu'Antonia  parut  sur- 
prise ou  joyeuse  de  cette  proposition? 

Ni  joyeuse,  ni  surprise.  Elle  resta  quelques 
instants  absorbée  dans  ses  réflexions,  puis  re- 


LE    MARIAGE    d'ANTONIA.  227 

gardant  Praberneau  avec  une  expression  toute 
mélancolique  : 

—  Mon  pauvre  ami  !  dit-elle,  notre  bonne 
affection  ne  pourra  donc  pas  durer? 

Praberneau  faillit  tomber  de  stupeur. 

—  Sans  doute!  reprit  Antonia;  la  demande 
que  vous  venez  de  me  faire  va  changer  forcé- 
ment la  nature  de  nos  relations  ;  vous  com- 
prenez que  je  ne  pourrai  plus  recevoir  comme 
ami  un  homme  qui  se  sera  posé  ouvertement 
en  prétendu!... 

Le  marchand  de  bois  devint  livide. 

—  Rassurez-vous  !  ajouta-elle.  Je  n'ai  encore 
dit  ni  oui,  ni  non...  Je  vous  demande  huit 
jours  pour  réfléchir;  dans  la  situation  oîi  je 
suis,  il  me  faut  bien  cela  ! 

C'est  en  effet  ce  qu'il  lui  fallut. 
Huit    jours    après,   la    petite    bouquetière 
revit  Praberneau  chez  madame  Balizan. 

—  Eh  bien,  c'est  convenu!  dit-elle.  Je  vous 
épouse...  Voici  ma  main. 

Et  comme  le  pauvre  homme,  radieux,  se 
précipitait  pour  couvrir  de  baisers  cette  petite 
main  chérie  : 

—  Mais  n'oubliez  jamais  une  chose  !  s'écria 
solennellement  Antonia  :  c'est  que  c'est  vous 
qui  me  l'aurez  demandée  ! 


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228      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


II 

La  nouvelle  du  prochain  mariage  d'Antonia 
était  très  commentée  au  foyer  des  Délasse- 
ments-Lyriques. 

—  Moi,  disait  Clara  Peltier,  je  trouve  qu'elle 
a  tort.- 

—  Pourquoi? 

—  On  sait  ce  qu'on  perd;  on  ne  sait  pas 
ce  qu'on  retrouve. 

Ces  paroles  dites  d'un  ton  dogmatique  ayant 
causé  un  certain  étonnement,  Clara  Peltier 
éprouva  le  besoin  de  les  expliquer  en  les  sou- 
lignant : 

—  Certainement,  reprit-elle;  Antonia  perd 
beaucoup. 

—  Ah  !  fit  quelqu'un,  vous  voulez  parler  de 
ce  monsieur  avec  qui  elle  est? 

—  Sans  doute! 

—  Qu'est-ce  qu'il  lui  donnait  donc? 

A  cette  question  brutale,  Clara  tressaillit, 
et  brusquement  : 

—  Est-ce  que  je  le  sais,  moi,  ce  qu'il  lui 
donnait? 

—  Dame...  vous  auriez  pu... 

—  J'aurais  pu  le  savoir,  n'est-ce  pas  ?  Je  vais 
peut- être  m'informer  de  ce  que  mes  camarades 


LE    MARIAGE    D    ANTONIA.  229 

reçoivent  OU  ne  reçoivent  pas...  Je  vous  trouve 
encore  bon,  vous! 

—  Mais,  ma  chère... 

—  Ah  !  tenez  !  c'est  révoltant  !  II  n'y  a  qu'ici 
qu'on  entende  des  choses  pareilles!!... 

Ce  cri  d'indignation  trouva  dans  l'auditoire 
un  écho  sympathique.  On  blâmaunanimement 
l'indiscret  personnage  qui  l'avait  soulevé.  Mais 
on  ne  pouvait  arrêter  la  conversation  au  point 
où  elle  en  était;  il  fallait  qu'elle  suivît  son 
cours. 

Blanche  d'Annecy  corrobora  la  déclaration 
de  Clara  Peltier  en  disant  que  le  monsieur  aban- 
donné par  Antonia  devait  être  excessivement 
riche.  Elle  ne  le  connaissait  pas  plus  que  son 
amie,  mais  le  silence  gardé  à  cet  égard  par  la 
première  intéressée  lui  paraissait  significatif. 
Pourquoi  Antonia  avait-elle  caché  si  longtemps 
une  liaison  dont  tant  de  femmes  se  seraient 
enorgueillies  ?  Pourquoi  ce  monsieur  ne  venait- 
il  jamais  au  théâtre  et  pourquoi  ne  le  voyait- 
on  jamais  chez  Antonia  quand,  par  hasard.  Ma- 
dame vous  faisait  l'honneur  de  vous  recevoir? 
Tout  simplement  parce  qu'elle  avait  peur  qu'on 
ne  le  lui  soufflât,  son  monsieur.  Il  fallait  donc 
qu'il  fût  plusieurs  fois  millionnaire. 

Et  comme  on  rappelait  que  le  monsieur  en 
question  était  marié  : 


a3o      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  La  belle  raison  !  s'écria  Blanche  d'Annecy. 
Est-ce  que  nous  n'en  connaissons  pas  toutes, 
des  hommes  mariés?  Ce  sont  les  plus  entre- 
prenants. 

—  Alors,  fit  Rose  Lys,  si  ce  monsieur  est  si 
riche,  pourquoi  Antonia  le  quitte-t-elle  ? 

—  Mais,  d'abord,  êtes-vous  sûr  qu'elle  le 
quitte? 

—  Oh!  voyons!... 

—  Eh  bien,  quoi?  Ce  ne  serait  pas  la  pre- 
mière fois  qu'on  verrait  une  femme  se  marier 
dans  ces  conditions-là  ! 

—  Certainement,  dit  Juliette  Ardouin  qui 
se  piquait  d'une  certaine  force  en  histoire  — 
elle  avait  failli  être  institutrice  —  les  rois  fai- 
saient toujours  épouser  leurs  maîtresses  par 
de  grands  seigneurs! 

Blanche  d'Annecy,  encouragée  par  ce  témoi- 
gnage historique,  allait  poursuivre  ses  impu- 
tations... Flambardet  l'arrêta. 

—  Pardon!  ma  chère...  dit-il  gravement. 
Je  n'ai  pas  à  prendre  la  défense  de  mademoi- 
selle Antonia,  ni  delà  personne  qu'elleépouse... 

—  Je  ne  les  accuse  pasi 

—  Pardon!  vous  accusez  cette  personne  que 
je  ne  connais  pas...  et  que  je  ne  tiens  pas  à 
connaître... 

—  Eh  bien,  alors  ! 


LE    MARIAGE    d'aNTONIA.  23  r 

—  Laissez-moi  parler...  Vous  accusez  cette 
personne  d'une  action  infâme... 

—  Moi  ! 

—  Vous  insinuez  qu'elle  accepte  un  marché 
honteux... 

—  Du  tout!  j'ai  dit  seulement... 

—  Eh  bien,  permettez-moi  de  vous  répondre, 
ma  chère  Blanche... 

Ici,  Flambardet  prit  un  temps. 
Tout  le  monde  se  tut  ;  on  sentait  que  l'acteur 
allait  dire  quelque  chose  de  décisif... 
Il  reprit  : 

—  Permettez-moi  de  vous  répondre...  que 
vous  êtes  un  peu  trop  prompte  en  paroles  ! 

Blanche,  écrasée,  baissa  la  tête. 

Voilà  les  effets  que  produisait  Flambardet 
quand  il  était  sous  l'empire  d'un  sentiment 
vrai.  La  commotion  fut  générale...  Ses  enne- 
mis eux-mêmes  durent  reconnaître  qu'il  avait 
touché  juste;  la  fermeté  de  son  accent  n'avait 
été  égalée  que  par  la  dignité  de  son  attitude, 
dans  ces  circonstances  particulièrement  délica- 
tes. On  n'ignorait  pas,  en  effet,  que  Flambardet 
avait  été  l'amant  d'Antonia  et  l'on  remarqua 
avec  quel  tact  il  avait  évité,  en  parlant  de  son 
mariage,deprononcerlenomdeM.Praberneau. 

Cet  incident  détermina  une  réaction  en  fa- 
veur d'Antonia. 


232       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Flambardet  a  raison,  s'écria  impétueuse- 
ment Sophie  de  la  Tournelle.  Il  n'y  a  rien  à 
dire  contre  Antonia..  Tout  ce  qu'on  raconte 
est  faux.  D'abord,  elle  a  rompu  avec  son  mon- 
sieur. 

—  Vous  en  êtes  sûre? 

—  Très  sûre.  C'est  fini...  archi-fini! 
L'incorrigible  Blanche  d'Annecy  ne  put  ré- 
primer un  sourire  d'incrédulité. 

—  Comment  le  sais-tu?  dit-elle  à  Sophie. 

—  Comment  je  le  sais?  Par  ma  coutu- 
rière. On  lui  a  fait  dire  d'apporter  tous  ses 
comptes. 

—  Qui  s'élevaient  à...? 

—  Dix-sept  mille  francs. 

—  Et  elle  a  été  payée? 

—  Net. 

—  C'est  joli,  fit  Juliette  Ardouin. 

—  Et  je  ne  vous  parle  que  de  la  couturière... 
reprit  Sophie,  mais  vous  pensez  bien  que  ce 
monsieur  a  eu  d'autres  notes  à  payer,  sans 
compter  ce  qu'il  a  remis  à  Antonia  de  la  main 
à  la  main. 

—  Pourtant,  si  c'est  elle  qui  a  rompu... 

—  Raison  de  plus!  Est-elle  naïve,  cette  Ju- 
liette! Vous  ne  savez  donc  pas  qu'il  n'y  a  rien 
qui  attache  un  homme  comme  de  savoir  qu'on 
veut  le  quitter? 


LE    MARIAGE    d'aNTONIA.  a'i3 

La  vérité  de  cet  aphorisme  frappa  surtout 
Blanche  d'Annecy. 

—  Qu'est-ce  que  je  disais!  s'écria-t-elle 
d'une  voix  triomphante.  On  m'a  donné  tort 
tout  à  l'heure...  11  ne  fallait  pas  toucher  à  ma- 
demoiselle Antonia...  je  l'accusais...  pauvre 
petite  femme!.,  c'était  indigne...  on  n'avait  ja- 
mais vu  cela...  Et,  pour  changer,  vous  en- 
tendez Sophie  ! 

—  Oui,  dit  le  premier  régisseur  qui  venait 
d'entrer  au  foyer,  eh  bien? 

—  Le  monsieur  d' Antonia  payera  tout  ce 
qu'on  voudra... 

—  C'est  possible...  et  puis  après? 
—  Après? 

Blanche  d'Annecy  regarda  fixement  le  ré- 
gisseur, pour  s'assurer  qu'il  ne  se  moquait  pas 
d'elle  ;  et  poursuivant  : 

—  Vous  admettez  qu'une  femme  comme 
Antonia  renonce  à  une  position  pareille  ? 

—  Pourquoi  pas? 

La  placidité  du  régisseur  désarma  Blanche 
d'Annecy.  Elle  le  considéra  quelques  instants 
avec  un  air  de  profonde,  d'immense  pitié; 
puis,  du  ton  le  plus  doux  : 

—  C'est  bien,  mon  ami,  dit-elle...  vous  avez 
absolument  raison.  J'aurais  dû  être  convaincue 
plus  tôt  des  vertus  exceptionnelles  de  mademoi- 


1î34      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

selle  Antonia...  Je  vous  demande  pardon...  je 
vous  demande  mille  fois  pardon. 

Et  Blanche  se  rassit  sans  ajouter  un  mot. 
Il  y  a  des  causes  qu'on  ne  discute  pas. 

Mais  il  était  dit  que  ce  soir-là  les  sentiments 
purs  seraient  en  honneur  au  foyer  des  Délas- 
sements-Lyriques. 

—  Ma  foi  !  fit  Rose  Lys,  je  ne  vois  pas  pour- 
quoi une  actrice  n'aurait  pas  le  droit  de  se 
marier  aussi  bien  qu'une  autre  femme. 

—  11  y  a  des  femmes  mariées  qui  ne  valent 
pas  les  actrices,  ajouta  Sophie  de  la  Tour- 
nelle. 

—  Pour  sûr  !  dit  Juliette  Ardouin. 

—  Je  le  sais  bien,  répliqua  Clara,  et  je  suis 
persuadée  que  du  jour  où  Antonia  sera  devenue 
madame  Praberneau  elle  se  tiendra  mieux  que 
personne  et  c'est  pour  cela  que  je  me  demande 
si  elle  ne  serait  pas  plus  heureuse  en  restant 
comme  elle  est.  ^ 

—  Pourquoi? 

—  Parce  qu'elle  est  libre  de  faire  ce  qu'elle 
veut...  tandis  qu'une  fois  mariée  elle  ne  s'ap- 
partiendra plus. 

—  Ah!  dame!... 

—  Et  qui  sait  si  ce  M.  Praberneau  sera  aussi 
gentil  pour  elle  que  celui  qu'elle  quitte? 

—  On  dit  qu'il  l'adore. 


LE    MARIAGE    d'aNTONIA.  a35 

—  Ce  n'est  pas  une  raison. 

—  Alors,  vous  la  blâmez  de  se  marier?  , 

—  Je  ne  la  blâme  pas;  je  dis  que  c'est  sca- 
breux, voilà  tout. 

Le  régisseur  intervint. 

—  Scabreux  ou  non,  fit-il,  je  trouve  qu'une 
femme  doit  toujours  quitter  l'inconnu  pour  le 
connu...  Or,  voyez- vous,  mesdames,  les  amou- 
reux, c'est  bel  et  bien,...  mais  c'est  l'inconnu! 

—  Ça  dépend!  dit  une  voix. 

Le  régisseur  se  tourna  vers  l'auteur  de  cette 
interruption.  C'était  une  ancienne  soubrette 
réduite  à  l'emploi  des  duègnes  et  qui  vivait 
depuis  vingt-sept  ans  avec  le  journaliste  qui 
avait  prôné  ses  débuts. 

Le  régisseur  s'inclina  et  reprit  : 

—  Je  ne  parle  pas  pour  vous,  madame  Brus- 
quin!  Votre  cas  est  différent...  Vous  êtes 
comme  mariée. 

—  Je  pourrais  l'être!...  Marins  m'a  proposé 
vingt  fois  de  m'épouser! 

—  Je  lésais  bien.  Aussi,  je  ne  m'adresse  pas 
à  vous;  c'est  à  ces  dames... 

Sophie  de  la  Tournelle  éclata  de  rire. 

—  Vous  voulez  que  nous  suivions  l'exemple 
de  madame  Brusquin? 

—  Non,  rha  chère  enfant... 

—  Eh  bien,  vous  êtes  poli  ! 


336      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Vous  ne  me  comprenez  pas...  Je  veux 
dire  simplement... 

—  Quoi?  qu'est-ce  que  vous  voulez  dire?... 

—  Je  veux  dire  que  si  vous  rencontriez  un 
mari,  vous  auriez  tort  de  ne  pas  le  prendre. 

Juliette  Ardouin  interrompit  : 

—  A  la  condition  qu'il  nous  plairait! 
— Naturellement;  sans  cela... 
Blanche  d'Annecy  s'était  levée  : 

—  Alors,  fit-elle  du  ton  le  plus  ironique, 
c'est  un  mariage  d'amour? 

—  Il  paraît. 

—  Et  peut-on  sa  voir  où  madame  Praberneau 
va  passer  sa  lune  de  miel? 

—  Dans  le  pays  de  son  mari...  à  Melun. 

—  Le  pays  des  anguilles  ! 

—  Comment? 

Blanche   d'Annecy  haussa    les  épaules  :] 

—  Tenez  !  dit-elle,  voilà  l'effet  que  vous  me 
faites  ! 

Ses  camarades,  directement  atteintes  par  ce 
blâme  muet,  allaient  répliquer...  mais  le  ré- 
gisseur éleva  la  voix. 

—  Allons,  mesdames...  le  troisième  acte 
va  commencer...  En  scène,  mesdames,  en 
scène! 

Et  tout  le  monde  quitta  le  foyer. 


LE    MARIAGE    d'aNTONIA.  237 


III 

Sophie  de  la  Tournelle  ne  s'était  pas  trop 
avancée  en  prenant  la  défense  d'Antonia.  Il 
était  bien  vrai  que  la  petite  bouquetière  avait 
rompu  définitivement  avec  le  monsieur  dont 
personne  ne  savait  le  nom  et  si  cette  rupture 
n'avait  pas  fait  plus  de  bruit  au  théâtre,  c'est 
qu'après  -comme  avant  Antonia  s'était  ren- 
fermée dans  cette  discrétion  diplomatique  qui 
exaspérait  si  fort  Blanche  d'Annecy.  Celle-ci 
dut  se  contenter  des  suppositions  avec  les- 
quelles ses  camarades  se  plaisaient  à  entre- 
tenir sa  jalousie  et  Sophie  elle-même,  qui  se 
vantait  quelquefois  de  recevoir  les  confidences 
d'Antonia,  ne  put  ajouter  qu'un  renseignement 
à  ceux  qu'elle  tenait  déjà  de  la  couturière  : 
dans  un  moment  d'abandon,  son  amie  lui 
avait  avoué  que  le  personnage  en  question 
K  s'était  conduit  comme  un  vrai  gentil- 
homme ». 

Par  exemple,  tout  le  monde  .put  remarquer 
que  le  coupé  mystérieux  n'attendit  plus  An- 
tonia à  la  sortie  du  théâtre;  et  du  jour  où  la 
nouvelle  de  son  mariage  fut  officielle,  l'actrice 
vint  accompagnée  d'une  vieille  dame  qu'elle 
présenta  à  quelques-unes  de  ses  camarades  : 


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a38       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Ma  tante  !  dit-elle. 

La  tante  salua  et  alla  s'asseoir  dans  un  coin 
de  la  loge  où  elle  se  tint  toute  la  soirée  sans 
adresser  la  parole  à  personne,  pas  même  à 
l'habilleuse.  Elle  avait  évidemment  reçu  des 
instructions  précises  à  cet  effet. 

N'importe  !  cette  réserve  fut  prise  en  très 
bonne  part  et  Sophie  de  la  Tournelle  déclara 
que  la  tante  d'Antonia  avait  des  «  façons  on 
ne  peut  plus  distinguées  ». 

Comment  en  vint-on  à  raconter  que  cette 
respectable  dame  était  une  ancienne  maîtresse 
de  Charles  X?  C'est  ce  que  je  ne  saurais  dire. 
Il  y  a  des  bruits  qui,  nés  ainsi  on  ne  sait  où 
ni  pourquoi,  s'accréditent  avec  d'autant  plus 
d'autorité,  et  celui-ci  qui  n'avait  aucune  raison 
d'être  ne  contribua  pas  peu  à  augmenter  la 
considération  acquise  tout  de  suite  par  ma- 
dame Balizan. 

La  digne  mercière  accompagna  sa  nièce 
tant  qu'elle  joua,  c'est-à-dire  jusqu'au  jour  du 
mariage,  l'engagement  d'Antonia  ne  devant 
être  rompu  qu'à  cette  époque.  Praberneau  au- 
rait bien  voulu  que  sa  future  femme  renonçât 
plus  tôt  aux  pompes  du  théâtre,  mais  celle-ci 
n'avait  pas  eu  de  peine  à  lui  faire  comprendre 
que  c'était  impossible,  bien  qu'il  eût  offert  de 
payer  lé  dédit  stipulé. 


LE    MARIAGE    d'aNTONIA.  a'ic^ 

—  La  question  du  dédit  est  à  part,  avait 
répondu  Antonia.  Vous  paierez  le  dédit,  puis- 
que vous  le  devez,  mais  il  ne  s'agit  pas  de 
cela.  Mon  directeur  a  toujours  été  très  gentil 
pour  moi;  je  ne  veux  pas  le  mettre  dans  l'em- 
barras, et  je  l'y  mettrais  si  je  le  quittais  brus- 
quement. 11  faut  que  je  lai  laisse  le  temps  de 
trouver  quelqu'un  qui  soit  en  état  de  me  rem- 
placer... Certainement,  il  ne  manque  pas  d'ar- 
tisteâ  à  Paris,  mais  mon  rôle  ne  peut  pas  être 
joué  par  une  actrice  quelconque... 

Cette  suprême  raison  ayant  convaincu  Pra- 
bérneau,  il  demanda  à  suivre  sa  fiancée  sur  le 
théâtre,  mais  celle-ci  se  récria  : 

—  Pourquoi?  dit-elle  vivement.  Vous  vous 
défiez  de  moi  ? 

—  Oh!  quelle  idée  ! 

—  Alors,  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  m'ac- 
compagneriez. Vous  n'êtes  pas  un  homme  de 
théâtre,  vous  n'avez  pas  accès  dans  les  cou- 
lisses, vous  auriez  l'air  de  me  surveiller...  ce 
serait  ridicule! 

Praberneau  n'insistant  pas,  Antonia  prit  un 
ton  plus  doux. 

—  D'ailleurs,  ajouta-t-elle,  n'ai-je  pas  ma 
tante? 

L'honnête  marchand  de  bois  retourna  donc 
au  troisième  rang  de  l'orchestre  d'où  il  con- 


2,'lO       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

tinua  à  applaudir,  avec  l'émotion  inquiète  d'un 
fiancé,  celle  dont  il  n'était  autrefois  que  le  plus 
fervent  admirateur.  Il  eut  ainsi  la  joie  de  con- 
stater qu'Antonia  gagnait  de  plus  en  plus  la 
faveur  du  public.  L'annonce  de  son  mariage 
avait  ranimé  autour  d'elle  un  courant  de  curio- 
sité très  favorable  à  la  Sirène  de  Bougival  et 
le  secrétaire  du  théâtre  avait  très  habilement 
profité  de  cette  circonstance  pour  envoyer  aux 
journaux  une  petite  note  dans  laquelle  il  con- 
statait a  le  regain  de  succès  obtenu  par  l'opé- 
rette quatre  fois  centenaire  des  Délassements 
Lyriques  ». 

Il  y  avait  même  eu,  à  ce  sujet,  une  petite 
polémique  entre  Adolphe  Beauvisage  et  l'un 
des  rédacteurs  de  la  Mouche  théâtrale. 

Adolphe  Beauvisage  avait  publié  ceci  dans 
ses  échos  de  coulisses  : 

a  Un  mariage  artistique  à  l'horizon! 

5)  Une  de  nos  plus  brillantes  et  de  nos  plus 
sympathiques  .étoiles  des  théâtres  de  genre, 
mademoiselle  A'**,  va  s'échapper  prochaine- 
ment du  firmament  où  elle  venait  de  prendre 
place,  pour  se  livrer  aux  douceurs  de  la  vie 
conjugale. 

»  C'est  un  riche  propriétaire  d'une  des  grandes 
villes  du  centre,  M.  P***,  qui  est  jesponsable 
de  cette  infidélité  faite  à  l'art...  et  au  succès! 


LE    MARIAGE    D   ANTONIA.  U/JI 

»  Nous  n'avons  pas  le  droit  de  lui  refuser 
nos  félicitations...  —  mais  il  nous  permettra 
d'y  joindre  quelques  regrets  ! 

»  La  carrière  de  mademoiselle  A'**  s'annon- 
çait sous  des  auspices  trop  heureux  pour  qu'on 
put  prévoir  un  si  brusque  dénouement. 

T>  Enfin,  nous  nous  consolerons  en  pensant 
que  l'aimable  actrice  a  réalisé  l'idéal  de  son 
rôle...  —  puisqu'elle  a  pu  placer  toutes  ses 
fleurs!  » 

Ces  lignes  ayant  été  reproduites  «  sous 
toutes  réserves  »  par  la  Mouche  théâtrale, 
Adolphe  Beauvisage  tomba  dans  une  colère 
que  ses  amis  les  plus  chers  furent  impuis- 
sants à  conjurer.  Il  prit  sa  plume  des  grands 
jours  et  écrivit  : 

»  Un  de  nos  confrères  s'approprie,  suivant 
son  habitude  et  sans  en  indiquer  la  source,  — 
cet  effort  lui  eût  trop  coûté!  —  la  nouvelle  que 
nous  avons  publiée  hier  au  sujet  d'un  mariage 
dont  nous  étions  seul,  dans  la  presse,  à  avoir 
connaissance. 

a  Par  un  sentiment  de  discrétion  qui  s'ex- 
plique de  lui-même,  —  quand  on  est  à  même 
de  le  comprendre!  —  nous  avions  évité  de 
prononcer  le  nom  de  mademoiselle  A*'*;  de 
sorte  que  notre  confrère,  nous  supposant  sans 
doute  mal  informé,  a  cru  devoir  joindre  à  la 

14 


242      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

reproduction  littérale    de  notre  texte,    cette 
rubrique  prudente  :  sous  toutes  réserves. 

■t)  Ce  procédé,  dont  nous  ne  voulons  pas  nous 
faire  juge,  nous  oblige  à  compléter  nos  pre- 
miers renseignements  en  apprenant  à  la  Mou- 
che théâtrale  —  avec  la  garantie  de  notre  si- 
gnature, qu'elle  ne  récusera  pas,  espérons- 
le  !  —  que  l'actrice  en  question  est  mademoi- 
selle Antonia  des^  Délassements-Lyriques... 

»  Et  nunc  crudimini,  cher  confrère  !  » 

C'est  ainsi  que  la  nouvelle  du  mariage  d' An- 
tonia parvint  à  son  ancien  ami,  Gaston  de 
Rivesaltes.  On  se  rappelle  peut-être  qu'après^ 
l'insuccès  de  sa  tentative  dramatique,  le  sym- 
pathique auteur  de  Romulus  avait  dû  faire 
partie  d'un  voyage  d'exploration  au  pôle  nord. 
Mais  au  lieu  de  s'embarquer  sur  l'Atlantique, 
comme  le  Moniteur  des  coulisses  l'avait  an- 
noncé, le  sympathique  auteur  s'était  tout  sim- 
plement retiré  en  province,  dans  sa  famille,  où 
il  avait  pansé  de  son  mieux  les  blessures  faites 
à  son  amour-propre  littéraire,  et  les  plaies 
encore  saignantes  de  l'héritage  paternel. 

Quand  il  revint  à  Paris  au  bout  d'un  an,  il 
s'abstint  d'aller  voir  Antonia.  Le  souvenir  de 
ses  dépenses  le  poursuivait  encore,  et  comme 
il  ne  pouvait  plus  en  supporter  de  semblables, 
il  craignait  d'être  obligé  de  s'embarquer  se- 


I.E    MARIAGE    d'aNTONIA.  243 

rieusement  cette  fois  pour  les  régions  arc- 
tiques. 

Cependant  le  fin  profil  d'Antonia  revenait 
souvent  dans  ses  rêves  et  quand  il  apprit  que 
l'actrice  allait  se  marier,  il  ne  résista  pas  au 
désir  d'aller  voir  jouer  cette  pièce  où  on  la 
disait  si  charmante. 

Il  y  alla,  le  pauvre  jeune  homme,  et  il  fut 
charmé  comme  tout  le  monde,  —  plus  que 
tout  le  monde!  Les  couplets  de  la  petite  bou- 
quetière produisirent  sur  lui  une  impression 
qui  n'aurait  pu  être  comparée  qu'à  celle  dont 
Praberneau  allait  bientôt  être  victime.  Décidé- 
ment, ces  couplets  étaient  irrésistibles. 

Comme  Praberneau,  Gaston  sortit  enthou- 
siasmé à  la  fin  du  premier  acte,  mais  plus 
heureux  que  lui,  il  put  en  sa  qualité  a  d'au- 
teur »  pénétrer  dans  les  coulisses  où  le  mar- 
chand de  bois  n'était  pas  admis. 

Il  se  dirigea  vers  la  loge  de  l'actrice  et  frappa 
discrètement. 

—  Qui  est  là?  cria  une  voix. 

Gaston  ne  répondant  pas  (il  était  très  ému), 
Antonia  ouvrit  vivement  la  porte  et  reconnut 
son  ancien  amant. 

—  Vous  !  fit-elle. 

Mais  la  petite  bouquetière  était  habituée  à 
ces  sortes  de  rencontres  et  le  premier  moment 


mmimmmifii'mmwmmmmmt^^^'^^fmf'mtmmmm'mmim'^ 


244        SCÈNES   DE    LA   VIE    DE    THEATRE. 

de  surprise  passé,  elle  reçut  Gaston  avec  une 
aisance  pleine  de  cordialité. 

—  Entrez  donc!  dit-elle.  Je  suis  bien  con- 
tente de  vous  voir...  Qu'est-ce  qui  me  procure 
le  plaisir  de  votre  bonne  visite  ? 

L'auteur  de  Romulus  balbutia  quelques 
compliment^  : 

—  Je  suis  dans  la  salle...  Je  vous  ai  applau- 
die... Vous  jouez  comme  un  ange... 

—  N'est-ce  pas? reprit  Antonia...  Le  rôle  me 
va  bien...  Voilà  ce  qu'il  me  fallait,  voyez-vous! 
un  bon  rôle...  Celui-là  est  tout  à  fait  dans  mes 
cordes...  Ce  n'est  pas  comme  celui  de  la  ves- 
tale, dans  notre  malheureuse  pièce...  Étais-je 
assez  mauvaise,  mon  Dieu!  Et  dire  que  je  ne 
m'en  rendais  pas  compte!  Ma  parole  !  il  a  fallu 
qu'on  me  sifflât  trois  fois  de  suite...  car  on 
nous  a  siffles,  mon  pauvre  ami,  et  joliment 
encore!...  Mais,  pardon!  je  vous  fais  de  la 
peine  1 

—  Du  tout!  ily  a  longtemps  que  j'ai  oublié... 

—  Vous  avez  raison...  Il  ne  faut  plus  penser 
à  ces  choses-là...  Qu'est-ce  que  vous  avez  fait 
depuis?  Sophie  m'a  dit  quelle  vous  avait  ren- 
contré l'autre  jour  au  Prytanée...  Est-ce  que 
vous  avez  une  autre  pièce? 

—  Pas  le  moinsdu  monde.  J'ai  renoncé  com- 
plètement... 


LE    MARIAGE    d'aNTONIA.  2'|5 

—  Vous  avez  bien  fait.  Ce  n'était  pas  voire 
atîaire,  voyez-vous.  Vous  êtes  un  homme  du 
monde,  vous  n'êtes  pas  tenu  d'écrire  des  piè- 
ces; c'est  bon  pour  ceux  qui  y  sont  forcés. 

Gaston  voulut  changer  de  conversation. 

—  Eh  bien,  et  vous?  dit-il  avec  un  sourire 
contraint,  vous  renoncez  aussi  au  théâtre,  à  ce 
qu'il  paraît? 

—  Ah!  on  vous  a  raconté?...  C'est  vrai;  je 
me  marie  dans  huit  jours,  j'épouse  un  brave 
homme  qui  est  tombé  amoureux  de  moi...  et 
pour  le  bon  motif,  comme  vous  voyez.  Je  crois 
qu'il  me  rendra  heureuse.  Ah!  dame,  il  n'a  ni 
vos  manières,  ni  votre  esprit...  il  sent  un  peu 
sa  province;  c'est  justement  ce  qui  m'a  plu... 
Vous  riez?  Moi  aussi,  j'ai  l'air  de  rire...  Je  suis 
dans  un  jour  de  gaieté  et  le  plaisir  de  revoir  un 
vieil  ami  comme  vous  me  met  de  bonne  hu- 
meur. Mais  je  ne  suis  pas  ainsi  avec  tout  le 
monde,  il  s'en  faut!  On  dit  même  souvent  que 
je  fais  ma  tête...  On  a  tort  :  je  ne  fais  pas  ma 
tête;  seulement,  je  ne  plaisante  plus  comme 
autrefois...  Ah!  j'ai  changé,  allez!  depuis  que 
nous  ne  nous  sommes  vus.  Je  suis  devenue 
une  femme  sérieuse...  Et  savez- vous  com- 
ment? Vous  ne  devineriez  jamais  :  c'est  à  la 
suite  de  cette  visite  que  nous  avons  faite  en- 
semble à  la  vente  de  Maria  Hurel! 

14. 


mmm.  '\  m  iwipuiij,,iii  ^mmmmmmitimtimm^mm 


246       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Maria  Hurel  !...  Une  rousse? 

—  Oui...  vous  vous  rappelez?  On  avait  fait 
un  tapage  énorme  autour  de  cette  vente;  les 
meubles  seuls  avaient  rapporté,  disait-on,  cent 
cinquante  mille  francs...  Ah!  bien  oui  !  Quinze 
jours  après,  Maria  venait  m'emprunter  deux 
louis. 

—  Allons  donc  ! 

—  J'ai  donné  les  deux  louis  qu'elle  ne  m'a 
pas  rendus,  comme  de  juste,  mais  j'ai  fait  des 
réflexions.  J  e  me  suis  dit  que  les  femmes  étaient 
bien  bêtes  de  faire  tant  d'embarras,  pour  être, 
après  cela,  à  la  merci  d'une  pièce  de  vingt 
francs!... 

—  Le  fait  est... 

—  Et  c'est  alors  que  j'ai  commencé  à  chan- 
ger d'existence.  Vous  veniez  justement  de  par- 
tir... Je  suis  entrée  ici,  où  j'ai  fait  la  connais- 
sance d'une  personne  dont  on  vous  a  peut-être 
parlé  ? 

—  Non! 

—  Vous  auriez  pu  savoir...  quoique  je  n'aie 
jamais  dit...  C'est  un  homme  du  monde...  très 
riche,  très  posé...  vous  devez  le  connaître...  je 
crois  qu'il  fait  partie  de  votre  cercle. 

—  C'est  possible,  mais... 

—  Du  reste,  il  ne  s'agit  pas  de  lui,  puisque 
je  l'ai  quitté.  Dieu  sait  pourtant  s'il  aurait 


LE    MARIAGE    d'aNTONIA.  24? 

voulu  me  retenir!  Mais  je  n'ai  pas  cédé...  et  il 
n'a  pas  insisté  non  plus.  Oh!  c'est  une  justice 
à  lui  rendre  :  il  a  été  parfait.  Il  a  compris  qu'il 
n'avait  pas  le  droit  de  me  faire  manquer  la  po- 
sition qui  m'était  offerte.  Sans  doute,  celle 
que  j'avais  avec  lui  était  plus  brillante;  mais 
c'est  un  homme  marié  ;  il  ne  pouvait  s'engager 
pour  l'avenir.  Dans  ma  nouvelle  position,  au 
contraire,  l'avenir  est  garanti;  mon  mari  a 
largement  de  quoi  vivre,  sans  compter  ce  qu'il 
gagne  dans  son  commerce;  j'ai  de  mon  côté 
quelques  petites  économies;  avec  cela  je  n'au- 
rai plus  aucun  souci  et  je  pourrai  mener  la  vie 
régulière  que  j'ai  toujours  rêvée. 

—  Et  vous  ne  regretterez  pas... 

—  Quoi?  mon  théâtre?  J'y  ai  du  succès  au- 
jourd'hui ;mais  vous  connaissez  le  public  :  on 
lui  plaît  aujourd'hui,  on  lui  déplaît  demain. 
Mes  camarades  ?  sauf  deux  ou  trois,  elles  me 
détestent  et  seront  enchantées  de  me  voir  par- 
tir. Il  n'y  aura  que  les  bons  amis  comme  vous 
que  je  regretterai...  eh  bien,  je  leur  garderai 
un  bon  souvenir  et  j'espère  qu'ils  ne  m'oublie- 
ront pas  tout  à  fait... 

—  Oh!  ma  chère  Antonia... 

Gaston  allait  achever  sa  phrase,  lorsque  la 
voix  du  garçon  de  théâtre  se  fit  entendre  dans 
le  couloir  : 


mam^m'^mpf^'^ 


248        SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE, 

—  Mesdames!...  le  deuxième  acte! 
Antonia  fit  un  saut  : 

—  Le  deuxième  acte?...  déjà!  II  y  a  long- 
temps que  je  devrais  être  partie... 

Elle  se  tourna  vers  le  jeune  homme. 

—  C'est  votre  faute,  s'écria-t-elle  gaiement... 
Vous  me  faites  bavarder  depuis  une  heure... 
Allons,  filez  vite!  que  \e  me  déshabille... 

En  disant  cela,  l'actrice  le  poussa  doucement 
vers  la  porte,  et  comme  Gaston,  silencieux, 
hésitait  à  sortir,  elle  lui  tendit  la  main  : 

—  Adieu!  fit-elle...  à  moins  que  je  ne  vous 
revoie  avant  le  grand  jour.  C'est  mardi.  Si 
d'ici  là,  vous  avez  occasion  de  venir  me  dire 
un  petit  bonjour,  vous  serez  le  bienvenu. 

Et  elle  referma  la  porte  sur  lui. 

L'auteur  de  Romulus  resta  quelques  instants 
dans  le  couloir,  en  proie  à  une  émotion  dont  il 
ne  se  rendait  pas  très  bien  compte. 

Mais  il  faut  croire  que  le  lendemain  il  avait 
vu  clair  dans  ses  sentiments,  car  il  se  repré- 
senta dans  la  loge  dAntonia  un  peu  avant 
l'heure  où  la  petite  bouquetière  entrait  en 
scène. 

11  poussa  la  porte  entrebaillée  et  surprit 
l'actrice,  au  moment  où  elle  ajustait  son  cor- 
sage. 

Antonia  poussa  un  cri. 


LE    MARIAGE    d'aNTONIA.  a^g 

—  Déjà  vous!  fit-elle...  mais  je  ne  suis  pas 
habillée! 

—  Raison  de  plus  !  répondit  cavalièrement 
Gaston  d,e  Rivesaltes. 

Et  avec  une  hardiesse  qui  avait  dû  être  pré- 
méditée, il  appliqua  un  baiser  sur  l'épaule  à 
demi  couverte  de  la  jeune  femme. 

Celle-ci  se  redressa,  scandalisée  ; 

—  Ah  non!...  fit-elle...  pas  cela! 
Gaston  resta  saisi  ;  elle  continua  : 

—  Je  vous  ai  reçu  hier  loyalement,  en  ami, 
parce  que  je  vous  considérais  comme  un 
homme  d'honneur...  mais  si  vous  me  prenez, 
vous,  pour  ce  que  je  ne  suis  pas... 

—  Ma  chère  amie... 

—  Oh!  il  n'y  pas  œ  d'amie  »  qui  tienne...  Les 
confidences  que  je  vous  ai  faites  auraient  dû 
vous  prouver  que  j'ai  droit  à  quelque  estime; 
si  vous  ne  le  sentez  pas,  j'en  suis  fâchée  pour 
vous... 

—  Mais  enfin... 

—  Non!  mon  cher,  non!  On  ne  se  conduit 
pas  ainsi  avec  une  honnête  femme...  et  si  vous 
n'êtes  pas  venu  pour  autre  chose,  vous  pouvez 
vous  retirer. 

—  Écoutez-moi... 

Antonia  reprit  avec  calme,  mais  d'une  voix 
qui  ne  souffrait  pas  de  réplique  : 


aSo      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Veuillez  vous  retirer. 

Gaston  se  retira. 

Et  il  s'aperçut  alors  qu'Antonia  était  plus 
charmante  que  jamais  et  qu'il  ne  l'avait  jamais 
tant  aimée. 


IV 


Le  supplice  du  plus  fidèle  spectateur  de  la 
Sirène  de  Bougival  touchait  à  sa  fin. 

Vingt-quatre  heures  encore,  et  Praberneau 
allait  devenir,  à  la  face  de  Dieu  et  devant  les 
hommes,  l'époux  légitime  de  la  petite  bou- 
quetière. 

Toutes  les  formalités  nécessaires  avaient 
été  accomplies  à  la  mairie  et  à  l'église.  An- 
tonia  n'avait  plus  qu'à  remettre  au  curé  de  sa 
paroisse  le  billet  de  confession  sans  lequel  le 
sacrement  n'aurait  pas  pu  lui  être  conféré. 
Par  un  de  ces  scrupules  honorables  qui  n'é- 
taient pas  rares  chez  elle,  Antonia  avait  voulu 
que  ce  billet  fût  parfaitement  mérité,  autre- 
ment dit  elle  avait  tenu  à  se  confesser  avec 
toute  la  conscience  possible. 

C'est  dans  cette  intention  qu'elle  se  rendit  à 
Notre-Dame  de  Lorette. 

Que  dit-elle  au  prêtre?  C'est  ce  que  nous  ne 


LE    MARIAGE    d'axTOxXIA       '  25 1 

saurions  révéler.  Le  secret  de  la  confession 
est  chose  sacrée  et,  si  expansive  que  se  fût 
montrée  Antonia  au  sortir  de  l'église,  nous 
n'aurions  pas  cherché  à  savoir  de  quelle  façon 
elle  avait  ouvert  son  âme  au  digne  prêtre 
chargé  d'y  porter  la  lumière...  mais  nous  ap- 
prîmes, malgré  nous,  en  traversant  le  foyer 
des  Délassements-Lyriques,  un  détail  qui  a  sa 
place  marquée  dans  cette  histoire. 

—  Croirais-tu,  ma  chère,  disait  Antonia 
à  son  amie  Sophie,  que  je  suis  obligée  d'y  re- 
tourner demain  matin! 

—  A  l'église? 

—  Mais  oui  !  J'ai  eu  la  bêtise  de  dire  au 
curé  que  je  jouais  ce  soir  pour  la  dernière 
fois... 

—  Eh  bien,  puisque  c'est  pour  la  dernière 
fois?... 

—  a  Ça  ne  fait  rien,  m'a-t-il  dit.  Je  ne  peux 
pas  vous  donner  Tabsolution  quand  je  sais 
que  vous  allez  vous  livrer  encore  à  une  pro- 
fession que  l'Église  condamne.  Jouez  ce  soir, 
puisque  votre  engagement  vous  en  fait  un 
devoir;  mais  revenez  demain  matin  :  votre 
confession  pourra  alors  être  complète  et  vous 
serez  purifiée  définitivement.  » 

Et  voilà  comment  Antonia,  qui  s'était  cou- 
chée à  deux  heures  du  matin,  le  jour  où  elle 


ippiPiiir 


252      SCENES    DK    I.A    VIE    DE    THEATRE. 

joua  pour  la  quatre  cent  soixante-douzième 
et  dernière  fois  la  Sirène  de  Bougival,  se  leva 
six  heures  après  pour  se  rendre  de  son  pas 
léger  à  Noire-Dame  de  Lorette, 

Une  nouvelle  épreuve  l'y  attendait  sous  les 
traits  de  Gaston  de  Rivesaltes  qui,  après 
l'avoir  suivie  à  la  sortie  du  théâtre,  avait 
passé  la  nuit  sous  ses  fenêtres  et  se  retrouvait 
devant  elle  au  moment  où  elle  allait  franchir 
le  seuil  de  l'église. 

Depuis  huit  jours,  la  passion  du  pauvre 
garçon  s'était  manifestée  sous  toutes  les 
formes.  11  avait  écrit  des  lettres,  il  était  allé 
épancher  sa  douleur  dans  le  sein  compatissant 
de  Sophie  de  la  Tournelle...  Peines  perdues! 
Antouia  était  restée  inflexible  et,  comme  elle  le 
disait  à  son  amie,  rien  ne  pouvait  la  décider  à 
tromper  la  confiance  de  l'honnête  Praberneau. 

En  apercevant  Gaston,  blanc  comme  son 
plastron  —  le  malheureux  n'avait  pas  quitté 
l'habit  qu'il  portait  la  veille  aux  Délasse- 
ments —  Antonia  eut  un  mouvement  de  pitié; 
mais  elle  se  contint  et  d'une  voix  grave  et 
triste  : 

—  Écoutez,  dit-elle  à  Gaston,  je  vous  assure 
que  vous  me  faites  beaucoup  de  peine.  Si  je 
n'avais  pas  engagé  ma  parole  et  si  je  ne  me 
considérais  pas  déjà  comme  mariée,  je  serais 


LE    MARIAGE    d'aNTONIA.  '3t53 

peut-être  capable  de  vous  écouter  encore... 
Mais  il  est  trop  tard;  dans  deux  heures,  je 
serai  Madame  Praberneau...  En  ce  moment, 
on  m'attend  pour  recevoir  ma  confession  su- 
prême... Adieu,  mon  ami;  oubliez-moi  comme 
je  vais  vous  oublier  moi-même. 

Et  ayant  dit  ces  mots,  elle  entra  dans  l'é- 
glise. 

Elle  en  sortit  transfigurée. 

La  grâce  l'avait  véritablement  touchée  de 
son  aile  et  c'est  avec  une  ferveur  tout  à  fait 
édifiante  qu'elle  avait  promis  au  curé... 

Mais  nous  avons  dit  que  cet  entretien  ne 
nous  appartenait  pas. 


V 


A  onze  heures  précises,  deux  voitures  de 
louage  entraient  dans  la  cour  de  la  mairie  du 
IX"^  arrondissement. 

Antonia  occupait  la  première  avec  sa  tante 
et  ses  deux  témoins  :  le  directeur  des  Délas- 
sements-Lyriques, M.  Chaumoncel,  et  un 
ancien  officier  que  la  veuve  du  lieutenant  Ba- 
lizan  avait  retrouvé  à  Vaugirard. 

Dans  la  seconde  voiture,  M.  Praberneau 
faisait  face  au  propriétaire  de  l'Hôtel  des  voya- 


254      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

geurs  et  à  un  boutiquier  de  la  rue  de  Lyon, 
qui  avait  bien  voulu  remplir,  comme  son  voi- 
sin, les  fonctions  de  témoin. 

La  cérémonie  se  passa  très  simplement. 
C'est  à  peine  si,  en  récitant  les  formules  d'u- 
sage, le  maire  fit  semblant  de  remarquer  la 
future.  Madame  Balizan  eut  beau  soutenir 
qu'il  avait  souri  en  prononçant  ces  mots  : 
a  Mademoiselle  Julie  Anna  Cruchot,  consen- 
tez-vous à  prendre  pour  époux...  etc.  »,  il  de- 
meura acquis  que  l'officier  de  l'état  civil  s'était 
montré  digne  de  ses  solennelles  fonctions. 

En  sortant  de  la  mairie,  les  mariés  se  diri- 
gèrent vers  l'église. 

La  cérémonie  religieuse  devait  avoir,  comme 
la  précédente,  un  caractère  essentiellement 
privé.  Elle  devait  s'accomplir  dans  une  chapelle 
des  bas  côtés.  Antonia,  qui  avait  revêtu  pour 
la  circonstance  une  toilette  gris  perle  très 
simple,  quoique  élégante,  s'était  refusée  à 
occuper  le  milieu  de  l'église. 

—  Si  j'étais  en  blanc,  avait-elle  dit,  je  serais 
la  première  à  le  demander...  mais,  dans  ma 
position,  ce  serait  de  mauvais  goût  ! 

De  même,  on  n'avait  pas  envoyé  d'invita- 
tions; mais  les  camarades  de  l'actrice  avaient 
tenu  à  être  lémoins  de  son  bonheur,  ainsi  qu'un 
assez  {jrand  nombre  de  curieux  et  quelques 


LE    MARIAGE    D    ANTONIA. 


courriéristes  de  théâtre  qui  voyaient  dans  cette 
cérémonie  la  matière  d'un  piquant  «  écho  ï>. 

L'éghse  était  donc  presque  pleine,  quand 
madame  Praberneau  y  fit  son  entrée  au  bras 
de  l'honnête  marchand  de  bois. 

Après  la  bénédiction,  les  mariés  se  rendirent 
à  la  sacristie,  et  leurs  amis  les  y  suivirent. 

Parmi  ceux-ci,  on  ne  put  s'empêcher  de 
remarquer  Flambardet  pour  le  tact  dont  il  ne 
se  départit  pas  plus  à  l'église  qu'au  théâtre; 
alors  qu'on  prodiguait  les  embrassements  â 
la  nouvelle  mariée  et  que  Sophie,  pour  ne 
citer  qu'elle,  accablait  Antonia  de  ses  ten- 
dresses larmoyantes,  Flambardet  passa  ma- 
jestueusement devant  le  couple  nouvellement 
uni  et  s'inclinant  très  bas  : 

—  Madame,  dit-il,  à  Antonia,  je  vous  pré- 
sente mes  respectueux  hommages. 

A  ce  moment,  les  yeux  de  Sophie  de  la 
Tournelle  se  portèrent  sur  un  personnage  qui 
se  dissimulait  dans  un  coin  de  la  sacristie. 
C'était  ce  malheureux  Gaston.  Le  pauvre 
jeune  homme  avait  voulu  revoir  encore  une 
fois  celle  qui  était  définitivement  perdue  pour 
lui,  et  il  la  contemplait  de  loin  avec  une  ex- 
pression si  douloureuse  que  la  bonne  Sophie 
en  fut  touchée.  Elle  profita  d'un  moment  où 
M.  Praberneau  recevait  les  félicitations  élo- 


256      SCÈNES    DELA    VIE    DE    THEATRE. 

quentes  d'Adolphe  Beauvisage,  pour  se  pen- 
cher à  l'oreille  de  son  amie  : 

—  Regarde,  dit-elle  à  Antonia...  Il  est  là, 
près  de  la  porte...  Comme  il  est  pâle!  Ça  fait 
pitié...  Tu  devrais  lui  dire  une  bonne  parole... 

Antonia  regarda...  et  se  frayant  un  chemin 
à  travers  le  cohue  des  complimenteurs,  elle 
alla  droit  à  Gaston  de  Rivesaltes. 

En  la  voyant  s'approcher,  le  pauvre  garçon 
faillit  s'évanouir.  Antonia  lui  prit  la  main  : 

—  Écoutez,  dit-elle...  Je  suis  une  honnête 
femme  et  je  ne  retire  rien  de  ce  que  je  vous  ai 
dit  :  vous  ne  me  ferez  pas  manquer  à  mes 
devoirs... 

Gaston  voulut  parler. 

—  Seulement,  ajouta-t-elle  en  baissant  la 
voix,  je  veux  que  mon  mari  me  soit  fidèle, 
et  s'il  me  trompe...  c'est  avec  vous  que  je  me 
vengerai! 


UN  SECRETARIAT 


La  scène  se  passe  dans  le  cabinet  de  M.  Alfred  Mor- 

salin,  secrétaire  général  du   théâtre   des  FantaisJes- 

Comiques. 
Il  est  une  heure  de  raprès-midi. 
Louis,  le  garçon  attaché  au  secrétariat,  est  seul  dans 

le  cabinet.  Il   dépose  sur  le  bureau  de  son  chef  un 

gros  paquet  de  lettres  et  de  journaux 

MORSALiN,  entrant.  —  Ah!  ah!...  ça  Com- 
mence déjà? 

LOUIS.  —  Oh!  oui,  monsieur!  J'ai  eu  beau 
leur  dire  qu'on  ne  donnait  plus  de  places...  il 
n'y  a  pas  eu  moyen  de  les  renvoyer;  ils  sont 
enragés.  C'est  comme  la  grosse  dame  d'hier!... 

MORSALIN.  —  Elle  est  revenue? 

LOUIS.  —  Je  crois  bien!  Elle  était  chez  le 
concierge  depuis  onze  heures;  je  lui  ai  dit  que 
vous  ne  seriez  pas  ici  de  toute  la  journée. 

MORSALIN.  —  Vous  avez  bien  fait. 

LOUIS.  —  Il  y  a  aussi  ce  grand  qui  boite. . .  vous 
savez  bien?...  il  est  venu  l'autre  jour  avec  une 


1î58       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

dame...  je  ne  me  rappelle  jamais  son  nom...  il 
porte  un  lorgnon  bleu... 

MORSALiN.  — Ah!...  Latorille? 

LOUIS.  —  Oui...  c'est  cela...  Vaborille. 

MORSALIN.  —  Mais  il  ne  boite  pas  ! 

LOUIS.  —  Tiens  !  il  m'a  semblé  qu'il  boitait. 

MORSALIN.  —  Pas  le  moins  du  monde. 

LOUIS.  —  Enfin,  ça  ne  fait  rien...  Il  m'a  laissé 
une  lettre  pour  vous;  elle  est  là  avec  les  autres. 

MORSALIN.  —  Bon  ! 

Pendant  ce  colloque,  Morsalin  a  accroché  son  chapeau 
à  une  patère  et  a  échangé  sa  jaquette  contre  une 
veste  qu'il  a  prise  dans  une  grande  armoire  où  se 
trouvent  aussi  une  cuvette,  un  pot  à  eau  et  divers 
objets  de  toilette.  Il  referme  la  porte  de  l'armoire  et 
vient  s'asseoir  à  son  bureau. 

LOUIS.  —  Vous  allez  me  donner  les  réponses? 

MORSALIN.  —  Oh!  mais  non!  J'ai  autre  chose 
à  faire!...  Plus  tard,  les  réponses!  Et,  vous 
savez  ?  que  personne  n'entre  avant  trois  heures  ! 

LOUIS.  —  Bien,  monsieur. 
Il  sort. 

MORSALIN.  —  Je  n'aurai  jamais  le  temps  de 

faire    mes    échos...    (il   ouvre   quelques  journaux.) 

Voyons  un  peu  ce  que  disent  messieurs  mes 
confrères...  (Lisant.)  a  Meilhac  et  Halévyont  lu 
hier  aux  Variétés...  »  Trop  tard,  mon  bon- 
homme! C'est  annoncé  partout  depuis  trois 


UN    SECRÉTARIAT.  aSg 

jours!  (Il  prend  un  autre  journal.)  a  Nous  appre- 
nons avec  plaisir  que  madame  Nilsson  ren- 
trera prochainement...  »  Oui... en  i885...  Sont- 
ils  naïfs!  a  Nous  sommes  en  mesure  d'affirmer 
que  Victorien  Sardou...  »  Je  crois  bien!  C'est 
moi  qui  ai  donné  la  nouvelle!...  «  C'est  de  la 
bouche  même  de  l'éminent  auteur...  »  Par- 
bleu! va  donc!  ne  te  gêne  pas!...  «  On  peut 
compter  que  l'œuvre  nouvelle  dujeune  acadé- 
micien... »  Le  jeune  académicien!...  Ils  m'ont 
copié  mot  pour  mot  !... 

UNE  VOIX  AU  DEHORS.  —  ...  Mais  puisque  je 
suis  venu  avec  lui! 

On  ouvre  la  porte. 

LA  VOIX.  —  Vous  voyez  bien! 

Chaudfroid  apparaît  sur  le  seuil  de  la  porte. 

MORSALiN,  se  levant.  —  Qu'est-ce  qu'il  y  a 
donc  ? 

CHAUDFROID. —  C'cst  toH  mameluckqui  vou- 
lait me  soutenir  que  tu  n'étais  pas  là  ! 

MORSALiN.  —  C'était  sa  consigne..  J'ai  à  tra- 
vailler., i 

CHAUDFROID.  —  Tiès  bien...  mais  on  recon- 
naît son  monde,  alors!  Et  qu'est-ce  que  tu 
fais  de  beau  ? 

MORSALIN.  — Oh!  pas  grand'chose...  mon 
courrier...  As-tu  des  nouvelles  à  me  donner? 


iGo      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

CHAUDFROID.  —  On  dit  que  Sardou... 
MORSALiN.  —  Connu  !  c'est  de  moi... 

CHAUDFROID.  —  Ah! 

MORSALIN.  —  Ils  m'ont  tous  reproduit,  sans 
me  citer,  naturellement.  Quelques-uns  ont 
encore  essayé  d'arranger  la  chose,  mais  For- 
tunatus  n'a  pas  pris  cette  peine;  c'est  textuel, 
mon  cher!...  mot  pour  mot! 

CHAUDFROID.  —  Ça  ne  m'étonne  pas.  Quand 
j'étais  au  Strapontin,  il  s'appropriait  toutes 
mes  nouvelles.  A  propos,  tu  peux  annoncer 
qu'on  va  jouer  la  Petite  Lucrèce  aux  Bouffes... 
Je  viens  de  rencontrer  Évariste  et  Val- 
fleury. 

MORSALIN,  haussant  les  épaules.   —  Et  ils  t'ont 

dit?...  Mais  on  ne  lajouera  jamais,  leur  pièce  !... 

CHAUFROiD.  —  Pourtant... 

MORSALIN.  —  Jamais!  Voilà  bien  deux  ans 
qu'ils  en  parlent  à  tout  le  monde...  personne 
n'en  veut.  D'abord,  elle  n'est  pas  faite. 

CHAUDFROID.  —  C'est  unc  raison... 

MORSALIN.  —  J'en  sais  quelque  chose...  Ils 
m'ont  proposé  de  ia  faire  avec  eux...  Trézard 
en  était  aussi...  Ça  n'est  pas  venu;  ça  ne 
viendra  jamais. 

ROBINET,  entrant.  —  Je  ne  VOUS  dérange  pas  ? 

MORSALIN.  —  Ah!  c'est  ce  gêneur  de  Robi- 
net. Qu'est-ce  que  tu  veux? 


UN    SECRÉTARIAT.  261 


ROBINET.  —  Une  loge  pour  ce  soir...  Y  a-t-il 
moyen? 

MORSALIN.  ' —  Mais   oui!...   (Il  signe  un  coupon 
et  le  lui  donne.)  Tiens! 

CHAUDFROiD.  —  Mâtin!  comme  tu  le  gâtes!... 
Ça  ne  va  donc  pas? 

MORSALIN.  —  Heu!...  Nous  avons  fait  huit 
cents  francs  hier. 

cHAUDFRoiD.  —  C'est  euçorc  trois  cents  francs 
de  plus  qu'au  Prytanée. 

ROBINET.  —  11  fait  si  chaud! 

MORSALIN.  —  Oui...  eh  bien,  file  ! 

ROBINET.  —  Au  revoir. 

Il  sort. 

CHAUDFRoiD." —  Qucl  type  ! 
MORSALIN.  —  Ah!  ne  m'en  parle  pas...  J'en 
ai  plein  le  dos! 

La  porte  s'ouvre  brusquement  et  une  petite  femme  se 
précipitant  derrière  Morsalin  lui  bouche  les  yeux. 

LA  PETITE  FEMME,  d'une  voix  flùtée.  —  Qui  est^ 

ce? 

MORSALIN.  —  Allons  bou  !  à  l'autre,  mainte- 
nant ! 

LA  PETITE   FEMME,    même  jeu.  —   Qui  est-Ce? 

MORSALIN.  —  Veux-tu  me  lâcher  ! 

LA  PETITE  FEMME.  —  Pas  avaut  que  tu  m'aies 
donné  deux  places. 

i5. 


j.mmij^  «iii  iiMiuMp 


262      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE, 


MORSALiN.  — Tiens!...  et  fiche-moi  la  paix! 
LA  PETITE  FEMME.  —  Oui,  mon  ange  ! 

Elle  l'embrasse  et  se  sauve  en  riant. 

MORSALIN.  — J'espère  qu'on  va  me  laisser  un 
peu  tranquille,  à  présent  ! 

LOUIS,  entrant.  —  Monsieur... 

MORSALIN.  —  Qu'est-ce  encore? 

LOUIS.  —  C'est  un  monsieur  qui  veut  vous 
parler  à  toute  force...  je  lui  ai  dit  que  vous  ne 
receviez  pas. 

MORSALIN.  —  Eh  bien,  alors  ! 

LOUIS.  —  Mais  il  a  tellement  insisté...  il  pré- 
tend que  c'est  pour  une  affaire  personnelle... 
voici  sa  carte. 

MORSALIN,  examinant  la  carte.  —  «  Georges  de 
Serquigny.  »  Connais  pas  !  (à  Louis.)  Faites  en- 
trer. 

CHAUDFRoiD,  se  levant.  — Jeté  laisse...  je  re- 
viendrai te  prendre  tout  à  l'heure. 

MORSALIN.  —  C'est  cela... 

Chaudfroid  croise  près  de  la  porte  un  monsieur  fort 
bien  mis  qui  se  présente  avec  un  très  grand  air. 

MORSALIN.  —  Monsieur  Georges  de  Ser- 
quigny? 

LE  MONSIEUR,  s'inclinant.  —  Oui,  monsieur. 
MORSALIN,   lui  indiquant  un  siège.  —  Veuille 

prendre  la  peine... 


UN    SECRETARIAT.  263 

M.  DE  SERQUIGNY.  —  MeFci  bien...  je  ne  veux 
pas  vous  retenir  longtemps...  je  sais  que  vos 
instants  sont  comptés...  (Il  s'assied.) 

MORSALiN.  —  En  effet... 

M.  DE  SERQUIGNY,  avec  importance.  —  Voici  ce 

qui  m'amène  :  je  suis  représentant  de  la  com- 
pagnie la  Vigilante,  et  l'on  m'a  prié... 

>ioRSALiN.  —  La  Vigilante...  c'est  une  com- 
pagnie d'assurances? 

M.  DE  SERQUIGNY. — Non,  mousieur...  non! 
Compagnie  d'affichages...  Nous  avons  le  mo- 
nopole de  toutes  les  annonces  sur  les  pontons 
des  bateaux-omnibus,  et  à  cette  occasion... 

MORSALIN,  brusquement. — Ah!  bon  !...  je  com- 
prends... mais  nous  ne  faisons  pas  d'annonces! 

M.    DE    SERQUIGNY,  souriant  finement     —   VoUS 

pouvez  en  faire... 

MORSALIN.  —  Non. 

M.  DE  SERQUIGNY.  —  Votre  vojsin  M.  Tru- 
bert  nous  a  pris  un  abonnement,  et  il  pourra 
vous  dire  que  notre  système  d'affichage 
diurne  et  nocturne... 

MORSALIN,  sa  levant.  —  C'est  inutile,  mon- 
sieur... Nous  n'en  avons  pas  besoin. 

M.  DE  SERQUIGNY.  —  Je  sais  bien  que  vos 
succès  vous  dispensent  de  toute  réclame; 
pourtant  une  publicité  intelligemment  com- 
prise... 


264       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

MORSALiN.  —  Je  VOUS  dis  que  nous  n'en 
avons  pas  besoin  ! 

M.  de  Serquigny  atiré  de  sa  poche  un  plan  qu'il  déploie 
sur  le  bureau  de  Morsalin. 

M.  DE  SERQUIGNY.  —  Pcrmettez-moi,  au 
moins,  de  vous  expliquer  en  quoi  consiste  le 
système... 

MORSALIN,  repoussant  le  plan.  —  Je  le  connais. 

M.    DE    SERQUIGNY,    souriant.  —  VoUS   m'éton- 

nez,  car  notre  monopole... 

MORSALIN.  —  Voyons,  monsieur,  ne  perdez 
pas  votre  temps,  et  ne  me  faites  pas  perdre  le 
mien  ! 

M.  DE  SERQUIGNY.  —  C'est  différent...  je  me 
retire,  (il  replie  son  plan.)  Je  vous  demanderai 
alors  de  vouloir  bien  me  donner  deux  places 
pour  ce  soir... 

MORSALIN,  sèchement.  —  Impossible. 

M.  DE  SERQUIGNY.  —  Dcux  places  quelcon- 
ques... 

MORSALIN.  —  Nous  n'en  donnons  pas. 

M.  DE  SERQUIGNY.  —  Ce  n'cst  pas  ce  qu'on 
m'avait  dit...  et,  d'après  la  chaleur,  je  suppo- 
sais... 

MORSALIN,  agacé.  —  Ah  ! 

M.  DE  SERQUIGNY.  —  Enfin,  monsicur...  je 
n'insiste  pas;  j'espère  être  plus  heureux  une 
autre  fois...  Si  vous  me  permettez  de  revenir... 


UN    SECRÉTARIAT.  205 

MORSALIN,     parcourant    des    lettres.    —    Oui... 
oui...  un  autre  jour. 
M.  DE  SERQuiGNY.  — Au  revoir,  monsieur... 

Il  sort. 

MORSALIN,  seul.  —  Je  n'aurai  jamais  le  temps 
de  signer  mes  billets. 

Une  porte  s'ouvre  derrière  Morsalin.  —  C'est  celle  du 
cabinet  directorial. 

LAFERNET,  passant  sa  tète.  —  Dites-donc,  Al- 
fred, vous  avez  envoyé  la  réclame  au  Paris- 
Cascade  ? 

MORSALIN.  — Je  m'en  occupe. 

LAFERNET.  Bon  ! 

La  porte  du  directeur  se  referme  —  l'autre  se  rouvre. 

UNE  VIEILLE  DAME  entrant,  suivie  d'une  jaune 
fille  laide,  chétive  et  mal  habillée.  ^ —  Avance,  mon 
enfant  ;  n'aie  pas  peur. 

MORSALIN,  levant  les  3'eux.  —  Qu'est-ce  que 
vous  demandez,  madame  ? 

LA  VIEILLE  DAME.  —  MonsicuT  Alfred  Mor- 
salin. 

MORSALIN.  —  C'est  moi. 

LA  VIEILLE  DAME.  —  Si  VOUS  voulcz  bien 
prendre  connaissance... 

Elle  lui  remet  une  lettre. 

MORSALIN,    parcourant  la  lettre  à  voix  basse.  — 


a66      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

a  Mon  cher  ami,  je   vous  recommande...   » 
(Haut.)  Eh  bien,  de  quoi  s'agit-il,  madame  ? 
Il  se  met  à  écrire. 

LA  VIEILLE  DAME.  —  Mon  Dieu  !  monsieur... 
j'ai  appris  que  vous  cherchiez  une  bonne  chan- 
teuse pour  votre  nouvelle  pièce  et  comme  nous 
avons  un  parent  qui  est  très  lié  avec  votre 
ami,  nous  l'avons  prié  de  vouloir  bien... 

MORSALiN.  —  Oui...  Vous  voudriez  faire 
engager  mademoiselle...  (La  regardant.)  c'est 
votre  fille  ? 

LA  VIEILLE  DAME.  —  C'est-à-dire,  elle  est 
comme  ma  fille...  c'est  moi  qui  l'ai  élevée... 
elle  est  la  fille  de  ma  sœur...  ses  parents  ayant 
perdu  toute  leur  fortune,  je  me  suis  chargée... 

MORSALIN.  —  Bon  !  bon  !  Où  a-t-elle  fait  ses 
études  ? 

LA  VIEILLE  DAME.  —  A  Amicus,  chcz  les 
sœurs  Saint- Joseph  de... 

MORSALIN.  —  Vous  uc  me  comprenez  pas.  Je 
vous  parle  de  ses  études  musicales...  Elle  n'a 
pas  été  au  Conservatoire  ? 

LA  VIEILLE  DAME.  —  Nou  !  mousicur...  je 
n'ai  pas  voulu;  c'est  trop  mêlé. 

MORSALIN,  riant.  —  Mais  ici  aussi  c'est  mêlé! 

LA  VIEILLE  DAME.  —  Oh!  ça  ue  fait  rien, 
monsieur,  elle  s'habituera...  Elle  a  déjà  joué 
et  chanté   en  public...  (Se  tournant  vers  la  jeune 


UN    SECRÉTARIAT.  267 

fille.)  Voyons,  chante  à  monsieur  cet  air  que 
tu  nous  as  dit  l'autre  jour...  tu  sais  bien? 
(Fredonnant.)  œ  Ah!  je  ris  de  me  voir  si  belle  en 
ce  miroir...  »  Va!  n'aie  pas  peur,  monsieur 
ne  te  n;angera  pas... 

LA  JEUNE  FILLE.  —  Mais  jc  n'ai  pas  ma  mu- 
sique ! 

LA  viEiLLEDAME.  —  Tu  n'en  as  pas  besoin... 
Allons,  va  ! 

LA  JEUNE  FILLE,  chantant  d'une  voix  aiguë  : 

a  Je -voudrais  bien  savoir  quel  était  ce  jeune  homme, 
»  Si  c'est  un  grand  seigneur  et  comment...  » 

MORSALIN,  se  retenant  de  rire.  —  Cela  suffit, 
mademoiselle...  Je  vois  ce  que  vous  savez 
faire. 

LA  VIEILLE  DAME.  —  Alors,  monsieuT,  vous 
l'engagez? 

MORSALIN,  même  jeu.  —  Oh!  pas  encore!... 
Les  engagements  ne  se  font  pas  si  vite. 

LA  VIEILLE  DAME.  —  Mais,  mousieur,  si  vous 
avez  besoin  en  ce  moment... 

MORSALIN.  —  Non,  madame...  notre  troupe 
est  au  complet...  Plus  tard,  je  ne  dis  pas... 
nous  verrons... 

LA  VIEILLE  DAME.  —  Est-ce  que  vous  ne 
pourriez  pas  nous  fixer  une  époque  ? 


268      SCÈNES    DE    LA  VIE    DE   THEATRE. 

MORSALiN.  —  C'est  bien  difficile...  Donnez- 
moi  toujours  votre  adresse...  on  vous  écrira. 

LA  VIEILLE  DAME,  à  la  jeune  fille.  —  Alice, 
donne  une  carte  à  monsieur. 

MORSALIN,  se  levant  et  prenant  la  carte.  -;-  Merci 
bien,  mademoiselle. 

LA  VIEILLE  DAME.  —  Vous  peusercz  à  nous, 
n'est-ce  pas,  monsieur? 

MORSALIN.  — Soyez  tranquille. 

LA  VIEILLE  DAME.  —  Allous-nous-en,  Alice... 
Monsieur,  je  vous  salue  bien. 

Elle  va  pour  entrer  chez  le  directeur. 

MORSALIN,  vivement.  — Non  !..  l'autre  porte  !.. 
à  votre  droite...  (Il  va  l'ouvrir  —  la  vieille  dame 
passe  devant  lui.)  Suivez  le  couloir...  c'est  cela. 

Il  va  pour  refermer  la  porte. 

UN  MONSIEUR ,  entrant.  —  Pardon  ! . . .  Monsieur 
le  secrétaire,  s'il  vous  plaît  ? 
MORSALIN.  —  Il  n'y  est  pas  ! 

LE  MONSIEUR,    surpris.  —  Mais... 

LOUIS,  accourant  derrière  le  monsieur  et  faisant 
des  signes  à  Morsalin.  —  Si!  c'est  M.  Lafernet 
qui  m'a  dit  de  vous  amener  monsieur...  Mon- 
sieur vient  réclamer  un  manuscrit. 

MORSALIN,  avec  humeur.  —  A  quel  nom,  mon- 
sieur? 

LE  MONSIEUR,  —  Urbain  Haudrian. 


UN    SECllÉTAR  lAT.  269 

MORSALix.  —  Comment  ? 
LE  MONSIEUR.  —  Haudrian...    par  une  H... 
H,  a,  u...  d,  r,  i,  a,  n...  Haudrian. 

MORSALIX,  cherchant  dans  un  répertoire.  — Je  ne 

vois  pas  ce  nom  là...  Quel  est  le  titre  de  la 
pièce  ? 

LE  MONSIEUR.  —  FiUppo  FratelU. 

MORSALiN.  —  Hein  ? 

LE  MONSIEUR,  détachant  chaque  S3llabe.  —  Fi~ 
lippo  FratelU. 

MORSALIX.  —  Ah  !  bon  ! 

Il  ouvre  un  carton  et  en  sort  une  pile  de  manuscrits. 

LE  MONSIEUR.  —  C'est  un  acte  en  vers...  de 
53  pages...  une  couverture  bleue...  (Se  précipi- 
tant sur  un  manuscrit.)  Tenez...  le  voilà...  (Il  le 
regarde.)  Ah  !  non  !  (Il  le  rejette  et  veut  en  prendre  un 
autre...)  C'est  peut-être  celui-là. 

MORSALIN.  —  Laissez-moi  chercher,  mon- 
sieur. 

Il  bouleverse  tous  les  cartons. 

LE  MONSIEUR,  inquiet.  —  Vous  devez  l'avoir, 
pourtant. 

MORSALIN.  —  Sans  doute...  à  moins  qu'il  ne 
soit  resté  chez  le  directeur. 

LE  MONSIEUR.  —  J'en  viens  ! 

MORSALIX.  —  Ou  chez  le  concierge. 

LE  MONSIEUR.  —  C'est  impossiblc...  Il  y  a 


270       SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

plus  d'un  an  que  je  l'ai  déposé...  Je  suis  déjà 
venu  trois  fois...  On  m'a  dit  qu'on  avait  dû  le 
lire. 

MORSALiN.  —  Enfin,  monsieur,  je  n'ai  pas  le 
temps  de  le  chercher  en  ce  moment-ci...  Si 
vous  voulez  bien  repasser... 

LE  MONSIEUR.  —  C'est  que  j'ai  aussi  une 
pièce  en  quatre  actes  :  BiancaLorbano...  Pour- 
riez-vous  voir... 

MORSALIN.  —  Non,  monsieur...  Je  n'ai  pas  le 
temps...  Repassez  ou  écrivez. 

LE  MONSIEUR.  —  Bien,  monsieur...  Je  repas- 
serai. 

Il  va  pour  entrer  chez  le  directeur. 

MORSALIN,  vivement.  — Non!  l'autre  porte... 
à  votre  droite. 

LE  MONSIEUR.  —  Ah  !  pardon  !.. 

Il  salue  et  sort. 

MORSALIN.  —  Il  faudra  que  je  fasse  enlever 
cette  porte-là  ! 

LOUIS.  —  Vous  n'oubliez  pas  mes  répon- 
ses, monsieur?  Le  couloir  est  déjà  plein  de 
monde. 

MORSALIN.  —  Attendez  un  peu...  Je  vous 
appellerai. 

Louis  se  retire.  Morsalin  signe  fiévreusement  une  quan- 
tité de  billets. 


UN    SECRETARIAT. 


ROSE  LYS,  montrant  sa  tète  dans  l'entre-baîllement 
de  la  porte.  —  Y  en  a-t-il pour  moi? 

MORSALiN. — Ah!  c'est  VOUS?...  Entrez  donc! 

11  se  lève  et  va  à  elle. 

ROSE  LYS.  —  Vous  savcz  que  je  viens  vous 
demander  une  foule  de  faveurs. 

MORSALIN,  riant.  —  En  échange  de  quoi? 
Il  lui  prend  les  mains. 

ROSE  LYS.  —  A  bas  les  pattes...  (Elle  le  pousse 
vers  son  bureau.)    Vojons,     dépêchez-VOUS...    Il 

me  faut  une  loge  ! 

MORSALIN,  prenant  un  air  grave.  —  Oh  !  oh  !  c'est 
beaucoup  ! 

ROSE  LYS,  câline..  —  Ah  !  voyons...  mon  pe- 
tit Alfred... 

MORSALIN,  vivement.  —  Alfred!...  Elle  m'a 
appelé  Alfred  !  !    . 

Il  la  lutine. 

ROSE  LYS.  —  Voulez-vous  finir  !... 

MORSALIN.  —  Un  baiser!...  un  baiser  en 
échange  de  la  loge  !  !..  (il  agite  le  coupon.  —  Rose 
Lys  s'en  empare  et  s'échappe.)  Ah!    scélérate,    va! 

Il  la  poursuit.  Rose  Lys  tourne  autour  des  meubles.  Il 
l'attrape. 

ROSE  LYS,  criant.  —  Voulez-vous  finir!... 
Laissez-moi...  Alfred  !...  Oh  !... 


O.'JOL      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

Pendant  cette  lutte,  un  monsieur  est  entré  dans  le  ca- 
binet. 

LE  MONSIEUR,  timidement.  —  Pardon  !  Je  VOUS 

dérange  peut-être  ? 

MGR  SALIN,  se  retournant  vivement.  —  Qu'est-ce 
que  vous  voulez  ? 

LE  MONSIEUR.  —  Excuscz-moi  si... 

Rose  Lys  s'esquive  en  riant. 
MORSALIN,    brusquement.  —    C'est     pour     des 

places?.. 

LE  MONSIEUR.  — Oui,  monsieur  ;  j'ai  osé  espé- 
rer... 

MORSALIN.  —  Des  places  pour  vous  '' 

LE  MONSIEUR.  — Pour  moi...  c'est-à-dire  pour 
les  miens,  car  personnellement... 

MORSALIN.  —  Enfin ,  vous  demandez  des 
places...  A  quel  titre? 

LE   MONSIEUR,  surpris.  —  Plaîtril  ? 

MORSALIN.  —  Je  VOUS  demande  à  quel  titre 
vous  venez  demander  des  places.  Vous  êtes 
journaliste? 

LE  MONSIEUR,  tressaillant. —  Oh!  non,  mon- 
sieur... nullement!  Je  n'ai  jamais  tenu  une 
plume,  et  je  serais  très  embarrassé  s'il  me 
fallait... 

MORSALIN.  —  Alors,  je  ne  puis  rien  vous 
donner... 


UN    SECRÉTARIAT.  273 

LE  MONSIEUR.  —  Pourtant,  M.  Gondinet 
m'avait  dit... 

MORSALiN.  —  C'est  M.  Gondinet  qui  vous 
envoie? 

LE  MONSIEUR.  —  Sans  doute!  autrement, 
vous  pensez  bien  que  je  ne  me  serais  pas 
permis... 

MORSALIN.  —  Bon!  (Il  s'assied  à  son  bureau.) 
Donnez-moi  votre  lettre...  (Le  monsieur  le  regarde 
d'un  air  étonné.)  Est-ce  que  M.  Gondinet  ne 
vous  a  pas  remis  de  lettre? 

LE  MONSIEUR.  —  Il  ne  m'a  rien  remis  du 
tout. 

MORSALIN,  furieux.  —  Qu'est- ce  que  vous  me 
dites,  alors? 

LE  MONSIEUR,  ahuri.  —  Quoi? 

MORSALIN,.  criant.  —  Vous  me  dites  que  c'est 
Gondinet  qui  vous  envoie. 

LE  MONSIEUR,  criant  plus  fort. —  Oui...  mais 
il  ne  m'a  pas  donné  de  lettre!...  Je  l'ai  vu  à 
Limoges...  nous  sommes  compatriotes...  Il 
m'a  dit  :  quand  vous  voudrez  des  places  de 
théâtre... 

MORSALIN.  —  Eh  bien,  que  M.  Gondinet  nous 
écrive! 

LE  MONSIEUR,  doucement.  —  Ah  !  il  faut  qu'il 
vous  écrive? 

MORSALIN.  —  Certainement!...  Vous  com- 


274       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

prenez,  monsieur,  je  ne  vous  connais  pas, 
moiî 

LE  MONSIEUR,  piqué.  — Ah!  pardon!,.,  je  ne 
croyais  pas  avoir  l'air  d'un  voleur... 

MORSALiN.  —  Je  ne  vous  dis  pas... 

LE  MONSIEUR.  —  Ma  famille  est  honorable- 
ment connue  à  Limoges,  et  si  vous  avez  besoin 
de  références... 

MORSALIN,  souriant.  —  Non,  monsieur;  seu- 
lement vous  comprenez  que  nous  ne  pouvons 
pas  donner  de  places  sur  une  demande  ver- 
bale; ce  ne  serait  pas  régulier. 

LE  MONSIEUR,  s'inclinant.  —  C'est  différent... 
Du  moment  que  vos  formes  administratives 
ne  vous  permettent  pas  de  procéder  autre- 
ment, je  ne  veux  pas  m'insurger... 

MORSALIN.  —  Priez  M.  Gondinet  de  vous 
remettre  un  mot. 

LE  MONSIEUR.  —  Mais  c'est  que  je  ne  le 
verrai  pas... 

MORSALIN.  —  Écrivez-lui. 

LE  MONSIEUR.  —  OÙ  Cela?  Je  n'ai  pas  son 
adresse!... 

MORSALIN.  —  Moi.  non  plus. 

LE  MONSIEUR.  —  Alors,  Comment  faire? 

MORSALIN,  s'échauffant.  —  Faites  ce  qu'il  vous 
plaira.  Qu'est-ce  que  vous  voulez  que  je  vous 
dise,  moi? 


UN    SECRETARIAT. 


LE  MONSIEUR,  très  doux.  —  Pardon,  mon- 
sieur... Je  vois  que  nous  ne  nous  entendons 
pas...  je  comprends,  j'excuse  votre  irritation... 

MORSALiN.  —  Monsieur  ! 

LE  MONSIEUR.  —  Mais  veuillez  vous  mettre 
un  instant  à  ma  place...  Croyez-vous  que  je 
sois  bien  aise  de  ne  pas  avoir  de  billets,  alors 
qu'on  m'en  a  formellement  promis  ?... 

MORSALIN.  —  Ça  ne  me  regarde  pas  ! 

LE  MONSIEUR.  —  Comment!  le  service  des 
billets  ne  vous  regarde  pas  ?. . .  Vous  n'êtes  donc 
pas  secrétaire? 

MORSALiN,  furieux.  —  Si,  monsieur  ;  mais  je 
ne  suis  pas  obligé  de  vous  faire  compren- 
dre... 

LE  MONSIEUR.  —  Vous  ne  pouvez  pas  me 
donner  un  simple  renseignement?...  Je  ne  vous 
demande  pas  autre  chose...  je  vous  prie  de 
me  faire  savoir... 

MORSALIN.  —  Ah!  tenez,  monsieur...  finis- 
sons-en. Qu'est-ce  qu'il  vous  faut? 

LE  MONSIEUR.  —  Je  vcux  savoir  où  de- 
meure... 

MORSALIN,  criant.  — Mais  non!  je  vous  de- 
mande combien  il  vous  faut  de  places. 

LE  MONSIEUR.  —  Ah!  (Il réfléchit.)  Ce  que  vous 
voudrez. 

MORSALIN,  signant  un  billet  avec  rage.  —  Tenez! 


a-j6      SCÈNES  DE  LA  VIE  DE  THEATRE. 

LE  MONSIEUR.  —  MonsieuT,  je  vous  prie 
d'agréer  mes  sincères  remerciements. 

MORSALiN.  —  Oui...  Bonjour! 

LE  MONSIEUR.  —  J'ai  bien  l'honneur  de  vous 
saluer. 

Il  sort. 

CHAUDFROiD,  entrant.  —  Eh  bien,  me  voilà...  . 
Es-tu  prêt? 

MORSALIN.  —  Une  minute!...  (Il  continue -à 
signer  sas  billets.) 

CHA  uDFRoiD,  le  regardant.  —  J'^spère  ! ...  Il  y  en 
a  aujourd'hui! 

MORSALIN,  —  Hélas!  (Il  sonne.  —  Louis  entre.). 
Tenez,  voilà  vos  réponses. 

LOUIS.  —  Mais  c'est  que  j'ai  d'autres  Tel- 
tres...  '  ' 

MORSALIN.  —  Trop  tard... 

LOUIS.  —  En  voici  une  qu'on  m'a  recom- 
mandée Spécialement...  c'est  d'un  journal. 

MORSALIN.    —   Voyons!   (Il  décacheté  la  lettre.) 

a  Le  Moniteur  de  la  Savonnerie...  »  (La déchi- 
rant.) Qu'il  se  fouille  ! 

LOUIS.  —  El  il  y  a  plusieurs  personnes  qui 
demandent  à  vous  voir, 

MORSALIN.  —  Je  suis  parti. 

LOUIS.  —  La  grosse  dame  d'hier  est  revenue. 

MousALiN. —  La  grosse  dame!  (A Chaudfroid.) 
Filons! 


UN    SECRETARIAT. 


LOUIS.  —  Elle  va  vous  arrêter  au  passage. 

CHAUDFROiD.  —  Passc  par  chez  L^fernet  !  (Il 
ouvre  la  porte.)  Tiens  !  il  n'y  est  pas...  Dépê- 
chons-nous ! 

MORSALix.  —  Attends  un  peu...  (Il  court  à  son 
armoire-toilette,  —  se  ravisant.)  Ah!  bah!  tant  pis! 
Je  me  laverai  les  mains  chez  Brébant. 

Ils  disparaissent.  —  Au  même  moment,  l'autre  porte 
s'ouvre,  et  la  grosse  dame  vient  tomber  dans  les 
bras  de  Louis.  —  Tableau. 


it) 


PLUMAGEOT  coxNtre  LAFERNET 


Huit  heures  sonnaient  chez  la  petite  Flore, 
c'est-à-dire  qu'il  était  près  de  midi,  —  la  pen- 
dule retardait  comme  toujours,  —  lorsque 
Géraldine  vint  réveiller  sa  maîtresse. 

—  Qu'est-ce  que  c'est?  fit  la  petite  Flore  en 
se  dressant  d'un  bond  sur  son  lit. 

Géraldine  lui  tendit  un  papier  plié  en  quatre. 

—  Madame...  c'est  ça. 

La  petite  Flore  prit  le  papier. 

—  Quoi,  ça?         • 
Et  elle  lut  : 

a  Extrait  des  minutes  du  greffe  du  Tribunal 
civil  de  première  instance  du  département  de 
la  Seine,  séant  au  Palais  de  Justice  à  Paris. 
—  République  Française  —  Au  nom  du  peuple 
Français...  » 

La  petite  Flore  regarda  Géraldine  : 


•iSo      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 


—  C'est  pour  cela  que  tu  me  réveilles?... 

—  Mais  madame... 

—  Je  ne  m'en  fiche  pas  mal,  du  peuple  Fran- 
çais. Tiens!  voilà  ce  que  je  lui  dis,  au  peuple 
Français!... 

Et  avec  un  geste  d'épaule  adorable,  la  petite 
Flore  se  replongea  sous  sa  couverture. 

Géraldine  avait  ramassé  le  papier  tombé  à 
terre. 

—  Madame,  dit-elle,  vous  avez  tort,  c'est 
sérieux...  c'est  une  signification... 

La  petite  Flore  qui  s'était  tournée  du  côté 
de  l'alcôve  se  redressa  de  nouveau  : 

—  Ah!  ça!  veux-tu  me  laisser  dormir? 

—  Bien!  bien!  comme  vous  voudrez...  je 
dirai  au  monsieur  qu'il  s'en  aille,  voilà  tout. 

—  Quel  monsieur? 

—  Celui  qui  a  apporté  la  signification. 

—  L'huissier? 

—  Oh!  non!  ce  n'est  pas  un  huissier...  il  est 
trop  bien!  C'est  un  homme  d'une  cinquantaine 
d'années,  très  comme  il  faut...  Il  paraît  qu'il 
a  absolument  besoin  de  vous  voir...  dans  vo- 
tre intérêt...  je  lui  ai  dit  que  vous  ne  receviez 
pas...  alors,  il  m'a  dit  :  remettez-lui  ce  papier; 
elle  comprendra. 

—  Je  comprends  qu'il  t'a  promis  vingt  francs 
et  que  tu  ne  veux  pas  les  perdre... 


PLUMAGEOT    CONTRE     LAFERNET.       sSl 

—  Oh  !  madame  ! 

—  Enfin!  ça  m'est  égal...  je  suis  réveillée, 
maintenant.  Donne-moi  mon  peignoir. 

Et  la  petite  Flore  sauta  à  bas  du  lit. 

Mettre  ses  pantoufles,  endosser  son  pei- 
gnoir, passer  dans  son  cabinet  de  toilette  et 
revenir  toute  parfumée  et  poudrée,  fut  pour 
elle  l'affaire  d'un  instant. 

Cinq  minutes  après,  Géraldine  introduisait 
dans  un  boudoir  orange  et  bleu  le  monsieur 
que  sa  maîtresse  consentait  à  recevoir. 

—  Excusez  moi,  mademoiselle,  dit  celui-ci 
en  entrant,  de  me  présenter  chez  vous  d'aussi 
bonne  heure;  mais  il  s'agit  d'une  affaire  qui 
vous  intéresse  tout  particulièrement;  voici 
ma  carte. 

La  petite  Flore  prit  la  carte,  y  jeta  les  yeux 
et  aussitôt  : 

—  Je  m'en  doutais!  s'écria-t-elle  d'une  voix 
vibrante. 

Le  monsieur  la  regardait  avec  étonnement. 

—  Ah  !  vous  êtes  monsieur  Tabourel,  huis- 
sier?... Très  bien  joué!  Mais  vous  perdez  votre 
temps,  mon  cher...  tout  le  mobilier  est  au 
nom  de  ma  mère...  ainsi,  bonsoir! 

Et  faisant  un  demi-tour,  elle  se  dirigea  vers 
la  porte. 
Tabourel  l'arrêta. 

16. 


282      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Vous  VOUS  trompez,  fit-il  en  souriant, 
je  ne  viens  pas  pour  saisir  votre  mobilier. 

—  Pour  quoi,  alors? 

—  Je  vous  apporte  une  simple  signification... 
— Ah!...  vous  voyez  bien! 

— ■  Attendez-doncl...  et  quelques  conseils 
qui  ne  vous  seront  peut-être  pas  inutiles. 

Ce  mot  de  «  conseils  »  rappela  la  petite 
Flore  au  sentiment  de  la  situation.  Du  mo- 
ment qu'on  ne  venait  pas  pour  la  saisir,  elle 
n'avait  pas  besoin  de  crier. 

—  Monsieur,  dit-elle  en  prenant  un  air  di- 
gne, je  vous  remercie,  mais  ie  ne  m'explique 
pas  à  quel  titre... 

Elle  s'arrêta,  marquant  bien  que  le  sens  du 
discours  était  suspendu,  précisément  comme 
dans  un  lever  de  rideau  où  elle  avait  eu  à  dire 
la  même  phrase  :  a  Je  ne  m'explique  pas  à  quel 
titre...  » 

Et  elle  attendait  que  son  interlocuteur  l'inter- 
rompît, toujours  comme  dans  le  lever  de  rideau. 

Heureusement  pour  elle,  l'huissier  avait  la 
repartie  prompte. 

—  A  titre  d'admirateur,  répliqua-t-il;  je  vous 
ai  applaudie  assez  souvent,  mademoiselle, 
pour  que  vous  ne  vous  étonniez  pas  de  la 
sympathie  que  vous  m'inspirez  comme  ar- 
tiste... et  comme  femme. 


PLUMAGEOT    CONTRE    LAFERNET.       283 

Ces  mots  prononcés  avec  l'accent  d'une  con- 
viction profonde  désarmèrent  la  petite  Flore. 

—  C'est  différent,  fit-elle;  du  moment  que 
vous  ne  me  prenez  pas  pour  la  première  venue. . . 

—  Oh!  mademoiselle  !... 

—  Mettez- vous  là  et  causons  :  qu'est-ce  que 
vous  vouliez  me  dire  avec  votre  signification  ? 

La  petite  Flore  s'était  jetée  sur  un  divan. 
L'huissier  s'assit  à  côté  d'elle. 

—  Je  voulais  d'abord  vous  engager  à  en 
prendre  connaissance. 

—  A  quoi  bon  ?  ça  vient  encore  de  cette 
vieille  canaille  de  Lafernet, n'est-ce  pas?  Voilà 
trois  mois  qu'il  me  scie  avec  ses  papiers  tim- 
brés... il  peut  bien  m'en  envoyer  tant  qu'il 
voudra  ;  ce  n'est  pas  cela  qui  me  décidera  à 
prendre  son  rôle  !.. 

—  C'est  possible;  mais  en  attendant  M.  La- 
fernet a  obtenu  un  jugement  contre  vous. 

—  Un  jugement  !...  quel  jugement  ? 

—  Celui  que  je  viens  vous  signifier.  Vous 
n'avez-donc  pas  compris  ?...  Vous  avez  été 
condamnée. 

La  petite  Flore  fit  un  soubresaut. 

—  Moi  !  condamnée  ?...  Elle  est  forte,  celle- 
là  !  Et  par  qui  ?  et  pourquoi? 

—  Condamnée  par  défaut...  Vous  n'avez  pas 
compara...  il  fallait  comparaître... 


284      SCÈNES    DE    LA   VIE    DE    THEATRE. 

—  Pour  me  trouver  face  à  face  avec  cet 
exploiteur  de  femmes?  Il  n'y  a  pas  de  danger! 
Je  le  lui  ai  dit  à  lui-même  :  Allez  devant  la 
justice,  si  ça  vous  plaît...  ce  n'est  pas  moi  qui 
vous  y  suivrai...  Ah!  mais  non!  par  exem- 
ple !...  Ah!  mais  non!... 

La  petite  Flore  était  très  montée;  elle  tré- 
pignait, elle  s'agitait...  Tabourel  lui  prit  les 
mains. 

—  Calmez- vous,  lui  dit-il,  et  écoutez-moi. 
Il  faut  d'abord  que  vous  connaissiez  le  juge- 
ment rendu  contre  vous...  Voulez- vous  que  je 
vous  donne  lecture  des  attendus  ? 

La  petite  Flore  n'était  pas  encore  calmée. 
— Lisez-moi  tout  ce  que  vous  voudrez  !  fit-elle. 
Et  entre  ses  dents,  pensant  toujours  à  son 
directeur  : 

—  Horreur  d'homme,  va  ! 
Tabourel  commença  sa  lecture  : 

«  Entre  Jean  Etienne  Lafernet,  directeur 
du,  etc.. 

»  Et  Zoé -Florentine  Plumageot,  dite  Flore, 
artiste  dramatique,  demeurant,  etc. 

»  Le  tribunal,  etc.. 

»  Après  en  avoir  délibéré,  etc.,  etc. 

»  Attendu  qu'aux  termes  d'un  acte  sous  seing 
privé  en  date  du  i"  octobre  1877,  Zoé  Pluma- 
geot s'est  obligée  envers  Lafernet  à  jouer  en. 


PLUMAGEOT    CONTRE    LAFERXET.       285 

chef,  en  double,   en  partage  ou  en  remplace- 
ment...  » 

—  Cen'est  pas  vrai,  jamais  en  remplacement! 

—  Laissez-moi  lire  !... 

—  Je  n'ai  jamais  joué  en  remplacement  et 
on  ne  m'y  forcera  pas...  ah  !  mais  non  ! 

L'huissier  reprit  : 

a  ...  En  remplacement  et  deux  fois  par  jour 
au  besoin  (matinée  et  soirée)... 

—  Pourquoi  pas  la  nuit  aussi  ?  Pendant 
qu'on  y  est,  on  peut  me  forcer  à  jouer  la  nuit! 

—  De  grâce,  mademoiselle... 

—  Allez  !  allez  ! 

«...  Dans  la  compagnie  du  théâtre  des  Fan- 
taisies-Comiques, tous  les  rôles  anciens  et  nou- 
veaux qui  lui  seront  distribués,  sans  en  pou- 
voir refuser  aucun,  sous  quelque  prétexte 
que  ce  soit,  et  à  paraître  dans  toute  les  céré- 
monies, dans  toutes  les  pièces  à  spectacle...  » 

—  Ah  !  elles  sont  jolies,  leurs  pièces  à  spec- 
tacle!... 

«...Lorsqu'elle  en  sera  requise;  » 

—  Dit-on  aussi  qu'il  faut  se  mettre  à  moitié 
nue  ? 

<t  Attendu  qu'elle  s'est  également  obligée  à 
assister  à  toutes  les  répétitions  et  â  se  confor- 
mer à  tous  les  usages  du  théâtre  et  à  tous  les 
règlements... 


286       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Comment  donc  !  mais  tout  de  suite  ! 

a  Attendu  qu'aux  termes  du  même  contrat 
les  parties  se  sont  soumises  à  l'exécution  de  cet 
engagement  pendant  toute  sa  durée,  à  peine 
d'une  indemnité  de  dix  mille  francs,  stipulée 
à  titre  de  dédit,  sans  que  la  fixation  de  cette 
indemnité  pût  être  regardée  comme  commina- 
toire ni  être  modérée  sous  aucun  prétexte...  s> 

—  Allez  toujours  ! 

oc  Attendu  que  Zoé  Plumageot  a  refusé  d'exé- 
cuter ledit  contrat,  en  n'acceptant  pas  le  rôle 
qui  lui  était  dévolu  dans  la  pièce  intitulée  le 
Trou  de  la  serrure.  ^ 

—  Je  crois  bien  !  dix  lignes  et  pas  de  costume  ! 

«  Qu'il  est  établi  qu'après  avoir  été  régu- 
lièrement convoquée  aux  répétitions  de  cette 
pièce,  par  les  lettres  d'avis  ordinaires  et  par 
une  sommation  en  date  du  1 3  janvier  1870,  elle 
a  persisté  à  ne  pas  vouloir  s'y  rendre...  » 

—  Tiens  !  parbleu  ! 

a  Qu'ainsi  Zoé  Plumageot  n'a  pas  exécuté 
l'engagement  par  elle  contracté;  que  dès  lors 
Lafernet  est  fondé  à  demander  l'application 
de  l'article  i5  dudit  engagement  dont  les  clau- 
ses ont  été  ci-dessus  mentionnées...  » 

—  Dites  donc  !  est-ce  que  vous  en  avez  en- 
core pour  longtemps  ? 

—  J'ai  fini  : 


PLUMAGEOT    CONTRE    LAFERNET.       287 

a  Attendu  que  d'ailleurs  l'indemnité  lixée  à 
titre  de  dédit  par  ledit  article  n'a  rien  d'exa- 
géré dans  l'espèce...  » 

—  Non  !  presque  rien  ! 

a  Qu'en  effet  le  refus  de  Zoé  Plumageot  a 
eu  pour  résultat  de  retarder  la  représentation 
de  la  pièce  mise  à  l'étude... 

—  Ils  veulent  dire  :  de  retarder  le  four  ! 

a  Que  Lafernet  a  dû  engager  spécialement 
pour  remplir  le  rôle  destiné  à  Zoé  Plumageot 
une  autre  artiste...  » 

—  Ah!  parlons-en,  de  celle-là  ! 

ce  Dont  il  a  été  obligé  de  subir  les  conditions 
onéreuses...  » 

—  Oui,  trente  francs  par  mois... 

a  Attendu,  en  conséquence,  que  la  demande 
de  Lafernet  est  de  tous  points  fondée  ; 

»  Par  ces  motifs  : 

»  Donne  défaut  contre  Zoé  Plumageot, 

»  Et  la  condamne  à  payer  à  Lafernet  à  titre 
de  dommages-intérêts,  pour  le  préjudice  à  lui 
causé,  la  somme  de  dix  mille  francs  avec  les 
intérêts  à  partir  du  jour  de  la  demande, 

»  Et  la  condamne  aux  dépens,  d 

—  C'est  tout? 

«  Ainsi  jugé  et  prononcé  à  l'audience  de  la 
première  chambre  du  tribunal  civil  de  la 
Seine,  tenue  publiquement...  » 


288       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Ah  !  non  !  assez  !...  Je  vous  dispense  du 
reste. 

La  petite  Flore  s'était  levée. 
Tabouret,  toujours   assis   sur  le  divan,  se 
tourna  vers  elle  : 

—  Vous  vous  en  allez?  dit- il. 

—  Ce  n'est  donc  pas  fini  ? 

—  C'est  fini...  si  vous  voulez.  Acceptez-vous 
le  jugement? 

—  Qu'est-ce  que  j'aurai  à  faire,  si  je  l'ac- 
cepte ? 

—  Vous  aurez  à  payer  dix  mille  francs...  et 
les  frais. 

La  petite  Flore  eut  un  beau  mouvement  : 

—  Eh  bien,  voilà  tout!  on  les  leur  paiera, 
leurs  dix  mille  francs,  et  dix  mille  sous  avec,  si 
ça  leur  fait  plaisir  !  Ce  serait  malheureux 
qu'une  femme,  dans  ma  position,  n'eût  pas  le 
moyen  de  les  trouver,  ces  dix  mille  francs; 
j'en  trouverai  vingt,  j'en  trouverai  trente... 

—  C'est  différent,  fit  Tabourel,  je  n'ai  plus 
qu'à  me  retirer.  J'avais  espéré  pour  vous  que 
vous  feriez  opposition  ou  que  vous  en  appelle- 
riez, et  j'aurais  été  heureux  de  vous  servir  en 
cette  circonstance... 

—  Vous  êtes  bien  aimable... 

—  Mais  puisque  vous  préférez  vous  acquit- 
ter envers  M.  Lafernet... 


PLUMAGEOT  CONTRE  LAFERNET.   28;) 

La  petite  Flore  bondit  : 

—  Je  ne  lui  dois  rien  ! 

—  Permettez  !  vous  lui  devez  actuellement 
dix  mille  francs... 

—  Dix  mille  claques  !...  Payer  un  sou  à  cet 
homme-là?  vous  ne  le  voudriez  pas  ! 

—  Vous  venez  de  me  dire  que  vous  con- 
sentiez. 

—  Jamais  de  la  vie  ! 

—  Vous  acceptez  le  jugement.  . 

—  Je  l'accepte,  quant  aux  juges...  Je  leur 
paierai  tout  ce  qu'il  faudra,  aux  juges;  ils  ne 
sont  pas  au  courant  de  l'affaire,  ils  ont  cru  tout 
ce  qu'on  leur  racontait...  je  ne  leur  en  veux 
pas.  Mais  quant  à  Lafernet,  je  lui  dis  :  Flûte  ! 

—  Vous  oubliez  que  le  jugement  est  rendu 
en  sa  faveur... 

—  Je  m'en  moque  bien,  de  son  jugement.  Il 
peut  s'en  faire  des  faux- cols... 

—  Alors,  vous  ne  paierez  pas? 

—  Certainement  non  ! 

—  Nous  sommes  d'accord. 
Et  Tabourel  se  rassit. 

—  Voyons,  fit-il,  causons  sérieusement. 
Voulez-vous  faire  opposition  ? 

Et  comme  la  petite  Flore  ne  comprenait 
pas,  il  lui  expliqua  que  le  jugement  ayant  été 
rendu  par  défaut,  elle  était  en  droit  de  faire 

17 


ago      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

revenir   la  cause    devant    les  mêmes    juges. 

—  A  quoi  bon?  répliqua  la  petite  Flore;  si 
ce  sont  les  mêmes  juges,  ils  rejugeront  de  la 
même  façon. 

Sur  cette  réflex  ion,  qui  indiquait  que  la  petite 
Flore  commençait  à  se  rendre  compte  de  sa 
situation,  Tabourel  la  mit  au  courant  de  la 
marche  à  suivre  pour  interjeter  appel  du  juge- 
ment rendu.  Il  fallait  laisser  passer  les  délais 
d'opposition  et  constituer  un  avoué,  chez  lequel 
la  petite  Flore  élirait  domicile. 

Cette  perspective  la  fit  rire. 

—  Moi  !  aller  m'installer  chez  un  homme  que 
je  ne  connais  pas?  Je  vous  trouve  encore  drôle, 
vous!...  Enfin,  ça  m'est  égal;  j'irai  tout  de 
même,  si  le  prince  y  consent. 

Tabourel  eut  quelque  peine  à  lui  faire  com- 
prendre qu'il  s'agissait  d'un  domicile  purement 
fictif. 

—  Tant  pis,  dit-elle,  ça  m'aurait  amusée. 
Pour  le  second  point,  le  choix  d'un  avocat, 

la  petite  Flore  n'hésita  pas  un  instant  et  de- 
manda à  Tabourel  quel  était  le  meilleur  avo- 
cat. C'était  celui  qu'elle  voulait  prendre. 

Là  encore,  il  fallut  lui  expliquer  qu'il  n'y 
avait  pas  de  «  meilleur  avocat  »,  que  ces  mes- 
sieurs étaient  tous  aussi  bons  les  uns  que  les 
autres  et  que  la  seule  distinction  à  établir  entre 


PLUMAGEOT  CONTRE  LAFERNET.   291 

eux  consistait  dans  le  nombre  plus  ou  moins 
grand  de  leurs  affaires.  Ceux  qui  étaient  très 
occupés  se  faisaient  payer  très  cher;  les  autres 
étaient  moins  exigeants  ou  ne  l'étaient  pas  du 
tout. 

—  Mais,  au  fait,  dit  la  petite  Flore,  j'en  con- 
nais, des  avocats! 

—  Vous  devez  en  connaître. 

—  Ce  monsieur  que  je  vois  toujours  chez 
Blanche  d'Annecy,  c'en  est  un,  je  crois? 

—  Comment  s'appelle-t-il  ? 

—  Albert! 

—  Albert...  quoi? 

—  Attendez  donc  !  Elle  m'a  dit  son  nom  une 
fois...  c'est  un  nom  d'oiseau...  Moineau... 
Rossignol...  Pinson...  Ah!  Loriot!...  c'est 
cela!...  Albert  Loriot. 

—  Ah!  oui...  le  secrétaire  de  M.  Gallier. 

—  Est-ce  que  je  peux  le  prendre  pour  avocat? 

—  Albert  Loriot?...  Si  vous  voulez.  Il  est 
jeune,  ardent,  plein  d'enthousiasme...  il  dé- 
fendra une  jolie  femme!...  Eh!  Eh!  savez-vous 
qu'on  va  loin  avec  cela  ! 

Et  Tabourel,  qui  s'était  rapproché  tout  en 
causant,  saisit  la  taille  de  la  petite  Flore. 

Celle-ci  se  recula. 

— Dites  donc  !  dites  donc  !  vous  !  Tenez-vous 
un  peu,  s'il  vous  plaît  ! 


aga     SCENES  de  la   vie  de  théâtre. 

—  Je  me  tiens  parfaitement.  Comment  !  voilà 
une  heure  que  je  suis  là  à  ne  m'occuper  que  cïe 
vos  intérêts... 

—  Eh  bien,  occupez-vous-en  encore;  sinon... 

—  Ça  suffit,  chère  amie,  on  sera  sage. 
La  petite  Flore  se  rapprocha, 

—  Alors  je  vais  écrire  à  M.  Loriot  de  venir 
me  voir? 

—  Ah!  mais  non!  un  instant!...  on  ne  fait 
pas  venir  les  avocats  chez  soi,  on  va  chez  eux. 

—  Quelle  bêtise  !... 

—  C'est  la  règle. 

—  Eh  bien,  alors,  pourquoi  vient-il  chez 
Blanche  d'Annecy? 

—  C'est  différent  :  Blanche  d'Annecy  n'est 
pas  une  cliente;  c'est  plutôt  lui  qui... 

—  Taisez-vous  donc,  mauvaise  langue! 

—  Je  ne  dis  rien. 

Et  Tabourel  baisa  les  mains  de  la  petite  Flore. 


II 


Quelque  temps  après,  l'affaire  Plumageot 
contre  Lafernet  était  distribuée  au  rôle  de  Ja 
quatrième  chambre  de  la  cour. 

La  petite  Flore  avait  suivi  les  conseils  de 
Tabourel  et    tout   entière  au   procès  qu'elle 


PLUMAGEOT  CONTRE  LAFERNET.  Ig3 

poursuivait,  elle  était  en  consultations  perpé- 
tuelles avec  son  avocat  et  son  avoué. 

On  ne  la  trouvait  plus  chez  elle.  Ses  amis 
s'en  plaignaient.  Le  prince  était  particulière- 
ment malheureux.  Il  s'était  présenté  plusieurs 
fois  à  l'entresol  de  la  rue  Prony  et  Géraldine 
avait  toujours  dû  répondre  : 

—  Madame  est  chez  son  avoué. 
Ou: 

—  Madame  est  chez  son  avocat. 

Et  le  fait  est  que  la  petite  Flore  donnait  peu 
de  répit  à  maître  Laiguillon  et  à  maître  Loriot. 

A  maître  Loriot,  surtout. 

Il  y  avait  même  eu  à  ce  propos  une  scène 
assez  vive  entre  la  jeune  plaideuse  et  son  amie 
Blanche  d'Annecy. 

Celle-ci,  étant  venue  un  jour  chez  l'avocat, 
n'ayait  pas  été  reçue. 

—  Monsieur  est  avec  un  client,  avait  dit  le 
domestique. 

La  présence  de  ce  client  étonna  Blanche,  qui 
eut  la  curiosité  d'attendre  dans  sa  voiture  la 
fin  de  la  consultation. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  le  client  descen- 
dit et  Blanche  reconnut  son  amie  Flore. 

Dispute,  explications...  Ces  dames  remon- 
tèrent chez  l'avocat  où  la  scène  ne  se  termina 
que  grâce  à  l'intervention  d'un  jurisconsulte 


194       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

ami  de  Loriot.  Le  jurisconsulte  affirma  à 
Blanche  d'Annecy  que  les  règles  de  l'ordre 
avaient  seules  empêché  son  confrère  de  la 
recevoir  pendant  que  Flore  était  là...  et,  en 
signe  de  réconciliation,  ils  allèrent  dîner  tous 
les  quatre  au  restaurant. 

Cette  aventure  ne  ralentit  pas  le  zèle  de  la 
plaideuse.  Non  contente  d'avoir  eu  des  entre- 
tiens fréquents  avec  son  conseil,  elle  voulut 
conférer  aussi"  avec  l'avocat  de  son  adversaire 
M^  Cabarraud. 

Ce  fut  en  vain  qu'on  l'engagea  à  s'abstenir 
d'une  démarche  qui  semblait  pour  le  moins 
déplacée. 
La  petite  Flore  ne  voulut  pas  en  démordre  : 
—  Je  le  connais,  s'écria-t-elle,  ce  monsieur 
Cabarraud.  Il  vient  souvent  au  foyer  et  il  est 
toujours  très  aimable  avec  moi...  L'autre  jour 
encore,  il  m'a  dit  que  je  ressemblais  à  la  Nema 
d'Yomède  ! 
(Pour  les  profanes  :  Vénus  Anadyomène.) 
M**  Cabarraud  était,  en  effet,  un  habitué  du 
théâtre  des  Fantaisies -Comiques  et  de  bien 
d'autres  théâtres.  Il  ne  manquait  pas   une 
première  représentation  et  les  chroniqueurs, 
qui  l'avaient  cité  pendant  longtemps  au  nom- 
bre des  a  personnalités  »  présentes  à  ces  fêtes, 
avaient  fini  par  le  comprendre  dans  la  foule 


PLUMAGEOT    CONTRE    LAFERXET.       ac)^ 

de  ceux  qu'on  ne  nomme  plus.  Il  faisait  partie 
du  «  Tout  Paris  obligatoire  ». 

M^  Cabarraud  était  l'avocat  des  directeurs. 

Il  avait  dû  souvent  plaider  pour  eux,  et  cette 
situation  jetait  une  certaine  réserve  dans  les 
rapports  qu'il  entretenait  avec  les  artistes. 
Toujours  gracieux,  d'ailleurs,  et  galant  au  be- 
soin, M''  Cabarraud  ne  craignait  pas  de  s'ar- 
rêter quelquefois  dans  les  coulisses,  et  c'est 
ainsi  que  la  petite  Flore  avait  eu  l'occasion  de 
causer  avec  lui. 

Elle  n'hésita  donc  pas  à  venir  le  trouver. 

Le  premier  mot  de  la  petite  Flore  en  en- 
trant dans  le  cabinet  de  l'avocat  fut  celui-ci  : 

—  Tiens  !  c'est  gentil  chez  vous  ! 

M"  Cabarraud  ne  répondit  à  cette  exclama- 
tion que  par  un  froid  salut,  et  désigna  un  fau- 
teuil à  la  visiteuse. 

Celle-ci  aborda  résolument  l'entretien  : 

—  Vous  savez  ce  qui  m'amène?  fit-elle. 

—  Non,  mademoiselle. 

—  Comment!  reprit  la  petite  Flore,  vous  ne 
savez  pas  que  je  plaide  contre  mon  directeur? 

—  Si  fait. 

—  Eh  bien  !  alors? 

M^  Cabarraud  la  regarda. 

—  Alors...  quoi? 

La  petite  Flore  commençait  à  s'animer. 


■J.()6      SCÈ'NES    DE    I.A    VIE    DE    THEATRE. 

—  Vous  ne  devinez  pas  que  je  viens  m'en- 
tendra avec  vous! 

—  A  quel  sujet,  mademoiselle? 

—  Au  sujet  de  mon  affaire,  parbleu  !  Vous  la 
connaissez  bien...  c'est  vous  qui  avez  plaidé 
devant  le  tribunal,  où  vous  m'avez  même  un 
peu  abîmée,  à  ce  qu'il  paraît! 

—  Mais,  mademoiselle... 

—  Oh  !  je  ne  vous  en  veux  pas  !...  Ce  vieux 
menteur  de  Lafernet  vous  avait  raconté  la 
chose  à  sa'  façon,  et  comme  dit  le  proverbe  : 
qui  n'entend  qu'une  cloche...  C'est  pour  cela 
que  je  viens  vous  voir;  on  vous  a  dit  le  pour, 
je  vais  vous  dire  le  contre... 

M°  Cabarraud  sourit  finement. 

—  Pardon,  mademoiselle...  ceci  regarde 
votre  avocat... 

—  Je  le  sais  bien,  seulement... 

—  Je  suis  l'avocat  de  votre  adversaire... 

—  Qu'est-ce  que  ça  fait  ? 

—  Ça  fait  beaucoup.  Mon  devoir  m'interdit... 

—  Quoi?  d'être  mis  au  courant  de  l'affaire? 
Je  veux  vous  mettre  au  courant,  voilà  tout; 
vous  n'étiez  pas  à  la  lecture  :  vous  ne  savez 
pas  ce  qui  s'est  passé  ! 

—  Pardon!  je  sais... 

—  Connaissez- vous  seulement  le  rôle?  vous 
l'a-t-on  montré,  le  rôle  ? 


PLUMAGEOT    CONTRE    LAFERNET.       297 

—  Je  n'ai  pas  besoin... 

— Ah!  voilà!  on  ne  vous  l'a  pas  montré!...  et 
on  viendra  dire  que  je  suis  forcée  de  le  jouer 
quand  même...  on  parlera  de  mon  engage- 
ment... comme  si  tout  le  monde  ne  savait  pas 
que  les  engagements  ne  signifient  rien...  c'est 
rempli  de  choses  impossibles;  on  vous  dit  qu'il 
faut  être  là  tous  les  soirs,  même  quand  on  ne 
joue  pas,  qu'on  n'a  pas  le  droit  d'être  malade 
sans  prévenir...  des  bêtises,  quoi!  on  n'y  fait 
même  pas  attention...  et  aujourd'hui  on  vient 
vous  dire  :  œ  Vous  ne  pouvez  pas  ceci,  vous 
ne  pouvez  pas  cela...  »  c'est  trop  ridicule,  à  la 
fin!... 

La  petite  Flore  avait  débité  toute  cette  ti- 
rade sans  prendre  haleine. 

Quand  elle  s'arrêta,  n'en  pouvant  plus,  l'a- 
vocat parla  à  son  tour. 

—  Mademoiselle,  fit-il  avec  le  plus  grand 
calme,  je  vous  répète  que  je  suis  Tavocat  de 
M.  Lafernet;  les  règles  de  mon  ordre,  autant 
que  les  plus  simples  convenances,  m'interdi- 
sent donc  de  vous  entendre  plus  longtemps. 

Le  ton  froid  de  M''  Cabarraud  déconcerta 
un  peu  la  pauvre  Flore.  Elle  voulut  réagir,  et, 
avec  de  petites  mines  d'enfant  : 

—  Ta!  ta!  ta!  ta!  c'est  très  joli  tout  ce  que 
vous  dites  là,  mais  ce  n'est  pas  sérieux... 

17- 


agS      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

M^  Cabarraud  devint  grave  : 

—  Pas  sérieux  ! 

—  Oui,  oui,  vous  voulez  faire  le  méchant  et 
vous  ne  pouvez  pas.  Vous  me  parlez  d'un  air 
sévère  comme  si  vous  vouliez  me  manger...  ma 
parole!  si  je  ne  vous  connaissais  pas,  vous 
me  feriez  peur... 

Et  elle  se  mit  à  rire,  montrant  deux  jolies 
rangées  de  dents  blanches. 

M*'  Cabarraud  était  resté  impassible. 

—  Je  regrette,  mademoiselle,  dit-il,  de  ne 
pouvoir  mieux  accueillir  votre  démarche  ;  mais, 
encore  une  fois,  les  règles  de  mon  ordre... 

L'actrice  rit  plus  fort  : 

—  Ah!  non,  s'écria- t-elle.  Pas  celle-là!  Je 
les  connais,  les  règles  de  votre  ordre...  C'est 
bon  pour  Blanche,  mais  pas  pour  moi... 

—  Je  ne  comprends  pas... 

—  Enfin,  vous  ne  voulez  pas  vous  occuper 
de  mon  affaire  ? 

L'avocat  fit  un  mouvement  d'impatience. 

—  Vous  croyez  peut-être  que  je  perdrai  mon 
procès? 

—  Je  ne  préjuge  rien... 
La  petite  Flore  éclata  : 

—  Eh  bien,  vrai  !  ce  serait  fort,  ça  !  On  me 
condamnerait  à  payer  dix  mille  francs?  le  tri- 
ple de  ce  que  je  gagne  en  une  année?  Et  pour- 


PLUMAGEOT    CONTRE    LAFERNET.       299 

quoi?  parce  que  je  n'ai  pas  voulu  accepter  un 
rôle  ignoble? 
M''  Cabarraud  se  leva. 

—  Oui,  ignoble  !  comme  tout  ce  qui  se  fait 
dans  ce  théâtre-là!  Avec  ça  qu'elle  est  conve- 
nable, leur  pièce  !...  c'est  à  faire  rougir  les  gen- 
darmes !  Et  vous  croyez  que  je  les  paierai,  les 
dix  mille  francs?  Ah!  bien,  vous  ne  me  con- 
naissez pas,  par  exemple  !  On  peut  bien  me 
condamner  à  mort,  me  mettre  en  prison,  me 
faire  tout  ce  qu'on  voudra...  je  ne  paierai  pas. 
Ah  !  mais  non  !  je  ne  paierai  pas  ! 

Et  sur  ce  dernier  mot,  la  petite  Flore  fut 
prise  d'une  attaque  de  nerfs. 

M"  Cabarraud  essaya  de  la  rappeler  à  elle. 
Il  lui  prit  les  mains  : 

—  Mademoiselle...  voyons,  mademoiselle... 
La  petite  Flore  se  débattait  toujours. 

M^  Cabarraud  était  très  embarrassé. 

Pouvait-il  laisser  cette  jeune  femme  dans 
un  état  pareil?  Devait-il  lui  porter  secours? 
Fallait-il  appeler  ? 

Après  une  minute  d'hésitation,  il  se  décida 
à  appeler,  et  étendit  le  bras  vers  un  cordon  de^ 
sonnette... 

Aussitôt  Flore  se  leva,  droite  comme  un  pi- 
quet, et  toisant  l'avocat,  qui  la  regardait  tout 
hébété,  elle  lui  dit  sèchement  : 


3oo      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE, 

—  C'est  bien,  monsieur!,..  Je  n'ai  pas  besoin 
de  vos  gens! 

Puis,  se  dirigeant  vers  Ja  porte  et  à  part  soi  : 

—  Heu!  les  règles  de  son  ordre!... 
Et  elle  s'en  alla. 


III 


—  Cocher,  rue  Montmartre,  21 3  r 

C'est  à  cette  adresse  que  la  petite  Flore  se 
fit  conduire  en  sortant  de  chez  M*  Cabarraud. 
C'est  là  que  demeurait  Tabourel. 

—  Eh!  bon  Dieu!  qu'avez-vous,  fit  l'huissier 
en  la  voyant  entrer  dans  son  cabinet,  les  3'^eux 
rouges,  les  cheveux  ébouriffés,  la  figure  dé- 
faite... 

La  petiie  Flore  s'assit. 

—  Ecoutez-moi,  dit-elJe  brusquement.  Etes- 
vous  mon  ami? 

L'huissier  tressaillit  : 

—  Quelle  question! 

—  Eh  bien  !  vous  pouvez  me  rendre  un 
grand  service.  C'est  sur  vos  conseils  que  j'ai 
entamé  l'affaire  contre  Lafernet...  il  faut  que 
vous  m'aidiez  à  la  terminer.  Donnez-moi  les 
noms  de  mes  juges... 

—  Est-ce  que  Loriot  ne  les  connaît  pas? 


PLUMAGEOT    CONTRE    LAFERXET.       3oi 

—  Ah!...  Loriot  !...  on  ne  peut  rien  lui  de- 
mander. C'est  un  gentil  garçon...  il  a  l'air  de 
s'intéresser  à  vous...  il  est  plein  de  bonne  vo- 
lonté... mais  il  ne  comprend  rien! 

—  Devant  quelle  chambre  vient  votre  af- 
faire ?  • 

—  Devant  la  quatrième... 

—  La  quatrième?  attendez!... 

Tabourel  se  leva,  entra  dans  l'étude  et  re- 
vint au  bout  d'un  instant,  avec  une  note  à  la 
main. 

—  Voici  vos  noms,  dit-il  :  MM.  Masson  des 
Ormiers,  président;  Huguin-Bridonnet;  Saint- 
Bérard,  Fréminsel,  de  la  Panouille,  La  Vay- 
rautrie,  Péquin  des  Bois... 

—  Ça  fait  sept.  Et  où  demeurent-ils? 

—  Vous  avez  besoin  aussi  de  leurs  adresses? 

—  Tiens,  parbleu! 

—  Vous  voulez  aller  les  voir? 

—  Certainement  ! 

—  Mais  ça  ne  se  fait  pas! 

—  Eh  bien,  ça  se  fera. 

—  Mais,  ma  chère  amie... 
La  petite  Flore  se  leva  : 

—  Ah!  mon  cher  ami,  vous  allez  commencer 
par  me  laisser  tranquille,  n'est-ce  pas?  Je  ne 
suis  pas  venue  ici  pour  que  vous  me  fassiez  de 
la  morale  ;  je  sors  d'en  prendre. 


Lo2       SCExVES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Expliquez-moi... 

—  Je  n'ai  pas  le  temps.  Tout  ce  que  je  peux 
vous  dire,  c'est  que  votre  M.  Cabarraud  s'est 
conduit  avec  moi  comme  le  dernier  des  lâches.. . 
et  qu'il  me  le  paiera  ! . . . 

—  Qu'est-ce  qu'il  vous  a  fait? 

— 11  a  voulu  m'épater  avec  les  règles  de  son 
ordre...  comme  si  je  ne  les  connaissais  pas 
aussi  bien  que  lui,  les  règles  de  son  ordre!... 

—  Calmez-vous. 

—  Oh!  toujours!...  c'est  le  grand  mot  : 
Calmez-vous!...  Je  me  calmerai  plus  tard.  Oui 
ou  non,  voulez- vous  me  donner  ces  adresses  ? 

—  Écoutez-moi... 

—  Ne  me  les  donnez  pas;  je  les  trouverai 
sans  vous. 

Et,  arrachant  la  note  que  Tabourel  avait 
gardée  à  la  main  : 

—  J'ai  les  noms,  ça  me  suffit. 

Tabourel  voulut  les  lui  reprendre;  mais 
Flore  était  déjà  près  de  la  porte  et  lui  adres- 
sant un  petit  salut  de  la  main. 

—  Adieu,  mon  cher,  fit-elle.  Et  vous  verrez 
qu'on  ne  se  moque  pas  d'une  femme  comme 
moi! 


PLUMAGEOT  CONTRE  LAFERXET.   3o3 


IV 


La  petite  Flore  se  procura,  comme  elle 
l'avait  dit,  les  adresses  des  conseillers  et  put 
commencer  aussitôt  ses  visites. 

Aussitôt?  non!  Elle  se  fit  faire  auparavant 
un  joli  costume,  un  peu  sombre,  sérieux  et 
coquet,  modeste  et  provocant,  un  costume 
enfin  qui  devait  lui  conquérir  toutes  les  sym- 
pathies; puis  elle  entra  en  campagne. 

Elle  se  présenta  d'abord  chez  le  président 
de  la  quatrième  chambre,  l'honorable  M.  Mas- 
son  des  Ormiers. 

M.  Masson  des  Ormiers  la  reçut  poliment, 
mais  froidement,  et  quand  la  petite  Flore,  très 
émue,  eut  égrené  son  chapelet,  il  lui  adressa 
le  speech  suivant  : 

—  Mademoiselle,  j'ai  pour  habitude  d'étu- 
dier scrupuleusement  les  afiaires  qui  me  sont 
soumises;  je  prendrai  connaissance  de  votre 
dossier,  je  m'entourerai  de  tous  les  documents  . 
qui  pourront  éclairer  ma  religion  et  je  me  pro- 
noncerai dans  le  sens  qui  me  sera  indiqué  par 
ma  conscience. 

Ce  discours  débité  lentement,  avec  des  in- 
flexions douces  mais  nettes,  refroidit  un  peu 


3o4       SCÈNES    DE    LA   VIE    DE    THEATRE. 

l'exubérance  de  la  petite  Flore.  Elle  se  retira 
d'une  manière  assez  gauche,  en  murmurant 
quelques  paroles  vagues  :  oc  Certainement, 
monsieur...  je  pense  bien  que  vous  ne  feriez 
pas...  aussi,  ce  n'est  pas  pour  cela...  Bonjour, 
monsieur  »  et  elle  salua  le  président. 

Uue  fois  seule,  la  petite  Flore  se  remit  de 
son  trouble. 

—  Bah!  dit-elle,  ça  n'en  fait  qu'un.  .  Et 
puis,  après  tout,  il  n'est  pas  contre  moi.  Allons 
voir  le  second. 

M.  Huguin-Bridonnet  fut  moins  froid,  mais 
il  ne  fut  pas  plus  rassurant. 

Tout  le  temps  que  parla  la  petite  Flore,  il 
prit  des  notes  : 

—  Vous  dites  que  vous  avez  refusé  le  rôle? 

—  Oui,  monsieur,  mais... 

—  Très  bien!  Vous  jugiez  que  ce  rôle  était 
indigne  de  votre  talent? 

—  Certainement,  monsieur,  puisque... 

—  Très  bien!  Et  votre  directeur. vous  l'im- 
posait? 

—  Oui,  seulement... 

—  Très  bien.  Vous  vous  dérobiez  donc  à 
l'exécution  de  votre  engagement? 

—  C'est-à-dire  que  je  ne  voulais  pas... 

—  Très  bien  !  Et  ce  cas  est  prévu  par  l'ar- 
ticle i5? 


PLUMAGEOT    CONTRE    LAFERNET.       3o5 

—  Il  y  a,  en  effet,  un  article... 

—  Très  bien!  je  n'ai  pas  d'autres  renseigne- 
ments à  vous  demander. 

—  Mais,  monsieur,  je  ne  vous  ai  pas  expli- 
qué... 

—  Votre  avocat  s'expliquera  à  l'audience. 
Au  revoir,  mademoiselle. 

Et,  avec  un  sourire  plein  de  grâce,  l'hono- 
rable conseiller  reconduisit  la  petite  Flore  jys- 
qu'à  la  porte  de  son  cabinet. 

La  petite  Flore  commença  à  s'inquiéter. 
Qu'allait-elle  devenir  si  tous  ses  juges  l'accueil- 
laient de  la  même  façon? 

M.  La  Vayrautrie  lui  rendit  un  peu  de  cou- 
rage. 

C'était  un  très  aimable  homme,  ce  M.  La 
Vayrautrie.  Il  avait  conservé  les  traditions 
galantes  de  l'ancienne  magistrature  et  on  lui 
reprochait  même  de  les  exagérer  un  peu.  Son 
collègue,  M.  Fréminsel,  lui -avait  dit  un  jour 
avec  la  gravité  dont  il  ne  se  départait  jamais  : 
a  Rappelez-vous,  mon  cher,  qu'en  toutes  cir- 
constances le  magistrat  doitrester  magistrat  !  » 

M.  La  Vayrautrie  oublia  absolument  cette 
recommandation  en  recevant  la  petite  Flore. 

Il  l'engagea  d'abord  à  relever  son  voile,  que 
la  pauvre  enfant  tenait  pudiquement  baissé, 
et  comme  celle-ci ,   tout  émue ,    s'y   prenait 


3o6   SCÈNES  DE  LA  VIE  DE  THEATRE. 

assez  mal,  il  ne  craignit  pas  de  l'aider  en  dé- 
tachant le  tulle  qui  se  trouvait  pris  dans  ses 
cheveux. 

La  glace  était  rompue. 

La  petite  Flore,  recouvrant  aussitôt  sa  volu- 
bilité ordinaire,  se  mit  à  raconter  toutes  les 
misères  qu'on  lui  avait  faites,  et  la  jalousie  de 
ses  camarades,  et  la  méchanceté  du  régisseur, 
et  la  vilaine  conduite  de  son  directeur,  qui 
voulait  se  venger  de  la  froideur  qu'elle  lui 
avait  toujours  témoignée... 

M.La  Vayrautrie  semblait  compatir  pleine- 
ment aux  malheurs  de  la  petite  Flore  : 

Comment  avait-on  pu  chagriner  une  per- 
sonne aussi  aimable,  aussi  sympathique  ?...  Est- 
ce  que  ces  beaux  yeux  étaient  faits  pour  pleu- 
rer!... Assurément  la  conduite  de  M.  Lafernet 
était  abominable...  Sa  passion  seule  pouvait 
l'excuser.  M.  La  Vayrautrie  admettait,  dans 
une  certaine  mesure,  que  cet  homme  eût  cher- 
ché à  se  venger  des  dédains  de  sa  pension- 
naire... On  ne  renonce  pas  facilement  aux 
faveurs  d'une  si  jolie  personne,  etc..  etc.. 

La  petite  Flore  partit  enchantée... 

C'est  dans  des  dispositions  non  moins 
riantes  qu'elle  se  présenta  le  lendemain  chez 
M.  Fréminsel.  Malheureusement,  l'honorable 
conseiller  était  en  voyage.  Elle  raconta  son 


PLUMAGEOT    CONTRE    LAFERXET.       idj 

affaire  au  valet  de  chambre  —  un  garçon  qui 
avait  l'air  très  intelligent  —  et  elle  laissa  une 
carte  que  le  domestique  promit  de  remettre  à 
M.  Fréminsel  aussitôt  que  celui-ci  serait  de 
retour. 

La  petite  Flore  alla  ensuite  chez  M.  Saint- 
Bérard. 

Là  non  plus,  elle  ne  trouva  personne,  ou  du 
moins  elle  ne  trouva  pas  celui  qu'elle  deman- 
dait. Mais  comme  elle  se  désolait  de  ne  pas 
rencontrer  M.  Saint-Bérard,  disant  qu'il  s'agis- 
sait d'une  affaire  très  importante,  une  affaire 
qui  ne  souffrait  pas  de  retard,  on  alla  cher- 
cher le  précepteur  des  enfants,  M.  l'abbé  Ful- 
gence. 

L'abbé  Fulgence  arriva  tout  effaré  et  rougit 
beaucoup  en  apercevant  la  visiteuse.  C'était 
un  jeune  homme  de  vingt- trois  ans,  doux  et 
timide  ;  il  habitait  Paris  depuis  peu  de  temps, 
et  n'avait  quitté  le  séminaire  que  pour  se 
charger  de  l'éducation  des  petits  Saint-Bérard. 

—  Pardon  ,  madame,  dit-il . . .  donnez-vous 
la  peine...  je  vous  demande  bien  pardon... 
M.  Saint-Bérard  n'est  pas  là...  je  regrette  vi- 
vement... Il  s'agit,  me  dit-on,  d'une  affaire  très 
importante. 

—  Oui,  monsieur,  très  importante... 

—  Si  vous  voulez  bien  me  suivre...  je  vous 


3o8       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

demande  bien  pardon...  Parici  !...  donnez-vous 
la  peine  d'entrer...  pardon  ! 

La  petite  Flore,  conduite  par  l'abbé  Ful- 
gence  dans  un  grand  salon,  style  Empire, 
s'assit  sur  un  sopha  où  elle  put  prendre  ai- 
sément la  pose  d'une  héroïme  éplorée.  C'est 
dans  cette  attitude  qu'elle  expliqua  à  l'abbé 
Fulgence  tout  ce  qu'il  devait  savoir,  à  com- 
mencer par  les  premières  années  de  sa  vie. 
Elle  lui  raconta  comment  elle  avait  été  élevée, 
à  quel  âge  elle  avait  perdu  son  père.,  par 
suite  de  quelles  circonstances  elle  était  entrée 
au  théâtre...  Ce  mot  de  théâtre  fit  rougir  le 
jeune  précepteur,  mais  elle  le  rassura  en  lui 
expliquant  qu'elle  ne  s'était  faite  actrice  que 
pour  garder  son  indépendance,  qu'il  y  avait 
encore.  Dieu  merci!  des  femmes  honnêtes, 
qu'elle  se  piquait  d'être  du  nombre,  qu'on 
n'avait  jamais  rien  eu  à  lui  reprocher...  etc. 

L'abbé  Fulgence  en  était  déjà  convaincu. 
Pendant  qu'elle  parlait  en  gesticulant  et  en 
s'essuyant  les  yeux  avec  un  mouchoir  très 
parfumé,  le  jeune  précepteur  la  regardait, 
rougissait,  pâlissait... 

Enfin,  il  se  leva  et,  d'une  voix  émue  : 

—  Je  vous  remercie,  mademoiselle,  de  la 
confiance  que  vous  avez  bien  voulu  me  témoi- 
gner... je   suis  très  sensible  à  la  preuve  de 


PLUMAGEOT    CONTRE    LAFERXET.       809 

sympathie  dont...  croyez  bien  que  de  mon 
coté...  si  jamais  j'ai  l'occasion...  nous  nous 
rencontrerons  peut-être... 

—  Venez  me  voir!  fit  vivement  la  "  petite 
Flore...  59,  rue  Prony...  à  l'entresol. 

—  Je  ne  pourrai  probablement  pas...  les 
devoirs  de  mon  emploi...  ma  situation  chez 
M.  Saint-Bérard...  mais  en  attendant  je  par- 
lerai pour  vous. 

—  C'est  cela!  protégez-moi,  n'est-ce  pas? 
Vous  serez  bien  gentil  ! 

Et  ce  a  bien  gentil  y>,  accentué  avec  une  effu- 
sion charmante,  mit  fin  à  un  entretien  qui 
devenait  gênant  pour  l'abbé  Fulgence. 

Chez  M.  de  la  Panouille,  l'entrevue  eut  un 
caractère  beaucoup  plus  libre. 

La  petite  Flore  attendait  qu'on  eût  prévenu 
M.  de  la  Panouille... 

—  Tiens!  c'est  toi  ?  fit  une  voix  derrière  elle. 
La  petite  Flore  se  retourna  et  reconnut... 

qui?  le  fils  du  magistrat,  Edgar  de  la  Panouille, 
un  bon  garçon  qu'elle  avait  rencontré  souvent 
chez  des  amis  communs  et,  avec  qui  elle 
s'était  liée  —  en  tout  bien,  tout  honneur! 

—  Que  venez-vous  faire  dans  la  maison  de 
mon  père,  ô  madame  ! 

A  cette  question  posée  avec  une  emphase 
comique,  la  petite  Flore  répondit  en  quatre 


3lO      SCÈNES    DE     l'a    VIE    DE    THEATRE. 

mots.  Edgar  ne  lui  faisait  pas  peur,  lui  !  Il 
comprenait  la  situation. 
Et,  en  effet,  Edgar  la  comprit  fort  bien  : 

—  Je  vois  ce  que  c'est,  dit-il,  nous  avons 
assez  des  Fantaisies-Comiques  et  nous  vou- 
drions aller  faire  un  petit  tour  à  Monaco. 

—  Es-tu  bête  ! 

—  La  difficulté  est  d'expliquer  cela  à  mon 
père.  C'est  un  homme  rigide,  mon  père...  Il 
n'a  jamais  été  à  Monaco,  ou,  s'il  y  a  été,  il  ne 
s'en  souvient  plus...  Enfin,  nous  tâcherons  de 
lui  glisser  la  chose  en  douceur...  Je  lui  dirai 
que  Lafernet  est  un  vieux  voleur,  un  homme 
qui  vit  des  femmes...  mon  père  le  condam- 
nera. 

—  Oh!  oui  !  hein? 

—  Mais,  si  je  réussis,  qu'est-ce  que  tu  me 
donneras?  Réponds!  qu'est-ce  que  tu  me  don- 
neras? 

—  Edgar!...  Quel  grand  fou!...  si  on  en- 
trait... laissez-moi!...  Edgar! 

La  petite  Flore  s'échappa. 

Elle  n'avait  plus  qu'une  visite  à  faire,  une 
seule.  Elle  devait  voir  encore  M.  Péquin  des 
Bois. 

M.  Péquin  des  Bois  était  un  vieux  magis- 
trat qui  touchait  à  l'âge  de  la  retraite  et  que 
tout  le  monde  au  palais  respectait  pour  son 


PLUMAGEOT    CONTRE    LAFERNET.       3ll 

zèle  et  pour  sa  science...  Malheureusement,  il 
était  sourd  —  très  peu,  disaient  ceux  à  qui  il 
avait  donné  gain  de  caus^;  —  effroyablement, 
disaient  les  autres. 

Il  reçut  la  jeune  actrice  avec  courtoisie  et 
l'invita  à  lui  expliquer  son  affaire. 

La  petite  Flore,  encouragée  par  cet  accueil 
bienveillant  et  aussi  par  les  succès  qu'elle 
avait  déjà  obtenus,  s'engagea  dans  une  série 
d'explications  que  le  vieux  magistrat  ne  par- 
venait pas  à  saisir.  11  tendait  l'oreille  : 

—  Comment  dites-vous?...  Une  canne?  on 
vous  a  donné  des  coups  de  canne  ? 

—  Non,  monsieur...  une  panne  ! 

M.  Péquin  des  Bois  ayant  l'air  de  ne  pas 
comprendre.  Flore  élevait  la  voix: 

—  Une  panne  \...  c'est  un  rôle  de  dix  lignes; 
je  n'ai  pas  un  effet. 

—  Qu'est-ce  que  vous  avez  fait? 

—  Je  dis  :  je  n'ai  pas  un  effet...  il  n'y  a  pas 
un  mot  qui  puisse  porter... 

—  Ah!  très  bien...  Rien  à  porter...  une 
panne. 

Et  M.  Péquin  des  Bois  répéta  plusieurs  fois 
ce  mot  inconnu  qu'il  voul*t  graver  dans  sa 
mémoire  : 

—  Une  panne . . .  une  panne  ! ...  on  lu  i  a  donné 
une  panne... 


3l2      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

•  L'entretien,,  coupé  ainsi  de  fréquentes  in- 
terruptions, dura  deux  heures,  au  bout  des- 
quelles la  petite  Flore  se  retira  brisée,  mais 
ravie. 

Elle  avait  vu  tous  ses  juges,  sauf  un! 

Et  à  peine  était-elle  rentrée  chez  elle,  que 
quelqu'un  demandait  à  lui  parler.  C'était  le 
domestique  de  M.  Fréminsel  qui  venait  lui 
dire,  de  la  part  de  son  maître,  que  ce  magistrat 
l'attendrait  le  lendemain  matin,  à  dix  heures  ! 


V 


L'affaire  Plumageot  contre  Lafernet  allait 
bientôt  se  juger.  Depuis  deux  semaines,  la 
petite  Flore  ne  quittait  plus  le  Palais  de  jus- 
tice. 

—  Je  veux  connaître  mon  champ  de  bataille, 
disait-elle. 

Et  pour  se  préparer  aux  émotions  qu'elle 
allait  ressentir  pour  son  compte,  elle  assistait 
aux  audiences  de  la  Cour,  passant  d'une 
chambre  à  l'autre  £t  demandant  mille  expli- 
cations aux  avocaifô  dont  elle  était  devenue 
l'amie...  Elle  arrêtait  tout  le  monde  et  apos- 
trophait les  personnages  les  plus  considé- 
rables : 


PLUMAGEOT    CONTRE    LAFERNET.       3l3 

—  Tiens!  M.  Gallier...  Bonjour,  mon  cher 
maître...  qu'est-ce  que  vous  avez  fait  de  votre 
secrétaire?  11  n'est  pas  sérieux,  vous  savez? 
Ah  !  Voilà  Chaleuil  !...  Et  ce  monstre  de  Cabar- 
raud  qui  passe  dans  le  fond...  Oui,  oui,  fais 
semblant  de  ne  pas  me  voir,  va  ! 

La  petite  Flore  ne  respectait  même  plus  la 
robe  des  juges. 

On  la  vit  un  jour  accoster  M.  Fréminsel  au 
sortir  de  l'audience...  mais  l'honorable  con- 
seiller s'éloigna  vivement  et  elle  ne  put  pas  lui 
parler. 

Aussi,  l'affaire  de  l'aimable  Flore  avait-elle 
fait  un  certain  bruit  dans  le  petit  monde  du 
Palais  et  par  les  racontars  des  jeunes  avocats 
qui  étaient  reçus  chez  elle,  quelques  femmes 
de  magistrats  avaient  fini  par  savoir  qu'une 
actrice  à  la  mode,  mademoiselle  Flore,  des 
Fantaisies-Comiques,  allait  avoir  un  procès 
avec  son  directeur. 

Ces  cancans  vinrent  aux  oreilles  d'une  pro- 
vinciale nouvellement  arrivée  à  Paris,  ma- 
dame Marsouin  de  Fréville,  femme  de  l'avo- 
cat général  qui,  tout  justement,  était  appelé  à 
conclure  dans  l'affaire  Plumageot. 

On  imagine  la  joie  de  madame  Marsouin  de 
Fréville  en  apprenant  que  son  mari,  connu 
iusqu'alors  par  les  succès  qu'il  avait  rempor- 

i8 


3l4      SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

tés  en  province,  allait  débuter  à  la  cour  d'ap- 
pel dans  une  affaire  vraiment  parisienne,  dans 
une  affaire  scandaleuse! 

M.  Marsouin  de  Fréville  voulut  la  détrom- 
per. Cette  affaire  Plumageot  n'avait  absolu- 
ment rien  de  scandaleux  ;  il  s'agissait  d'une 
simple  contestation  entre  une  artiste  et  son 
directeur;  l'actrice  faisant  beaucoup  de  ta- 
page, on  avait  raconté  des  histoires  impos- 
sibles, comme  toujours,  mais  il  n'y  avait  rien, 
absolument  rien... 

Cette  déclaration,  loin  de  calmer  la  curio- 
sité de  madame  Marsouin  de  l^réville,  ne  fit 
que  la  surexciter. 

Elle  manifesta  l'intention  d'assister  à  l'au- 
dience. 

—  Je  veux  l'entendre  parler,  dit-elle  à  son 
mari.  ' 

Celui-ci  s'y  opposa. 

—  Ce  serait  ridicule,  s'écria-t-il,  ça  ne  se  fait 
pas...  Tout  le  monde  se  moquerait  de  nous... 
A  Paris,  les  femmes  d'avocats  généraux  ne 
vont  jamais  entendre  leurs  maris. 

Et  plus  il  insistait  pour  que  sa  femme  ne 
vînt  pas  à  l'audience,  plus  elle  s'entêtait  à 
vouloir  y  aller. 

La  discussion  s'envenima. 

—  On  ne  peut  donc  pas  la  voir,  cette  demoi- 


PLUMAGEOT    CONTRE    LAFERNET.       3l5 

selle  Flore,  s'écria  madame  Marsouin  de  Fre- 
ville  ;  elle  est  donc  bien  belle  î 

—  Quel  rapport... 

—  Oui...  oui...  je  sais  ce  que  je  veux  dire  :  il 
paraît  que  ton  actrice  a  tourné  la  tête  à  tous 
ces  messieurs  ;  ils  lui  font  la  cour...  tu  as  peut- 
être  l'intention  de  te  mettre  aussi  sur  les  rangs? 

—  Tu  es  folle  ! 

—  Je  comprends  que  dans  ce  cas-là  ma  pré- 
sence te  gênerait...  Aussi,  sois  tranquille,  je 
cède  ;  je  n'irai  pas  à  l'audience. 

—  Mais,  voyons... 

—  Je  n'irai  pas  ! 

Et  madame  Marsouin  de  Fréville  se  retira 
dans  ses  appartements. 


VI 


—  La  parole  est  à  M.  l'avocat  général. 

A  ces  mots,  la  petite  Flore  tressaillit.  On 
allait  encore  entendre  un  avocat?...  qu'est-ce 
que  c'était  que  cet  avocat  général  dont  per- 
sonne ne  lui  avait  parlé?...  à  quoi  servait-il?... 
pour  qui  était-il?...  Enfin!  elle  allait  bien  voir. 

D'ailleurs,  elle  n'avait  rien  à  craindre...  l'af- 
faire marchait  très  bien.  Albert  Loriot  s'était 
parfaitement  tiré  de  sa  plaidoirie. 


3l6        SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

Il  n'avait  eu  qu'un  mot  malheureux,  celui- 
ci  : 

—  Je  n'ai  pas  à  vous  dire,  Messieurs,  ce 
qu'est  mademoiselle  Flore  comme  artiste... 
Tout  Paris  la  connaît. 

On  avait  ri. 

Mais  cette  impression  ne  pouvait  pas  nuire 
à  la  petite  Flore,  bien  au  contraire  !  Et  quand 
M*  Cabarraud  avait  répondu  à  Albert  Loriot,  il 
s'était  exprimé  avec  beaucoup  de  modéra- 
tion. 

—  Messieurs,  avait-il  dit,  je  n'examinerai 
pas  plus  que  mon  confrère  les  titres  artistiques 
de  mademoiselle  Flore  :  le  talent  ne  se  discute 
pas,  il  s'impose;  je  m'incline  et  je  passe.  Ne 
parlons  donc  pas  de  cette  aimable  actrice.  Au- 
dessus  de  la  personne,  si  intéressante  qu'elle 
soit,  il  y  a  une  simple  question  de  principe... 
Doit-on  remplir,  oui  ou  non,  les  engagements 
qu'on  a  contractés? 

Et  il  avait  continué  sur  ce  ton. 

—  Il  est  très  convenable,  vraiment,  disait  la 
petite  Flore,  très  convenable. 

Quant  aux  conseillers,  ils  ne  bougeaient  pas  ; 
mais  ils  paraissaient  très  bien  disposés.  Au  mo- 
ment où  l'on  avait  ri  —  sur  le  mot  maladroit  de 
Loriot  —  M.  La  Vayrautrie  s'était  mouché  et 
M.  Fréminsel  avait  fait  semblant  d'examiner 


PLUMAGEOT    CONTTR'fe    LAFERNET.       3l7 


ses  papiers,  comme  pour  marquer  qu'ils  blâ- 
maient l'inconvenance  de  l'auditoire. 
Tout  allait  donc  bien. 

C'est  alors  que  M.  Marsouin  de  Fréville  se 
leva. 

Il  était  très  ému. 

oc  Messieurs,  dit-il,  s'il  est  un  point  sur  lequel 
tous  les  honnêtes  gens  soient  d'accord,  c'est 
assurément  celui  qui  fait  l'objet  de  la  cause 
que  vous  êtes  appelés  à  juger  aujourd'hui;  le 
respect  de  la  parole  donnée  est  inscrit  à  la 
première  page   de   ce    code   humain,   auquel 
nous  sommes  tous  initiés  sans  études  préa- 
lables, et  je  me  félicite  que,  pour  le  premier 
jour  où  j'ai  l'honneur  de    prendre  la  parole 
devant  vous,  il  me  soit  donné  d'affirmer  une 
fois  de  plus  les  grands  principes  de  morale  et 
d'équité  qui  sont  la  base  et  la  sauvegarde  des 
sociétés  civiles: 
Cet  exorde  excita  un  murmure  flatteur. 
— 11  parle  très  bien,  pensa  la  petite  T' lore. 
M.  Marsouin  de  Fréville  continua 
Œ  Qu'est-ce  au  fond,  messieurs,  que  cette 
affaire  Plumageot  contre  Lafernet?  L'avocat 
de  l'intimé  vous  l'a  dit  :  une  simple  question 
de  fait  sur  l'exécution  ou  la  non-exécution  d'un 
contrat.   Mais  cette   question  va  aussi  plus 
loin  et   plus  haut  :  elle  touche  à  un  ordre 


3l8   SCÈNES  DE  LA  VIE  DE  THEATRE. 

d'idées  bien  supérieur  aux  considérations  per- 
sonnelles qui  forment  la  base  du  procès  et 
c'est  à  cette  hauteur  que  je  voudrais  m'élever. 

»  J'écarterai  d'abord  la  personnalité  de  made- 
moiselle Plumageot.  J'admets  qu'elle  ait  eu 
des  griefs  sérieux  contre  son  directeur  et  je 
suis  prêt  à  reconnaître  que  les  obligations  ré- 
sultant de  son  engagement  avaient,  dans  l'es- 
pèce, un  caractère  particulièrement  pénible. 
Il  est  certain  qu'un  rôle  écourté  et  un  costume 
qui  ne  l'est  pas  moins  doivent  répugner  à 
une  actrice  sincèrement  éprise  de  son  art,  et 
s'il  faut  vous  l'avouer,  messieurs,  je  me  sens 
rempli  d'indulgence  pour  ces  artistes  qui, 
forcées  de  sacrifier  sur  l'autel  de  Thalie  toutes 
les  pudeurs  de  la  femme,  se  révoltent  à  la 
pensée  d'une  exhibition  qui  blesse  leurs  plus 
purs  et  leurs  plus  intimes  sentiments.  Ces 
femmes  sont  à  plaindre,  messieurs... 

Sur  ce  mot,  il  y  eut  un  mouvement  dans 
l'auditoire. 

Un  «oh  »  étouffé  venait  de  se  faire  en- 
tendre. 

M.  Marsouin  de  Fréville  se  tourna  du  côté 
où  cette  exclamation  s'était  produite,  et  aper- 
çut sa  femme  qui  se  dissimulait  de  son 
mieux. 

Sa  femme  était  là!  Elle  le  guettait!   Elle 


PLUMAGEOT  CONTRE  LAFERNET.   3ig 

pouvait  mal  interpréter  ses  paroles  et,  jalouse 
comme  elle  l'était,  provoquer  un  scandale. 
Quelle  situation  pour  ce  magistrat  dont  la 
nouvelle  fortune  excitait  déjà  tant  d'envie!.. 
Qu'allait-on  croire?  qu'allait-on  dire?  C'était 
sa  réputation  compromise,  son  avenir  per- 
du... 

L'avocat  général,  un  instant  atterré,  releva 
la  tête...  et,  frappant  sur  son  bureau  : 

—  Oui,  messieurs,  je  dis  que  ces  femmes 
sont  à  plaindre,  et  j'ajoute... 

11  prit  un  temps  : 

— ...  J'ajoute  que  ce  cas  n'est  pas  celui  de 
mademoiselle  Plumageot. 

Un  second  «  oh  »  se  fit  entendre  du  côté  où 
se  tenait  la  petite  Flore;  mais,  cette  fois, 
l'avocat  général  n'y  prit  pas  garde  ;  il  conti- 
nua : 

—  Mademoiselle  Plumageot,  messieurs, 
appartient  à  la  catégorie  de  ces  personnes 
sans  principes  qui,  se  jouant  des  sentiments  les 
plus  saints  et  foulant  aux  pieds  les  devoirs 
les  plus  sacrés,  ne  craignent  pas  d'apporter 
le  trouble  et  la  désolation  dans  les  sociétés 
qui  les  acceptent.  Sous  un  nom  empriinté 
comme  tout  ce  qui  sert  à  les  faire  vivre,  elles 
réclament  le  titre  d'actrice  ;  et  ce  sont  bien,  en 
effet,  des  femmes  de  théâtre,  ces  créatures  qui 


''^^^^ft^Tff 


3lO      SCENES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

s'introduisent  dans  les  intérieurs  respectables 
pour  y  jouer  la  comédie  de  l'amour  et  du  dé- 
sintéressement!... Les  plus  forts  s'y  laissent 
prendre,  messieurs,  et  l'on  a  vu  des  hommes 
considérés  et  honorés,  des  hommes  devant 
lesquels  tout  le  monde  s'était  incliné  —  et  s'in- 
cline encore  !  —  on  a  vu  ces  hommes  céder  à 
un  entraînement  que  leurs  fonctions,  leur  âge 
et  leur  caractère  auraient  rendu  bien  regret- 
table... si  cette  faute  ne  devait  pas  être  consi- 
dérée comme  l'oubli  d'un  instant,  oubli  racheté 
par  de  graves  et  nobles  travaux! 

Ici,  deux  ou  trois  conseillers  inclinèrent  dou- 
cement la  tête  en  signe  d'approbation. 

L'avocat  général  reprit  : 

—  Il  vaut  mieux  pourtant  ne  pas  être  exposé 
à  ces  défaillances...  contre  lesquelles  on  n'est 
vraiment  garanti  que  par  les  mille  joies  de  la 
félicité  conjugale!  Heureux,  messieurs,  ceux 
qui,  trouvant  à  leur  foyer  les  vertus  domesti- 
ques unies  aux  charmes  d'une  maturité  tou- 
jours aimable  et  toujours  aimée... 

Un  nouveau  mouvement  se  produisit  dans 
l'auditoire. 

—  De  l'air  !  cria-t-on,  de  l'air! 

Le  président  releva  la  tête  d'un  air  à  la  fois 
interrogateur  et  sévère. 
L'audiencier  se  précipita  vers  le  fond  de  la 


PLUMAGEOT  CONTRE  LAFERNET.   321 

salle  et  revint  tout  essoufflé  dire  un  mot  à 
l'oreille  du  président. 

—  La  cour  suspend  .'audience,  dit  grave- 
ment le  magistrat. 

C'était  madame  Marsouin  de  Fréville  qui  s'é- 
tait évanouie. 

Elle  ne  revint  à  elle  que  dans  les  bras  de 
son  mari  et  quelqu'un  qui  se  trouvait  près 
d'eux  entendit  cette  phrase  murmurée  àl'oreille 
de  l'avocat  général  : 

—  Ah!  Paul!...  C'est  donc  vrai!...  Toujours 
aimée!... 


VII 

«;  La  Cour...  etc.,  etCc 

»  Statuant  sur  l'appel...  etc.,  etc. 

»  Adoptant  les  motifs  des  premiers  ju- 
ges... etc. 

»  Confirme  le  jugement  rendu  contre...  etc. 

»  Et  la  condamne  en  tous  les  dépens.  » 

Ce  fut  Tabourel  qui  apporta  cet  arrêt  à  la 
pauvre  Flore. 

L'actrice  n'en  parut  pas  surprise. 

—  C'est  votre  faute,  dit-elle  aigrement. 

Et  comme  l'huissier  la  regardait  sans  com- 
prendre : 


322       SCÈNES    DE    LA    VIE    DE    THEATRE. 

—  Dame!  il  fallait  me  donner  le  nom  de 
l'avocat  général!...  J'ai  vu  tous  ces  mes- 
sieurs :  c'est  le  seul  chez  lequel  je  ne  sois  pas 
allée  ! 


FIN 


TABLE 


Pages 

l'envers  d'une  revue 1 

ROMULUS 43 

LA  REPRISE  DES  Forçuts  de  l'Honneur 69 

COMMENT   ON   COLLABORE Io3 

LE   BÉNÉFICE   DE   FONTENOY , 117 

LES   FOLLES  DANSEUSES , 140 

RECTIFICATIONS : l55 

UN   GALA  AUX  FOLIES-PLASTIQUES I77 

LE   MARIAGE  d'aNTONIA 197 

UN   SECRÉTARIAT 257 

PLUMAGEOT   CONTRE   LAFERNET 279 


FIN     DE      LA     TABLE 


IMPRIMERIE    EMILE    MARTINET,    RUE    MIGNON,    2 


T 


lu 


PQ  Dreyfus,  Abraham 

552  Scènes  de  la  vie  de  théâtre 

D7  ?1 


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